Les tentatives de suicide


Les tentatives de suicide1



Introduction


Le comportement suicidaire (CS) est une des conduites les plus significatives de l’adolescence. D’abord, dans la majorité des pays industrialisés, le suicide est une des premières causes de mortalité de l’adolescent et l’explosion de la prévalence des tentatives de suicide (TS) avec l’entrée dans la puberté sépare sur ce point l’adolescence de l’enfance. Ensuite, le CS révèle les questions essentielles de la psychopathologie de l’adolescent. Premièrement, en disant « je veux mourir », le suicidant (individu qui a réalisé une TS) renvoie au questionnement existentiel propre à tout adolescent qui se confronte au monde extérieur et prend conscience de l’absurdité de son face à face avec le monde. Deuxièmement, la dimension d’impulsivité du geste suicidaire soulève le problème fondamental à cet âge de la prédominance des conduites agies sur les conduites mentalisées. Troisièmement, par le désir de destruction des images internes et le contexte dépressif qui l’entoure, le geste suicidaire représente un échec « du travail de deuil », de déplacement des investissements propres à l’adolescence. Quatrièmement, par l’attaque directe du corps, il illustre la remise en question complète du rapport que l’adolescent entretient avec son corps. Finalement, par la pression sur autrui qu’implique le geste suicidaire, par la réponse que l’adolescent attend de l’adulte, ses parents en tout premier lieu, la tentative de suicide doit être comprise comme un mode de communication, un geste ultime et parfois désespéré de maintenir ou de rétablir une relation aux autres, souvent malmenée jusque-là. La question de la réponse à la tentative de suicide est ainsi posée, avec son corollaire, toujours angoissant pour le thérapeute, du difficile problème des récidives. Cela renvoie aussi à une dernière question propre à l’adolescent, celle d’une entité sociale, dont les comportements ont valeur de langage et permettent de communiquer avec les adultes qui l’entourent. Dans ce sens, le discours social sur la TS, notamment à travers les actions de prévention, est entendu par les adolescents et est susceptible d’influencer leur comportement.


Paradoxalement, malgré l’importance du problème, le statut du suicide dans la psychiatrie est encore en construction. Lorsqu’au début du XIXe siècle, la problématique du suicide est transmise de la religion et la morale à la psychiatrie, cette dernière conçoit d’abord le suicide comme la conclusion fatale d’une maladie mentale. Rapidement, des voix (notamment Esquirol) se font toutefois entendre pour souligner la grande variété des conditions qui mènent au suicide et le point de vue « standard » affirme que le suicide n’est pas toujours la conséquence d’un trouble psychiatrique franc (G.E. Berrios, 1996). Cependant, la problématique suicidaire n’a pas été individualisée pour autant. Ceci est illustré par la nosographie : dans la classification internationale des maladies (CIM-10) comme dans le DSM-IV, ni le suicide ni les tentatives de suicide ne sont répertoriées en tant que catégorie diagnostique principale et on ne retrouve aucun de ces termes (suicide, tentative de suicide, parasuicide, etc.) dans l’index. Dans cette nosographie, le comportement suicidaire reste « attaché » à certains troubles, notamment le trouble dépressif et le trouble de la personnalité borderline dont l’idéation suicidaire et les passages à l’acte sont respectivement des critères diagnostiques. Inversement, dans le sens d’une approche individualisée de la problématique suicidaire, l’approche psychodynamique a proposé le concept de « crise suicidaire » pour tenter de décrire cette situation catastrophique où le sujet vit un moment de rupture relationnelle telle avec lui-même – son corps, sa pensée – et son environnement, qu’il se précipite vers l’issue suicidaire. Ici, les problématiques impulsives et de désespoir prennent une dimension transnosographique, à laquelle vient s’ajouter la dimension de la suicidalité, constituée, de manière chronologique par : les idées de mort, les idées suicidaires, l’intention suicidaire, le geste suicidaire lui-même et, éventuellement, sa récidive (J. Vedrinne et D. Weber, 2000). C’est ainsi qu’émerge dans la dernière version du DSM (DSM-5) la possibilité de caractériser cette dimension suicidaire de manière isolée (APA, 2013 ; M. Oquendo et coll., 2009).


En outre, malgré cette tentative de clarification, et l’apparente simplicité d’un acte qui se montre en tout ou rien (présent ou absent), l’ensemble des études scientifiques se base sur le sentiment subjectif de celui qui déclare avoir effectué une TS ! D’une certaine manière, le sujet s’autodéfinit et c’est à partir de cette base, on ne peut plus approximative, que nombre d’études analysent les multiples variables et facteurs de risque en élaborant des méthodologies supposées rigoureuses. Un groupe de travail international a tenté de définir ce qu’il a appelé le « parasuicide » – terme préféré à « tentative de suicide » pour ne pas prendre en considération la dimension de l’intentionnalité et se limiter à une description aussi neutre que possible de l’acte lui-même (S. Platt et coll., 1992) –, mais à ce jour aucune définition n’a pu être publiée faisant l’objet d’un véritable consensus.


En effet, à côté des TS (où l’intention est déclarée) reste la question des équivalents suicidaires. On désigne sous ce terme ou celui de « conduites suicidaires », un ensemble de conduites au cours desquelles la vie du sujet est objectivement mise en danger du point de vue d’un observateur tiers, alors même que le sujet soit dénie la dangerosité de la conduite incriminée, soit, bien que reconnaissant le danger, dénie toute intention suicidaire à sa conduite. Il existe un continuum allant de la prise de risque, sinon banale du moins fréquente à cet âge, à la conduite dangereuse en passant par les équivalents suicidaires pour aboutir aux TS proprement dites. Ces comportements constituent d’ailleurs des facteurs de risque de TS et on les retrouve dans les antécédents des suicidants : accidents de circulation avec ou sans dommages corporels, pratique de sport à risque sans respect des consignes de sécurité, ivresse aiguë, prise de toxiques, excès de vitesse et non-respect du Code de la route, etc. Certains auteurs élargissent même le spectre suicidaire à l’ensemble des comportements autodestructeurs (P. Jeammet in A. Birraux et D. Lauru, 2012). Cependant, si ces conduites apparaissent incontestablement comme un « jeu avec la mort », une sorte d’ordalie (voir chap. 13), il s’agit plus souvent pour ces sujets de rechercher les signes d’une toute-puissance (nés sous une bonne étoile, il ne peut jamais rien leur arriver !) venant combler un sentiment négatif de soi. Ces sujets ne se reconnaissent pas d’intention suicidaire délibérée. Il convient donc d’être assez prudent et réservé quant à l’utilisation de ces termes, le risque étant de généraliser à l’excès leur usage faisant perdre à la notion de TS et de conduite suicidaire toute spécificité. Il est préférable de parler de « conduites à risque » lesquelles doivent attirer l’attention du clinicien tout en conservant une utile différenciation.


