Le problème de la dépression


Le problème de la dépression1


Les variations d’humeur des garçons et des filles âgés de 13 à 20 ans ont été négligées et souvent attribuées au processus normal d’adolescence. Certes, on constate chez de nombreux adolescents une humeur dépressive mais pour les adolescents qui traversent une véritable période dépressive (épisode dépressif caractérisé, dépression chronique, trouble bipolaire), deux tiers d’entre eux ne sont pas médicalement et/ou psychologiquement soignés. Les conséquences de ces périodes dépressives sont pourtant nombreuses et parfois graves. Elles sont à l’origine d’échecs scolaires, de troubles du caractère, de conduites suicidaires et surtout de conduites de dépendances (M. Corcos et coll., 2003).


Avec l’entrée dans l’adolescence, la prévalence de la dépression caractérisée explose pour atteindre, en fin d’adolescence, une prévalence vie entière de 15–20 %, ce qui est identique à celle de l’adulte. Cependant, le constat de cette continuité avec l’adulte ne doit pas faire méconnaître les particularités liées à l’âge : l’expression comportementale, l’irritabilité et la réactivité de l’humeur, la fréquence de l’agitation ou des délires sont des formes trompeuses et la dépression peut passer inaperçue.


En outre, les formes « masquées » se manifestent différemment selon le sexe. Les filles manifestent des préoccupations sur l’image de leur corps, leur poids, des douleurs plus ou moins diffuses qui n’inquiètent pas au premier abord mais dont l’intensité, la persistance et surtout la dimension d’appel implicite doivent être tout particulièrement évaluées. Les garçons expriment plutôt leur souffrance dépressive sous une forme comportementale : agressivité, conduites à risque, déchargeant ainsi cette tension masquée par une apparente insolence ou des réactions de prestance.


À l’origine de ces dépressions de l’adolescence, on retrouve certes des vulnérabilités neurobiologiques, mais à cet âge, les facteurs environnementaux sont essentiels : événements de vie négatifs, familiaux (deuil, parent déprimé, conflits familiaux, divorce) ou existentiels (déception sentimentale, échec scolaire, maladie physique), ou plus largement sociaux : à cet âge où l’espoir et l’idéalisation sont des mouvements naturels, la pression culturelle et sociale actuelle pousse certains jeunes à vivre le monde comme décevant, trop contraignant ou inquiétant par rapport à l’avenir. Les adolescents suicidaires dessinent ainsi des trajectoires de vie marquées par l’adversité dont nous verrons qu’elles peuvent schématiquement suivre deux lignes :



Enfin, nous verrons que les transformations de l’adolescence remettent en jeu des éléments constitutifs de l’organisation dépressive. Ainsi, à côté des aménagements de la subjectivation (R. Cahn, 1998) ou de la dépendance (P. Jeammet et M. Corcos, 2001), de nombreux auteurs considèrent que le processus d’adolescence expose à la dépression et se caractérise par des aménagements défensifs concernant la question humaine très générale de la dépressivité, ce qu’en d’autres termes on pourrait énoncer comme le maintien plus ou moins fragile de l’équilibre personnel entre illusion et déception (A. Braconnier, 2003). Approfondir cette articulation, pour chaque situation singulière, permettra de remobiliser l’adolescent déprimé et de l’accompagner, dans un mouvement de deuil, vers de nouveaux investissements.



