agraphies et hypergraphies
L’écriture est réalisée de la manière la plus aisée par la main dite dominante, c’est-à-dire la plus habile mais il s’agit d’une aptitude qui peut être exercée même maladroitement par tout segment du corps. Les allographes constituent les différentes manières d’écrire les lettres (majuscule, minuscule, script, gothique, ronde, cursive, etc.). L’écriture acquiert tout au long de l’enfance des particularités de réalisation d’un individu à l’autre : ces particularités se stabilisent et permettent, une fois cette écriture connue, de la reconnaître comme l’on reconnaît un individu en entendant le son de la voix. Notre manière d’écrire, donc de former les lettres, pourrait même refléter certains traits de notre personnalité. Toutefois notre capacité d’écrire peut s’exprimer par l’assemblage de lettres choisies soit sur des plaques ou des cubes comme dans des jeux d’enfants, soit sur un clavier de machine à écrire ou d’ordinateur. L’épellation est la manière verbale de dire lettre après lettre l’Orthographeorthographe des mots (encadré 3.1).
Encadré 3.1
1. ÉcriturespontanéeÉcriture spontanée d’une ou plusieurs phrases.
2. ÉcrituredictéeÉcriture dictée :–
d’une phrase : « Le cheval blanc galope à travers l’immense prairie » ;
– de mots réguliers et irréguliers (voir liste ci-dessous) ;
– de logatomes.
3. ÉcriturecopiéeÉcriture copiée de mots des listes ci-dessous.
4. Lecture et épellation des mots écrits.
LISTE. Mots réguliers : bocal, canari, four, rivage, moto, tour, piano, cheval, montagne, mari. Mots irréguliers : album, oignon, croc, agenda, zinc, pied, femme, second, monsieur, août. Logatomes : brupa, rocrin, ripo, jendou, foma, iglu, drito, agrinu, trigalou, tris.
D’après Morin P et al. Les troubles aphasiques du langage écrit. Rev Prat 1991 ; 41 (2) : 117-21.
L’écriture est un geste moteur qui nécessite l’intégrité des sensibilités et de la motricité (d’où par exemple la Micrographiemicrographie parkinsonienne). Comme tout geste moteur, elle nécessite une organisation mettant en jeu des compétences de type « praxique ». L’écriture est aussi une activité visuoconstructive mettant en jeu une importante activité de spatialisation : on écrit ainsi de gauche à droite et de haut en bas. Telles sont les conditions qui permettent à l’écriture de mettre en œuvre la fonction langagière qu’elle représente et à laquelle il convient d’ajouter ses dimensions motivationnelle et émotionnelle.
Les agraphies désignent les difficultés praxiques, visuospatiales ou langagières de « s’exprimer par écrit » en l’absence de paralysie, ou de trouble affectant la coordination des mouvements. Les hypergraphies désignent un comportement excessif d’écriture et en tout cas inadapté à la situation environnementale : elles peuvent ou non s’accompagner d’une Agraphieagraphie.
L’écriture étant un mode particulier et plus tardivement acquis d’expression du langage (tant dans l’histoire de l’humanité que dans l’histoire de chaque homme), un long débat s’est instauré sur l’autonomie ou la dépendance du langage écrit par rapport au langage oral, ce qui renvoyait dans la vague associationniste à la recherche d’un « Centregraphiquecentre graphique » qui pourrait rendre compte de l’existence d’agraphies pures coexistant avec des agraphies aphasiques.
Les agraphies
Séméiologie des agraphies
Les agraphies aphasiques
Elles accompagnent les perturbations du langage oral. L’anarthrie pure de Pierre Marie ne s’accompagne pas typiquement d’agraphie bien que des paragraphies littérales et un déficit de l’épellation, voire un Agrammatismeagrammatisme, puissent être observés. L’écriture est difficile à explorer dans sa composante motrice dans l’aphasie de Broca en raison de l’Hémiplégiehémiplégie : les lettres écrites avec la main non dominante sont donc maladroites, parfois grossies en capitales. Mais les désordres objectivables par l’écriture manuelle ou l’assemblage de cubes alphabétiques montrent des paragraphies littérales donnant à la production, habituellement réduite, un caractère dysorthographique avec parfois un agrammatisme. La Dictéedictée est laborieuse, la Copiecopie de meilleure qualité, l’épellation très déficitaire. Dans les aphasies transcorticales motrices, la production écrite est, comme la production orale, réduite, avec des omissions de lettres ou de mots et une amélioration des performances par la dictée.