Finalement, au plan pronostic, la problématique de la TS à l’adolescence est dominée par la question de la récidive : celle-ci est d’autant plus fréquente que le premier passage à l’acte est survenu chez un sujet jeune et qui accumule les facteurs de risque.


Dans l’objectif de prévenir les récidives, il faut garder à l’esprit la remarque suivante : un jeune qui fait une TS, c’est d’abord et avant tout un jeune qui veut vivre… mais autrement ! Créer les conditions de ce changement, que celui-ci concerne directement l’individu, son cadre familial ou environnemental, nécessite une évaluation approfondie.


Or, s’il est aisé d’identifier une TS soit par la déclaration de son auteur, soit par la nature des lésions constatées, il est en revanche plus difficile de recevoir l’adolescent et ses proches, en urgence, dès que le risque vital est écarté, pour entreprendre cette évaluation. Nous proposerons un protocole d’évaluation susceptible de guider le clinicien pour mieux accueillir (calmer, contenir et protéger) le jeune et sa famille afin de leur permettre d’élaborer une alternative à l’issue suicidaire, et de poser les conditions d’un véritable changement.



Épidémiologie descriptive



Suicides


En France, comme dans les pays industrialisés d’Amérique du Nord et du Pacifique, le suicide est la deuxième cause de décès derrière les accidents parmi les 15–24 ans. Ailleurs, les guerres et les maladies infectieuses, au premier rang desquelles le Sida, devancent encore le suicide en termes de taux de mortalité (T. Jans et coll., 2012).


En France, bien qu’il diminue depuis 1990 (−34 % entre 1990 et 2006), le taux de suicide des jeunes reste préoccupant. Il a été estimé en 2006 à 6,7 décès pour 100 000 habitants de 15–24 ans (10 pour les garçons, 3,2 pour les filles) soit un total de 522 décès –15% des décès de cette classe d’âge – (DRESS, 2009) et représentait encore 496 décès en 2010 (380 garçon et 116 filles) soit 16,3% des décès de cette classe d’âge (selon l’INSEE) ; ces données, issues des motifs déclarés sur les certificats, amenant probablement une sous-estimation d’environ 20 % (ANAES, 1998).


Ajoutons que la situation est hétérogène selon les régions, la Bretagne présentant la position la plus alarmante pour les hommes (18,6 décès pour 100 000 habitants de 15–24 ans en 2006) comme pour les femmes (5,9), alors que l’Auvergne et la Corse affichent des taux de 3,8 pour les hommes et 0 pour les femmes, respectivement. À l’échelle du continent, les comparaisons situent la France juste sous la moyenne européenne (4,9 pour 100 000 adolescents de 15–19 ans en 2009), les extrêmes étant tenus par la Grèce (1,0) et la Lituanie (20,2 ; T. Jans, 2012).


Bien que probablement sous-estimé et en augmentation à cet âge, le suicide de l’enfant est rare – 0,3 pour 100 000 habitants en 2007, entre 40 et 100 décès chez les moins de 12 ans, 3,5 % des causes de décès entre 5 et 14 ans en 2008 (B. Cyrulnik, 2011) –, puis explose avec l’entrée dans l’adolescence. En France, le taux de suicide des jeunes (6,7) reste cependant plus de 2 fois inférieur à la moyenne tous âges confondus (16,3 pour 100 000 habitants) et plus de 3 fois inférieur à celui des plus de 35 ans (environ 30 pour 100 000 habitants, données OMS, 2007). Cependant, cette proportion est trompeuse, elle apparaît particulière à la France où le taux de suicide est particulièrement élevé chez les personnes âgées, et ne doit pas amener à négliger le suicide à l’adolescence surtout si on considère l’histoire forcément plus courte d’adversité. Pour comparaison, aux États-Unis, où le taux de suicide diminue aussi depuis 1990 (M. Gould et coll., 2003), le taux de suicide des jeunes (10,0) se situe dans la moyenne tous âges confondus (11,0 ; données OMS, 2005). Notons que dans d’autres pays industrialisés, comme la Nouvelle-Zélande ou le Japon, le taux suicide des jeunes dépasse 20 (pour 100 000 habitants) et excède celui des personnes âgées.



Tentatives de suicide


En France, entre 2005 et 2007, chez les 15–24 ans, environ 19 000 séjours/an ont été comptabilisés dans les unités de médecine–chirurgie–obstétrique (MCO) pour tentative de suicide. Concernant les adolescents, le taux d’hospitalisation en MCO pour 100 000 habitants/an est de 433 pour les filles et 126 pour les garçons (DRESS, 2009). Mais la majorité des adolescents suicidants ne sont pas hospitalisés : 20 % dans l’enquête de M. Choquet et S. Ledoux (1994), proportion probablement plus faible aujourd’hui.


La fréquence de l’idéation suicidaire et des TS, faible avant la puberté, augmente après 12 ans pour atteindre un pic en fin d’adolescence et diminuer, surtout chez les filles, jusqu’à la fin de la troisième décennie (contrairement au suicide qui augmente globalement avec l’âge ; données OMS, 2005 et DRESS, 2009). La prévalence chez les adolescents (12–19 ans) est :



Ces taux rejoignent les données de l’enquête YRBS (Youth Risk Behavior Survey) réalisé chez des lycéens Américains qui souligne aussi l’existence d’un gradient comportemental entre (T. Jans et coll., 2012) :





Clinique du geste suicidaire à l’adolescence


La compréhension du geste suicidaire est aujourd’hui appréhendée par l’étude de la crise suicidaire, de manière transnosographique, c’est-à-dire détachée d’une pathologie ou structure de personnalité particulière. Chaque auteur insiste souvent sur une dimension psychopathologique spécifique, néanmoins, quelle que soit l’approche théorique, on retrouve toujours trois points essentiels qui constituent la crise suicidaire :