Clinique


Historiquement, bien que Maudsley ait décrit dès 1867 la mélancolie et la manie chez l’enfant, ce trouble passe sous silence durant la première partie du XXe siècle. C’est l’approche psychodynamique qui, à partir des années 1950, se réintéresse à la dépression de l’enfant et de l’adolescent en mettant en avant son expression particulière par des équivalents dépressifs et des dépressions masquées. Finalement, les premières données chiffrées sont présentées au Congrès de l’Union européenne des pédopsychiatres, en 1971 à Stockholm, permettant alors la reconnaissance de ce trouble (V. Vantalon et coll., 1999). Le concept psychodynamique d’équivalent dépressif est ensuite critiqué pour recouvrir trop largement le champ de la psychopathologie de l’enfant et la position consistant à préférer l’unicité des critères cliniques à travers les différents âges de la vie s’impose progressivement avec l’avènement des classifications diagnostiques et statistiques. Ainsi, aux grandes variations de la sémiologie de la dépression à l’adolescence répondent des perspectives différentes chez les cliniciens qui ont encore été à la source de débats autour de l’élaboration du DSM-5. Schématiquement, deux conceptions se côtoient :



• l’approche nosographique des classifications internationales propose des critères diagnostiques rigoureux, basés sur le modèle de la dépression caractérisée de l’adulte ;


• le point de vue psychodynamique, qui s’intéresse aux mécanismes psychiques d’adaptation ou de défense, souligne l’existence :


– d’une « ambiance dépressive » normale à l’adolescence, notamment liée au travail de deuil rendu nécessaire par le bouleversement pubertaire,


– d’une présentation volontiers « masquée » de la dépression à cet âge. Précisément, on parle d’une véritable « dépression masquée » lorsqu’on retrouve, derrière les symptômes ou conduites de premier plan, les critères de la dépression caractérisée, alors que le terme « d’équivalent dépressif » doit être préféré lorsque ces manifestations sont isolées et les affects dépressifs déniés traduisant plutôt une résistance pathogène au travail de deuil. Dans ce dernier cas, l’expérience clinique montre que les symptômes dépressifs émergeront souvent, plusieurs mois ou années plus tard, dans le cadre de la psychothérapie,


– de tableaux cliniques particuliers à cet âge : dépression d’infériorité, d’abandon, anaclytique, délirante.


Les risques de cette approche, qui compare deuil et dépression, sont, d’une part, de banaliser et méconnaître une véritable souffrance dépressive et, d’autre part, d’élargir le diagnostic à tous les échecs du travail de deuil (équivalent dépressif). L’intérêt de l’approche nosographique est de proposer des critères diagnostics relativement clairs qui permettent des mesures de prévalence, la reconnaissance de l’ubiquité des troubles de l’humeur à l’adolescence et de son unicité avec la pathologie de l’adulte. Sa limite est qu’en réifiant les critères d’exclusivité elle promeut une vision figée des troubles, elle se désintéresse des voies de transformation à l’œuvre entre le normal et le pathologique et dénie la part développementale de dépressivité. Si le risque de la première approche est de banaliser la dépression, en miroir, la seconde risque d’amener à une surmédicalisation. En pratique, ces modalités de compréhensions ne s’opposent pas, elles sont, pour peu qu’on évite les confusions, plutôt complémentaires et se rejoignent même sur plusieurs points.



Données épidémiologiques


Ces différentes positions expliquent les variations importantes concernant les taux de prévalence et d’incidence de la « dépression » à l’adolescence. Prend-on en compte l’épisode dépressif majeur (EDM) uniquement, la dysthymie, les symptômes subdépressifs, la dépressivité ou les équivalents dépressifs ? Prend-on en compte, comme période de référence, uniquement l’état actuel ou celui des trois, six, dix-huit derniers mois, voire plus ? Se base-t-on sur des entretiens cliniques ou sur des échelles d’évaluations – instruments d’allure scientifique, dont la construction soulève ces mêmes questions et variations potentielles, et qui considèrent rarement les critères d’accumulation, de durée, de retentissement et d’exclusion pris en compte par les cliniciens ? De plus, la source d’information influe grandement sur les résultats : les taux sont les plus élevés quand l’adolescent lui-même est l’informateur, un peu moins quand il s’agit des parents ou des enseignants, beaucoup moins quand il s’agit de professionnels de santé mentale, psychiatres ou psychologues. Dans ces conditions que reflètent les chiffres abondamment publiés (T. Morin, 2008) ? L’étude de Fahs et coll (1998) sur une population d’adolescents scolarisés (12-20 ans) objective bien ces écarts : 37% présentent une plainte et/ou une sémiologie d’allure dépressive ; mais ce taux chute à 7% si on se limite aux critères diagnostiques de l’EDM selon le DSM-III-R.