Dans l’aphasie de conduction, l’écriture est, à l’instar de la production verbale, truffée de Paragraphielittéraleparagraphies littérales surchargées de ratures et d’autocorrections générant d’autres Paragraphieen cascadeparagraphies en cascade (figure 3.1). Les performances sont meilleures en copie que dans l’écriture spontanée et dictée. Dans l’aphasie de Wernicke, la Jargonagraphiejargonagraphie est en règle générale à l’image de la jargonaphasie, avec des paragraphies littérales et verbales, des néologismes et de la dyssyntaxie. Dans l’alexie–agraphie, dont le « centre de gravité » est pariétal et plus précisément au niveau du Gyrusangulairegyrus angulaire, l’écriture peut être réduite à des « traits informes », ou revêtir un type spatial avec fragmentation des mots, décalages entre les mots, inclinaison de la ligne d’écriture qui peut en outre dépasser les limites de la feuille. Les autres perturbations observées peuvent être paragraphiques ou dyssyntaxiques, voire jargonagraphiques. Elles peuvent s’associer aux autres éléments d’un Syndromede Gerstmannsyndrome de Gerstmann ou à une aphasie sensorielle plus ou moins marquée quand la lésion s’étend vers le Cortextemporalpostérieurcortex temporal postérieur.
Figure 3.1 |
Le syndrome de Gerstmann
Il associe typiquement une agnosie digitale (incapacité de désigner et distinguer les doigts), une indistinction droite–gauche, une acalculie (intéressant le calcul mental et écrit avec un trouble de l’ordonnancement des chiffres et de la disposition spatiale des opérations) et une agraphie reflétant parfois des perturbations apraxiques ; le plus souvent l’Écritureparagraphiqueécriture est paragraphique voire Écriturejargonagraphiquejargonagraphique et améliorée par la copie. La lésion intéresse la région pariétale postérieure de l’hémisphère dominant et en particulier l’aire de jonction entre le Pli courbepli courbe(Gyrusangulairegyrus angulaire) et le Gyrusoccipital moyengyrus occipital moyen (O2). Gerstmann avait initialement interprété l’agnosie digitale comme une amputation sectorielle du Schéma corporelschéma corporel. Ainsi le malade est incapable de nommer, de reconnaître, de désigner, de distinguer ses propres doigts comme ceux de l’examinateur. Il existe aussi des difficultés pour imiter les mouvements des doigts de l’examinateur (« Apraxiedu choix des doigtsapraxie du choix des doigts ») et pour imiter les positions des doigts de l’examinateur alors que les mouvements sont corrects sur instruction verbale (« Apraxieconstructivedes doigtsapraxie constructive des doigts »). Les troubles prédominent sur les trois doigts centraux. Ultérieurement, Gerstmann rattacha le deuxième symptôme cardinal (l’agraphie) aux deux autres symptômes (qualifiés d’accompagnement, à savoir l’indistinction droite–gauche et l’acalculie) en évoquant un dénominateur commun à ce syndrome qui pourrait s’organiser autour de l’agnosie digitale, l’auteur évoquant l’importance des doigts et des mains dans l’écriture, le calcul, l’orientation droite–gauche. Le syndrome est souvent accompagné d’une Apraxieconstructiveapraxie constructive, et parfois d’une Hémianopsielatérale homonymehémianopsie latérale homonyme, d’une Aphasieamnésiqueaphasie amnésique voire d’une Agnosievisuelle agnosie visuelle ou d’une Alexiealexie en cas d’extension postérieure de la lésion. Quand il existe une Aphasiede Wernickeaphasie de Wernicke, l’individualisation du syndrome est impossible à tel point qu’il avait même été proposé que le syndrome de Gerstmann ne soit qu’un ensemble de manifestations liées à une aphasie même légère. Même en reconnaissant, en l’absence ou en dépit d’une aphasie légère, la réalité du syndrome, de nombreuses controverses ont été suscitées par son interprétation soit comme reflétant une même perturbation de base, soit comme l’addition de troubles de nature différente et seulement unis par la topographie lésionnelle. C’est ainsi que Benton (1961) désigna le syndrome comme une « fiction », tandis que l’hypothèse d’un « dénominateur commun » a toujours eu ses partisans : incapacité du sujet à relier spatialement, les uns avec les autres, et avec lui-même, les objets qui font partie d’un tout organisé (Stengel, 1944) ou, plus récemment, désordres visuospatiaux impliquant la manipulation mentale des images (Mayer et al., 1999).
Les agraphies pures
Elles sont rares et surviennent en l’absence de tout trouble du langage oral, de la lecture et même typiquement en l’absence de perturbation praxique. Elles peuvent être liées à une lésion de la partie postérieure de F2 (« Centred’Exnercentre d’Exner »), du Lobule pariétalsupérieurlobule pariétal supérieur, de la Région périsylviennerégion périsylvienne postérieure, voire de structures sous-corticales. Elles ne constituent pas un ensemble homogène : l’épellation est préservée ou non, il en est de même de la copie ; les perturbations vont de la Dysorthographiedysorthographie à la Jargonagraphiejargonagraphie ; on peut observer des Persévérationpersévérations de « traits, de lettres, de syllabes ».