• la confrontation à une crise existentielle, une expérience introspective insupportable (« je ne peux plus tolérer ») et inacceptable (« je ne veux plus tolérer » car elle est une atteinte à l’identité même, à l’éthique de vie) d’affects déplaisants, d’avoir mal intérieurement (dite « psychache » par Shneidman 1993, voir D. Wasserman et C. Wasserman, 2009 ; F. Dionne et R. Labelle, 2005) ;


• cette crise naît de l’interaction entre des événements négatifs et l’individu. L’environnement négatif confronte à une perte réelle ou symbolique vécue comme vitale par l’individu (mort ; traumatisme ; atteinte à l’intégrité ; honte ; manque d’amour, de compréhension, de repères, etc.). Par ailleurs, la vulnérabilité individuelle tourne toujours autour de deux axes :


– premièrement celui du large complexe de l’impulsivité, appréhendé différemment selon les auteurs : impulsivité (Marcelli, Beck), dysrégulation émotionnelle (Linehan), restriction de pensée (Shneidman), mais qui renvoient toutes à la même tendance à l’agir et dont les emblèmes sont le trouble des conduites et le trouble de la personnalité borderline,


– secondairement, celui de la dimension anxio-dépressive avec sa souffrance internalisée (sentiments d’autodévalorisation, de désespoir, d’impuissance, d’abandon et de désorganisation anxieuse) ;


• enfin, l’idée du suicide comme une solution à ses problèmes : l’élaboration de l’idée, de l’intention et du scénario suicidaire.


L’acte suicidaire correspond à une tentative désadaptée d’autorégulation plus qu’à un profond désir de mort. Il vise à interrompre une montée de tension et d’excitation, une douleur psychique devenue insupportable. Ainsi, schématiquement, explorer la problématique suicidaire équivaut à poser trois grandes questions :



• quelle est la dangerosité du geste suicidaire : où (lieux) ?, quand (moment) ?, comment (moyen : létalité, accessibilité) ?


• quel est le degré d’urgence : degré de l’intentionnalité suicidaire, préparation du geste et existence d’un syndrome de tension présuicidaire ?


• quels sont les facteurs d’adversité et la psychopathologie sous-jacents ?


– quelle est la nature de l’attaque portée à l’intégrité corporelle ?


– quelle est la trajectoire suicidaire ? ou, autrement dit, quel est l’équilibre entre les facteurs de vulnérabilité et les ressources internes et externes de l’individu ? Cette question peut être abordée du point de vue de l’épidémiologie analytique avec la description des facteurs de risque et des facteurs protecteurs individuels, familiaux et environnementaux ou, encore, du point de vue psychodynamique qui éclaire particulièrement sur la vulnérabilité liée à la période de l’adolescence.


Mieux comprendre la crise suicidaire doit permettre de prévenir le geste suicidaire et d’offrir la possibilité d’une autre issue à cette la crise. Ceci d’autant plus que, la plupart du temps, la crise se construit progressivement dans la durée, le sujet témoigne de son intention suicidaire à ses proches, et consulte un professionnel de santé dans les semaines ou les mois qui précèdent son passage à l’acte. Dans ce cas, l’adolescent n’exprime souvent spontanément qu’une plainte somatique floue (fatigue, douleurs, etc.), un malaise général mais n’évoque pas ses idées suicidaires. Il risque alors de se faire prescrire un médicament qui, malheureusement, sera parfois utilisé pour la TS.


Pourtant, si on en fait la recherche, on retrouve généralement les signes d’une « crise suicidaire ». Et, si on l’interroge par des questions directes, dans un climat d’empathie, l’adolescent pourra reconnaître ses idées auto-agressives ou suicidaires : « Avez-vous déjà pensé ou pensez-vous à vous faire du mal ? Si oui : depuis quand ? Avec quelle fréquence ? S’agit-il de pensées suicidaires ? Avez-vous l’intention de vous tuer ? Avez-vous déjà pensé à la manière de le faire ? » En outre, on repérera d’autres facteurs entrant dans la construction de l’issue suicidaire au premier rang desquels les symptomatologies anxio-dépressives et impulsives.


Mais révéler la crise suicidaire ne suffit pas. Le travail clinique ne fait que commencer (voir Protocole d’évaluation, voir infra). Cependant, il est possible que le clinicien, au milieu d’une consultation tout-venant et dont la salle d’attente est embouteillée, ne dispose pas du temps nécessaire pour poursuivre immédiatement cette investigation. Il est alors toujours possible d’engager le travail thérapeutique :



Dans l’expérience clinique des auteurs, ce rapport de réalité et de sincérité avec l’adolescent lui permet toujours d’attendre, de revenir et de pouvoir parler à son médecin avec le sentiment d’être entendu et éventuellement compris.



Dangerosité du geste : où, quand, comment ?




Moyens et accessibilité


Concernant le suicide des 15–24 ans, le décès est souvent la conséquence du recours à des moyens à fort potentiel létal (Données Inserm citées par X. Pommereau, 2005) :



Concernant la TS entre 15 et 24 ans, l’auto-intoxication médicamenteuse est de loin la méthode la plus utilisée (73,9 % des séjours hospitaliers pour TS parmi les hommes et 82,1 % parmi les femmes entre 2005 et 2007). Le médicament utilisé est souvent celui même qui a été prescrit auparavant à l’adolescent lors d’une précédente consultation. L’auto-intoxication par d’autres produits est plus rare (hommes : 7,4 % ; femmes : 4,1 %). Dans le cas « d’overdose » par injection de drogues, il est difficile de connaître l’intention suicidaire. Signalons que l’étude des « équivalents suicidaires » tend à rapprocher cette population de celle qui commet de véritables TS.


Les TS par phlébotomies justifient aussi un nombre conséquent d’hospitalisations (hommes : 8,4 % et femmes : 6,4 %) et se situent à la limite entre l’automutilation et le geste suicidaire. Les autres modes opératoires représentaient moins de 1 à 2 % des hospitalisations pour TS (DRESS, 2009).


Il est classique de dire qu’il n’y a pas de parallélisme strict entre la létalité du moyen utilisé (en termes de vie ou de mort), l’intensité du désir de mort et la gravité des perturbations psychopathologiques. En effet dans certains cas, des produits de haute toxicité peuvent être absorbés avec des conséquences graves, sans pour autant que le tableau psychopathologique n’apparaisse sévère ; le geste ayant été réalisé de manière très impulsive et/ou sans mesure du danger réel ni intention arrêtée de se donner la mort. Néanmoins, la dangerosité du ou des scénarii doit être explorée : il est constitué par la rencontre du lieu, du moment, du degré de létalité et de l’accessibilité du moyen en jeu. Des mesures préventives de protections doivent être envisagées si nécessaires (voir Protocole d’évaluation et de prise en charge, voir infra).