Ainsi, les taux de prévalence varient selon la méthode, la période, l’âge, le sexe. Pour la dépression caractérisée de l’adolescent, les taux de prévalence varient :



• sur 3 mois entre 0,03 (E.J. Costello et coll., 1996) et 4,4 % (Bailly et coll., 1990) ;


• sur 6 mois entre 0,4 et 3,6 % (F. Verhulst et coll., 1997) ;


• sur 1 an entre 2,2 et 16,7 % (D.M. Fergusson et coll., 1993). Dans une méta-analyse, Costello et coll. (2006 : 36 études, 60 000 patients) retrouvent un taux de 2,8 % (écart type de 5 %) chez les moins de 13 ans, et de 5,6 % (écart type de 3 %) entre 13 et 18 ans, avec dans cette tranche d’âge une différence selon les sexes (5,9 % chez les filles et 4,6 % chez les garçons).


En France, des données récentes chez le jeune (15–25 ans) rapportent une prévalence de l’EDM de 3,8 % sur 1 an, et de 13,4 % sur toute la vie (avec 8,2 % d’EDM léger/modéré et 5,2 % d’EDM sévère ; C. Chan-Chee et coll., 2009).


Ainsi, les travaux de synthèse retiennent que la prévalence sur 1 an de la dépression caractérisée, faible chez l’enfant (< 2 %) augmente rapidement avec la puberté pour atteindre 4 à 5 % en fin d’adolescence, ce qui correspond à une prévalence vie entière de 15–20 % en fin d’adolescence et équivaut à la prévalence chez l’adulte (A. Thapar et coll., 2012).


Mais le spectre dépressif est plus large encore à l’adolescence. À côté de cette dépression caractérisée (ou « majeure »), on évalue entre 0,6 et 8 % la prévalence du trouble dysthymique (AACAP, 2007) et à 1 % celle du trouble bipolaire (voire 0,1 % si on ne prend en compte que le trouble bipolaire typique de type I (P.M. Lewinsohn et coll., 1995). En outre, il existe des syndromes subdépressifs et plus largement une « ambiance dépressive » (cafard, envie de pleurer, idées suicidaires, asthénie, sentiment de déprime) à l’adolescence, dont les taux varient de 5 % – pour les pensées suicidaires chez les garçons – à 47 % – pour la fatigue chez les filles (Choquet et coll., 1988).


Par ailleurs, il a été suggéré une augmentation de la prévalence du trouble dépressif depuis 1940 (M. Weissman et coll., 1999) avec un âge de début plus précoce (Burke et coll., 1991), mais cette question reste débattue et une méta-analyse ne retrouve pas cette augmentation entre 1965 et 1995 (E.J. Costello et coll., 2006).


Concernant le sexe, alors que chez l’enfant l’incidence de l’épisode dépressif caractérisé est égale dans les deux sexes voire supérieure chez les garçons, elle devient supérieure chez les filles autour de l’âge de 14 ans (T.J. Wade et coll., 2002) et, plus précisément, au stade III de Tanner (A. Angold et coll., 1998 et 2002), le sex-ratio pour l’EDM et les tentatives de suicide atteignant 2:1 après la puberté. Néanmoins, dans certaines conditions (trouble neurodéveloppemental ou maladie somatique) cette différence n’est plus retrouvée (A. Thapar, 2012).


Finalement, une autre donnée importante est que l’adolescence est la classe d’âge qui a le moins recours aux soins face à la dépression (27,5 % seulement) ceci étant encore plus prononcé pour le sexe masculin (B. Lamboy et coll., 2007).