Finalement, à côté de la méthode proprement dite, d’autres caractéristiques du geste suicidaire éclairent sur la gravité du tableau psychopathologique, notamment le degré d’intentionnalité et l’objet de l’attaque portée au corps (voir plus bas).



Intentionnalité suicidaire



Degré de l’intentionnalité suicidaire


R.C. Kessler et coll. (1999) se sont intéressés au lien entre idées de suicide, projet de suicide et tentative de suicide en population générale. Ils retrouvent logiquement que les idées suicidaires augmentent le risque de projet de suicide et le risque de tentative de suicide ; la présence d’un projet de suicide associé aux idées suicidaires augmente encore le risque de passage à l’acte suicidaire. Le fait d’avoir un projet de suicide augmente également la durée pendant laquelle le risque de tentative de suicide est élevé. En l’absence de plan, les tentatives de suicide ont surtout lieu dans l’année suivant l’apparition des idées suicidaires. Ainsi, la suicidalité peut être conceptualisée comme un continuum comprenant, du risque suicidaire modéré au risque le plus élevé, quatre étapes :



1. les idées de mort (penser à la mort et/ou souhaiter disparaître passivement) qui s’expriment par des pensées du type : « il est bien triste de mourir un jour », « on ferait mieux d’être mort plutôt que de vivre encore », « à quoi ça sert la vie ? », « je préférerais être mort » ;


2. l’idéation suicidaire. Il s’agit ici de l’idée de se tuer et pas seulement de mourir : on trouve d’abord des pensées passagères qui soulagent face à une situation pénible, puis l’idéation devient plus envahissante en termes de fréquence et d’intentionnalité (J. Wandevoorde et coll., 2010) ;


3. l’intention ou projet suicidaire accompagné de l’élaboration d’un scénario (le sujet pense à la manière de se tuer : prise de médicaments, pendaison, etc.) puis de sa préparation (accumulation plus ou moins consciente de comprimés, achat d’une corde, passages répétés devant un lieu propice à la projection) ;


4. le passage à l’acte suicidaire et éventuellement sa répétition.


Cette approche, qui rappelle les quatre stades de résolution de problème de Prochaska et DiClemente (1982) – contemplation, ambivalence, décision et action –, conçoit le suicide comme l’aboutissement d’une cognition négative (et erronée ?). Elle présente l’intérêt de hiérarchiser différents degrés d’urgence en distinguant les situations presque ubiquitaires à l’adolescence (pensées sur la mort) des situations beaucoup plus rares qui doivent alarmer (fantasmes suicidaires obsédants) et justifie l’exploration des idées suicidaires. Cependant, cette conception peut amener à plusieurs confusions qu’il faut éclairer. Premièrement, le suicide et la TS peuvent survenir à n’importe quel stade de ce continuum : par exemple, après une déception sentimentale, alors qu’aucune idéation n’existait jusque-là. Deuxièmement, un écueil est de penser qu’il n’y a qu’une seule voie commune qui mène au suicide et à la TS. Or d’une part, les conditions qui y mènent sont variées et, d’autre part, les populations des suicidants et des suicidés ne se superposent pas totalement. Dans ce sens, M.S. Gould et coll. (1998) remettent quelque peu en cause l’idée du continuum entre idées et tentatives de suicide. En comparant au sein d’une population adolescente tout-venant les sujets ayant eu des idées suicidaires au cours des six derniers mois (7,5 %) et ceux ayant déjà effectué une tentative de suicide (3,3 %), ils constatent que ces deux groupes ont des profils distincts, en termes de comorbidité. Dans leur étude, les TS sont significativement associées à une symptomatologie d’angoisse de séparation et surtout à la consommation de produits, ce qui n’est pas le cas des idées suicidaires. Cependant, une autre manière de considérer le changement (F. Jullien, 2009) permet de lier ces deux constats : en avançant sur le continuum vers son extrémité la plus à risque, la population subie des transformations progressives amenant à alourdir la psychopathologie qu’elle présente. Troisièmement, un individu qui se suicide n’est pas convaincu à 100 % qu’il veut mourir. Il reste très ambivalent par rapport à cette idée, il envoie d’ailleurs souvent des signaux à son entourage : son désir profond est d’être secouru (Shneidman, in F. Dionne et R. Labelle, 2005).


En ce qui concerne le scénario et sa préparation, certains facteurs témoignent d’une forte intentionnalité suicidaire : préméditation, dissimulation du geste, absence de facteur déclenchant explicite, conscience du caractère létal du moyen mis en jeu. Par opposition aux adolescents réalisant un acte « impulsif », non préparé, ceux dont le geste est prémédité et préparé présentent plus de traits dépressifs, de sentiment de désespoir et une rage interne plus élevée (L.K. Brown et coll., 1991).



Syndrome de tension présuicidaire


Dans cette logique d’une progression chronologique avant l’aboutissement de la crise suicidaire et sa sédation par le passage à l’acte, plusieurs auteurs ont tenté de décrire un état particulier de tension « présuicidaire », transnosographique qui précède le passage à l’acte. On note souvent une montée d’angoisse dans les jours ou heures qui précèdent la TS : l’adolescent exprime la crainte de ne « pas tenir le coup », la peur de « craquer », et montre des difficultés à résoudre cette montée tensionnelle par des moyens plus symbolisés ou mentalisés risquant alors de passer à l’acte sur son corps. Ringel a décrit un « syndrome présuicidaire » caractérisé par la triade suivante (T. Jans et coll., 2012 ; J. Vedrinne et D. Weber, 2000) :



Ailleurs, Poldinger insiste sur le calme qui apparaît lorsque la décision est prise (J. Vedrinne et D. Weber, 2000). Ou encore, J. Wandevoorde et coll. (2010) décrivent une altération de la conscience et un état proche de la dépersonnalisation/déréalisation au moment du geste suicidaire. Cependant, le niveau de preuve est faible concernant ces syndromes et ils ne sont pas étudiés spécifiquement chez l’adolescent.


La présence de ces indices, en particulier chez un adolescent ayant déjà des antécédents suicidaires et confronté à des pertes (déménagements, départs d’un ami, deuil) ou des ruptures dans l’environnement (conflits et séparation des parents, rupture sentimentale, etc.) récentes, doit faire craindre un nouveau passage à l’acte et inciter le médecin à prendre des mesures concrètes pour protéger l’adolescent : consultations rapprochées, aménagement ponctuel du cadre de vie sous forme d’une hospitalisation ou d’un placement en foyer, etc.



Nature de l’attaque portée au corps


À l’adolescence, notamment avec les transformations de la puberté, le rapport au corps n’est pas de toute quiétude (voir chap. 6). La nature de l’attaque portée à l’intégrité du corps témoigne des rapports qu’entretien l’adolescent avec lui et peut éclairer sur la psychopathologie :



• attaque portée à la tête, représentant métonymique de la pensée (X. Pommereau, 2005), qui est détruite (arme à feu), asphyxiée (pendaison, strangulation) ou endormie (intoxication « pour dormir ») témoigne de l’intensité d’un conflit psychique en partie mentalisé, ou plus simplement et de manière moins spécifique, de l’expérience introspective insupportable – « je ne peux plus tolérer » – et inacceptable – « je ne veux plus tolérer, car elle atteint à mon éthique de vie » – d’affects déplaisants, d’avoir mal intérieurement (« psychache » Shneidman 1993, voir D. Wasserman et C. Wasserman, 2009 ; F. Dionne et R. Labelle, 2005) ;


• attaque liée à une prise de risque inconsidérée, à un fonctionnement où la recherche de sensation remplace la pensée et où persiste une omnipotence infantile associée à la croyance d’un corps invulnérable et d’une négligence du corps (intoxication éthylique aiguë, overdose, sport extrême, etc.) ;


• les méthodes traumatiques, violentes et désorganisantes, cherchant à mutiler ou anéantir le corps (projection, coup de poignard) témoignent d’une organisation psychopathologique dans laquelle le schéma corporel et la constitution même de l’individualité sont en cause (psychoses en particulier mais aussi traumatismes avec atteinte profonde de l’intégrité) ;


• le geste suicidaire est toujours un message adressé aux proches et à la société, mais dans certains cas c’est cette dimension du corps « social » qui est plus particulièrement attaquée (geste sur le lieu de l’école, au travail).


Dans tous les cas, l’attaque du corps apparaît comme une stratégie autodestructrice qui permet de reprendre la maîtrise de la souffrance et d’inverser le sentiment de passivité, d’impuissance et de discontinuité provoqué par le corps insatisfaisant physiologiquement (handicap, sexualité, etc.), incontrôlable voire persécuteur (corps sexué qui impose l’émergence pulsionnelle et les remaniements psychiques ; souvenir traumatique ; désorganisation).



Équivalents suicidaires et spectre de l’autodestruction


Mais l’acte suicidaire n’est pas la seule stratégie pour sortir de la crise existentielle. À côté des actes clairement suicidaires (avec intention délibérée de se tuer), la prise de risque, avec conscience du risque encouru, ou la conduite ordalique, surtout lorsqu’elles sont accompagnées d’un désir de mort ou au moins d’idées de mort, pourraient être considérées comme un équivalent suicidaire. Un argument dans ce sens est la mise en évidence, chez les adolescents prenant des risques, d’un sous-groupe d’adolescents présentant des symptômes dépressifs (Clark et coll. 1990 ; Carton et coll., 1992) ou d’une psychopathologie anxio-dépressive plus importante chez les adolescents ayant eu au moins deux accidents (D. Marcelli et F. Mezange, 2000).


En outre, à côté de ces véritables « équivalents suicidaires » (liés au geste suicidaire par le jeu avec la mort), on peut élargir le spectre de la suicidalité à l’ensemble des comportements autodestructeurs :



• la recherche de la maîtrise de la conflictualité et des affects, de l’extinction ou de l’appauvrissement des pensées et des sensations apparaît aussi à travers la restriction alimentaire (anorexie restrictive), l’hyperinvestissement obsessionnel de certaines activités stéréotypées (jeux vidéo), intellectuelles (véritable « déclaration de guerre […] de l’esprit à lui-même » : Cioran cité par Fleury in A. Birraux et F. Lauru, 2012) ou sportives (body-bulding), ou l’inhibition (phobie scolaire) ;


• la recherche de l’évacuation du conflit par les conduites agies, le sentiment d’omnipotence et la négligence du corps existent dans les prises de risque où l’intentionnalité suicidaire est présente (équivalent suicidaire proprement dit) mais aussi, plus largement, dans d’autres conduites de rupture (fugue ; opposition ; provocations ; hétéro-agressivité : « on n’agresse jamais que soi-même […] même quand on tue quelqu’un, c’est une partie de soi que l’on tue… », [Green cité par X. Pommereau, 2005] ; négativisme : refus d’apprendre ou de se confronter aux autres, recherche de défonce et d’autosuffisance à travers la prise de produits, etc.) ou de négligence du soin de soi (refus de soin d’adolescents diabétiques) ;


• la lutte contre le sentiment de désorganisation se retrouve dans certaines automutilations majeures (énucléation, castration, amputation, etc.) ou certaines automutilations plus modérées où le sujet cherche à retrouver un sentiment de continuité et éprouve un soulagement lorsque « je vois couler mon sang ».


Cependant, il est préférable de ne pas généraliser la problématique suicidaire et de l’envisager dans sa particularité.



Syndrome de « pseudo-guérison » (D. Marcelli, 2002)


Dans les premiers jours, et parfois même dès les premières heures suivant la tentative de suicide, on assiste fréquemment à un apaisement des tensions : diminution du sentiment de rage interne chez l’adolescent mais aussi des tensions intrafamiliales. Ce soulagement immédiat qu’on pourrait rapprocher d’un effet cathartique rend difficile la prise en charge du suicidant. Ainsi, l’adolescent critique son geste en banalisant les difficultés qui l’y ont conduit et qui semblent avoir miraculeusement cédé. La famille proche, en particulier les parents, se retrouve autour de l’adolescent, les conflits sont momentanément oubliés. Soulagé d’avoir survécu et objet des attentions de son entourage, l’adolescent a tendance à rejeter l’aide qui lui est proposée, la jugeant inutile ; il est souvent soutenu en cela par ses parents en proie à des sentiments contradictoires où se mêlent la tristesse, la culpabilité, le souci pour l’adolescent mais parfois aussi l’hostilité. Objectivement, on observe une détente symptomatique relative : l’adolescent paraît plus détendu, plus optimiste et a tendance à dénier toute souffrance psychique. La symptomatologie dépressive apparaît moins sévère (voir plus bas ; J.C. Maccotta, 1999). Les parents se mobilisent, accordent sur le moment ce qu’ils refusaient auparavant à l’adolescent…


Mais cette proximité retrouvée avec ses parents, rassurante dans un premier temps, relève plus d’une vigilance anxieuse de leur part que d’un véritable changement dans les interactions familiales… et ceci deviendra vite difficile à supporter pour l’adolescent, dont le geste témoigne justement d’une difficulté à se détacher et d’un désir de changement.


En outre, la honte, la découverte du bénéfice immédiat (rapprochement et apaisement des tensions), voire même du sentiment de toute-puissance lié à l’emprise que procure ce geste sur les relations (crainte suscitée chez les professeurs par exemple) risque également de renforcer le comportement suicidaire et de favoriser les récidives.



Épidémiologie analytique : facteurs de risque et facteurs protecteurs


L’étude des facteurs associés à la maladie (facteurs de risque) décrit, aux trois niveaux social, familial et individuel, des facteurs prédisposants, des facteurs précipitants et des facteurs protecteurs. Un facteur de risque n’est pas forcément causal, mais il a une valeur prédictive. Les facteurs prédisposants (de vulnérabilité ou distaux) sensibilisent durablement l’organisme d’autant plus qu’ils apparaissent tôt dans la vie et à certaines périodes critiques du développement. Les facteurs précipitants (proximaux ou situationnels) favorisent d’autant plus le geste suicidaire qu’ils font partie de l’actualité de la situation. Cependant, cette distinction présente certaines limites car la majorité des facteurs possèdent les deux valences et seront plutôt prédisposants ou précipitants selon la période à laquelle ils interviennent : par exemple, la perte parentale précoce favorise la TS à l’adolescence, et la mort récente d’un parent peut être un facteur déclenchant de TS à cette même période. Finalement, les facteurs protecteurs sont des caractéristiques biopsychosociales qui agissent contre le développement de la psychopathologie malgré l’exposition aux facteurs de risque. Ces facteurs interagissent entre eux pour majorer (ou diminuer) le risque et constituer de véritables trajectoires de vie qui mènent au geste suicidaire ou en protège.



Facteurs de vulnérabilité et facteurs précipitants



Facteurs individuels



Antécédent de tentative de suicide et récidive suicidaire

Le facteur de risque le plus puissant de TS est représenté par l’existence d’une TS antérieure : odds ratio entre 1,8 et 17 (Beyondblue, 2011). Dans une population de primo-suicidants, le risque de récidive est d’environ 20 % l’année suivant la TS (enquête européenne ; U. Bille-Brahe et coll., 1995) et de 37 % vie entière (enquête du Haut Comité de santé publique), voire encore plus chez les filles suicidantes (48–81 %). Inversement, parmi les adolescents ayant effectué une TS, on en retrouve 25 à 45 % pour qui il s’agit d’une récidive. Cette question est centrale à l’adolescence car plus un suicidant est jeune plus le risque de récidive est élevé (E. Bobin et Y. Sarfati, 2003 ; Moutia et coll., 1995).


Par ailleurs, la fréquence des récidives est proportionnelle au nombre de tentatives antérieures (A. Hutten et coll., 2001) et cela signe une trajectoire qui peut mener au véritable suicide : M.H. Martunnen et coll. (1993) montrent à partir d’autopsies psychologiques que 66 % des filles (N = 9) et 27 % des garçons (N = 49) suicidés avaient des antécédents de TS. Les travaux épidémiologiques ont bien entendu tenté de dégager des facteurs de risque qui désigneraient plus particulièrement une possibilité de récidive mais les spécificités de cette population sont difficiles à extraire de la population globale des suicidants. Citons certains facteurs, dont le cumul abouti à des différences significatives :



• méthode active chez les filles, TS chez les garçons (U. Otto, 1972), accumulation des TS et faible létalité du geste précédent (D. Brent et coll., 2009) ;


• diagnostic psychiatrique notamment de dépression plus sévère (D. Brent et coll., 2009), de psychose ou de personnalité pathologique, notamment personnalité limite (A. Apter, 1995 ; F. Davidson et M. Choquet, 1981 ; P. Jeammet et E. Birot, 1994 ; U. Otto, 1972) ;


• antécédents d’abus physiques (D. Brent et coll., 2009) et sexuels, dont la seule fréquence semble corrélée à la répétition du suicide (V. Wahl et coll., 1998) ;


• traits impulsifs et anxieux (F. Azkenazy et coll., 2003) ;


• compétences physiques et cognitives plus élevées (A. Apter, 1995) ;


• antécédents familiaux pathologiques, en particulier d’hospitalisation et d’alcoolisme (D. Brent et coll., 2009 ; C. Pfeffer et coll., 1994) ;


• de mauvaises relations familiales : manque de cohésion, manque de soutien, manque d’affection selon l’adolescent, autorité excessive ou insuffisante (avec sentiment de rejet).


En outre, les multirécidivistes représentent une sous-catégorie qui, pour ne pas être très élevée, constitue cependant un problème clinique particulièrement difficile (E. Bobin et Y. Sarfati, 2003). Il s’agit de sujets, plus souvent des filles que des garçons, ayant effectué quatre ou cinq TS, voire plus encore…, souvent sur un mode identique (phlébotomie à répétition, absorptions médicamenteuses itératives), présentant en général des troubles graves de personnalité (impulsivité majeure, dépression grave de type narcissique ou abandonnique, personnalité limite, débilité mentale, etc.). Ces patients « utilisent » la TS soit comme une modalité relationnelle pour faire pression sur leur entourage et obtenir ce qu’ils désirent en menaçant de récidiver, l’emprise relationnelle apportant un soulagement notamment vis-à-vis des angoisses d’abandon ; soit comme un mode de résolution de toute tension ou conflit psychique, manière de passer à l’acte qui soulage dans l’immédiat cette tension ou met à distance le conflit mais qui entrave évidemment la possibilité d’une élaboration mentale. Pour ce type de patients, les tentatives à répétition prennent véritablement le sens d’une conduite d’autosabotage (P. Jeammet, 1990 et 1991) s’apparentant aux conduites addictives faisant écran à la fois à une possible élaboration conflictuelle et à la prise en charge thérapeutique elle-même (J.L. Venisse, 1991). Le suicide reste un risque constant chez ce type de patients, d’autant que les répétitions des TS finissent par entraîner chez les soignants, comme dans la famille, lassitude et indifférence relative face à ce comportement.


Enfin à notre connaissance, il n’existe pas d’études comparant d’une part le mode de prise en charge et la(les) récidive(s), et d’autre part le mode de répétition des tentatives (répétition dont les modes en termes de létalité sont plus graves ou restent identiques, voire parfois se font moins graves). L’impression du clinicien est que la récidive dépend aussi en grande partie des réaménagements individuels et familiaux qui pourront se mettre en place après la première TS, c’est-à-dire la possibilité de changement individuel ou familial. Cela dépend de la capacité du jeune lui-même à accepter les soins, de sa famille à reconnaître dès le premier geste suicidaire la gravité possible de la situation et la nécessité d’une relation de soin.


À défaut de pouvoir prédire le risque de récidive, surtout chez les multirécidivistes qui n’acceptent souvent qu’un suivi ambulatoire, le thérapeute doit toujours évoluer dans un équilibre entre deux attitudes contradictoires :



Une telle contradiction pour être sinon levée du moins partiellement éclaircie suppose que le consultant ou le thérapeute et l’adolescent puissent discuter ouvertement du risque de répétition de passage à l’acte et que les conséquences de cette éventualité aient été clairement envisagées dans les entretiens. Cela permettra au consultant d’adopter une attitude contenante, d’éviter les sur-réactions et de se dégager de l’emprise relationnelle qu’installe la menace suicidaire récurrente. Dans le cas des multirécidivistes, des prises en charge plurifocales sont incontournables.



Pathologies psychiatriques

Concernant le suicide, deux études d’« autopsies psychologiques » (M.J. Martunnen et coll., 1991 : N = 53 adolescents et D. Shaffer et coll., 1996 : N = 160 jeunes de moins de 20 ans) retrouvent :



Dans une étude cas témoins d’enfants et d’adolescents suicidés (N = 55), J. Renaud et coll. (2008) montrent que le risque de suicide abouti est multiplié par environ 40 en cas de trouble dépressif, 7 en cas d’abus/dépendance à l’alcool ou une autre substance et 6 en cas de troubles externalisés (comportements perturbateurs).


Chez les adolescents suicidants (tentatives de suicide), on retrouve les mêmes facteurs psychiatriques (D.A. Brent et coll., 1998 ; H. Chabrol, 1992 ; M.S. Gould et coll., 2003) :



Ce type d’études montre bien la gravité du contexte psychopathologique qui accompagne généralement le suicide et contraste avec le fait qu’une proportion importante de ces jeunes semble n’avoir bénéficié d’aucune prise en charge psychologique avant leur suicide (D.A. Brent et coll., 1988).



Dépression et symptomatologie dépressive

Nous avons vu que le trouble dépressif est la condition psychopathologique la plus fréquente chez les adolescents suicidés et suicidants. Inversement, le taux de TS est important chez les sujets déprimés. Les études rétrospectives retrouvent des taux entre 24 et 46 % avec une prédominance féminine (J.B. Loubeyre, 1990 ; D. Marcelli et H. Fahs, 1995). Le taux de suicidalité apparaît encore supérieur dans les études prospectives :



En outre, plus le syndrome dépressif est sévère, plus le risque suicidaire est élevé immédiatement à l’adolescence et durablement jusqu’à l’âge adulte. Selon M. Gispert et K. Wheeler (1992), dans une population d’adolescents défavorisés, il existe une corrélation significative entre la sévérité de la dépression et l’intensité du risque suicidaire mesuré par l’échelle de Poznanski (intention et gravité du geste). B. Larsson et T. Ivarsson (1998) retrouvent eux aussi une corrélation entre la gravité de la dépression (score à la BDI) et le nombre de tentatives de suicide effectuées, mais ils ne constatent pas de lien avec la gravité du geste. De surcroît, les adultes déprimés ont plus de chance de faire une TS s’ils ont souffert de dépression dans l’enfance. Ceci souligne que ce facteur de risque, s’il est surtout situationnel à l’adolescence, inscrit aussi une vulnérabilité durable jusqu’à l’âge adulte.


Inversement, D.B. Goldston et coll. (1996 et 1998) montrent que, chez les adolescents hospitalisés, c’est une histoire de TS (antécédent de TS ou TS récidivante) qui est associée à une plus grande sévérité de la dépression plutôt que l’existence d’une TS récente et plus encore que l’absence d’antécédent de TS. Cela révèle que la TS est un facteur prédisposant, c’est-à-dire durable dans le temps, à la dépression et à la récidive suicidaire.


Concernant les symptômes dépressifs, certaines études ont cherché à isoler les signes les plus significatifs du risque de TS. En général, l’ensemble des symptômes dépressifs pris individuellement, et en particulier les « cognitions négatives » et la douleur morale, sont des facteurs de risque de TS (Beyondblue, 2011). Ils entrent dans la constitution du syndrome dépressif caractérisé mais sont pris en compte, indépendamment de la dépression, par les multiples théories cognitives qui tentent d’appréhender le problème du suicide de manière transnosographique. Parmi les cognitions négatives retenues, on peut citer : le désespoir, le sentiment d’impuissance, les ruminations négatives, le sentiment d’être un poids pour les autres (Rudd et coll. in D. Wasserman et C. Wasserman, 2009).


En outre, l’idéation suicidaire est à rechercher. Comme nous l’avons vu concernant le continuum de la suicidalité (voir plus haut), l’idée suicidaire précipite le risque de projet et de TS (R.C. Kessler et coll., 1999). Précisons que dans une étude sur des adolescents hospitalisés à Montréal, J.C. Maccotta (1999) montre une nette prédominance de la thymie dépressive et plus encore du diagnostic d’EDM chez les adolescents qui ont des idées suicidaires (IS) par rapport aux adolescents qui ont effectué une TS. Contrairement à ce que l’on pouvait penser, il y a plus de déprimés chez les premiers (IS) que chez les seconds (TS). Ceci montre clairement qu’il convient de ne plus considérer les idées suicidaires sans passage à l’acte comme une forme bénigne d’expression suicidaire, car elles majorent le risque de TS et dépression, cette dernière majorant à son tour le risque de TS.


Inversement, les adolescents qui ont réalisé des TS pensent plus souvent à la mort en général, à leur propre mort, et préparent plus souvent un nouveau passage à l’acte. R.E. Roberts et coll. (1998) ont évalué dans une étude en population générale adolescente que la présence d’antécédents de TS multiplie les idées de mort par 5, les idées de suicide par 7 et les projets suicidaires par 11, ce qui explique les chiffres élevés de récidive. C’est également ce que constatent D.B. Goldston et coll. (1996) chez des jeunes hospitalisés : les idées suicidaires sont présentes chez 23,8 % des non-suicidants et 52,5 % de ceux ayant déjà effectué une tentative de suicide, et ce à distance de leur geste suicidaire. Autrement dit, s’il existe un effet de soulagement immédiat par le passage à l’acte (symptomatologie dépressive moindre chez les suicidants que les idéateurs non suicidants), la tentative de suicide ne résout donc pas les difficultés du jeune et la prise en charge est nécessaire.


Ces constats sont à la base de la construction d’échelles de dépistage. Par exemple, C.K. Kienhorst et coll. (1991) ont ainsi comparé 48 adolescents suicidaires et 66 adolescents déprimés sans antécédents suicidaires. À partir d’un entretien semi-structuré, ils ont fait émerger sept variables notées 0 ou 1 : prise de poids, perte d’énergie, absence du père, pessimisme, désespoir, antécédents de projet suicidaire, risque de réussite de suicide selon sa gravité. Une note supérieure à 4 permet de repérer la probabilité de survenue d’une tentative de suicide avec une sensibilité de 90 % et une spécificité de 83 %. Un an après la première évaluation, 5,4 % des déprimés non suicidants ont fait une première tentative de suicide et 12,5 % des suicidants une récidive. Tous avaient un score supérieur à 4. Certes, il ne faut pas confondre l’analyse épidémiologique et l’attitude clinique individuelle. Cependant, ces études montrent l’impérieuse nécessité d’une évaluation et d’un soin après le geste suicidaire, quelle que soit sa gravité apparente, mais aussi face à une symptomatologie dépressive et une idéation suicidaire.



Troubles anxieux et autres troubles internalisés

Les données concernant les troubles anxieux sont moindres, mais ils précipitent aussi les TS. Parmi eux, il faut citer :



Plus largement, les troubles internalisés multiplient le risque de TS par 8 (Beyondblue, 2011).


Il faut aussi rappeler que ces troubles anxieux sont facteurs de résistance et s’associent à la dépression et l’abus de substances. Selon A.L. Beautrais et coll. (1996), le rôle des troubles anxieux comme facteur de risque suicidaire disparaît quand on tient compte de ces intercorrélations (dépression et abus de substances), alors que, selon D.B. Golston et coll. (2009), c’est l’inverse : l’association TS–trouble panique persiste alors que l’association abus–TS qui disparaît en analyse multivariée.



Impulsivité et trouble des conduites

Le geste suicidaire comporte souvent une dimension d’apparente impulsivité ce qu’un bon nombre de jeunes semblent confirmer en déclarant qu’une heure avant leur geste ils ne savaient pas encore qu’ils allaient « faire ça ». Cependant, le caractère impulsif d’un geste ne doit pas amener à conclure à l’absence d’intentionnalité. En effet, les enquêtes épidémiologiques montrent que le jeune impulsif a souvent fait part de ses intentions suicidaires à des proches, pairs ou plus rarement adultes, dans les semaines ou les jours précédents son geste. Lorsqu’elle existe, cette dimension d’impulsivité, se repère par les comorbidités « agies » (troubles externalisés). En outre, elle est souvent majorée par un climat général de tension, de rupture ou de désorganisation (externe et/ou interne) qui semble renforcer l’habituelle tendance impulsive (voir chap. 12). Les défenses par le passage à l’acte externalisé sont sollicitées, mais si elles ne suffisent plus à évacuer la souffrance dépressive alors un véritable passage à l’acte suicidaire peut survenir.


Un trouble externalisé – trouble des conduites (TC) ou comportement perturbateur – ainsi est retrouvé chez environ la moitié des suicidés (D. Shaffer et coll., 1996) comme des suicidants (D.B. Goldston et coll., 1998). Et pour certains auteurs, le TC augmente le risque de suicide même en l’absence de trouble de l’humeur, par le biais de l’impulsivité (J. Renaud et coll., 1999). Dans ce sens, pour L.K. Brown et coll. (1991), les TS « impulsives » présentent un niveau de dépression en général moins élevé que les TS « préméditées ». Cependant, les résultats épidémiologiques ne vont pas tous dans le sens d’un lien entre TS et TC. B. Larsson et T. Ivarsson (1998) constatent ainsi dans leur population d’adolescents hospitalisés en service d’urgence qu’il y a moins de TS chez les adolescents ayant des troubles des conduites que chez ceux ayant un autre diagnostic psychiatrique non thymique (à savoir dans leur étude : un trouble émotionnel, un trouble de la personnalité, un trouble de l’adaptation ou un trouble psychotique). De même, pour M.S. Gould et coll. (1998), les troubles des conduites augmentent le risque d’idées suicidaires (et encore, seulement chez les garçons) mais pas le risque de TS. Néanmoins, il existe probablement ici un biais de confusion par les codiagnostics à composante impulsive.


En réalité, selon D.B. Golston et coll. (2009), la complexité provient d’une interaction avec l’EDM : le TC est réellement un facteur de risque, mais il n’augmente le risque suicidaire qu’en cas d’association avec un EDM, majorant alors le risque de TS.


Finalement, cela rejoint le point de vue psychodynamique selon lequel le trouble des conduites et la personnalité psychopathique ou antisociale apparaissent souvent comme des aménagements défensifs, des processus de lutte contre les affects dépressifs ; ils pourraient constituer un facteur de protection contre le risque suicidaire tant que ces aménagements défensifs sont efficaces bien qu’il y ait d’autres prises de risque et un mépris inconsidéré pour sa propre santé qui peuvent mettre en danger la vie du sujet. Il ne s’agit pas alors à proprement parler de comportement suicidaire, le désir conscient de mourir n’étant pas présent mais plutôt « d’équivalent suicidaire » par analogie à ces modalités défensives qui sont définies comme des « équivalents dépressifs » (voir Les équivalents suicidaires, voir supra et chap. 9).

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Les tentatives de suicide

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