L’épisode dépressif majeur (EDM)


Le diagnostic d’épisode dépressif majeur (ou caractérisé) du DSM (tableau 9.1) repose, comme chez l’adulte, sur l’association d’un facteur endogène (humeur dépressive et/ou irritable, perte d’intérêt et de plaisir, ralentissement psychomoteur et troubles instinctuels), d’un facteur cognitif (cognitions négatives et pensées de mort), de critères d’intensité (symptômes présents la majorité du temps, pendant au moins deux semaines, responsable d’une souffrance cliniquement significative et/ou retentissant sur le fonctionnement) et d’exclusion (APA, 2013 ; M.B. First, 2011 ; Sherbrooke University, 2012).




Tableau 9.1


Épisode dépressif majeur



A. Au moins cinq des symptômes suivants doivent avoir été présents pendant une même période d’une durée de deux semaines et avoir représenté un changement par rapport au fonctionnement antérieur ; au moins un des symptômes est soit (1) une humeur dépressive, soit (2) une perte d’intérêt ou de plaisir.


N.B. : ne pas inclure les symptômes qui sont manifestement imputables à une autre affection médicale.


(1) Humeur dépressive présente pratiquement toute la journée, presque tous les jours, signalée par le sujet (p. ex. se sent triste ou vide) ou observée par les autres (p. ex. pleure). N.B. : éventuellement irritabilité chez l’enfant et l’adolescent.


(2) Diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour toutes ou presque toutes les activités pratiquement toute la journée, presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres).


(3) Perte ou gain de poids significatif en l’absence de régime (p. ex. modification du poids corporel en un mois excédent 5 %), ou diminution ou augmentation de l’appétit presque tous les jours. N.B. : chez l’enfant, prendre en compte l’absence de l’augmentation de poids attendue.


(4) Insomnie ou hypersomnie presque tous les jours.


(5) Agitation ou ralentissement psychomoteur presque tous les jours (constaté par les autres, non limité à un sentiment subjectif de fébrilité ou de ralentissement intérieur).


(6) Fatigue ou perte d’énergie presque tous les jours.


(7) Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée (qui peut être délirante) presque tous les jours (pas seulement se faire grief ou se sentir coupable d’être malade).


(8) Diminution de l’aptitude à penser ou à se concentrer ou indécision presque tous les jours (signalée par le sujet ou observée par les autres).


(9) Pensées de mort récurrentes (pas seulement une peur de mourir), idées suicidaires récurrentes sans plan précis ou tentative de suicide ou plan précis pour se suicider.


B. Les symptômes induisent une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants.


C. Les symptômes ne sont pas imputables aux effets directs d’une substance ou d’une autre affection médicale.


D. L’épisode ne répond pas au critère de trouble schizo-affectif et ne se superpose pas à un autre trouble psychotique.


E. Il n’y a jamais eu d’épisode maniaque ou hypomaniaque


Note : la réponse normale et attendue en réponse à un événement impliquant une perte significative (ex : deuil, ruine financière, désastre naturel), incluant un sentiment de tristesse, des ruminations, de l’insomnie, une perte de l’appétit et une perte de poids peut ressembler à un épisode dépressif. Bien que ces symptômes puissent être considérés comme adapté à la perte, l’existence d’un épisode dépressif majeur associé à cette réponse normale doit être attentivement évaluée. Pour cela, le jugement clinique doit prendre en compte l’histoire individuelle et les normes culturelles concernant l’expression de la souffrance en relation avec une telle perte.


Ce diagnostic catégoriel regroupe des réalités cliniques hétérogènes en termes d’intensité et de retentissement. Certaines sont compatibles avec le maintien des activités sociales, d’autres justifient d’une prise en charge en urgence. Le DSM-5 invite à préciser des critères pertinents pour le pronostic et la prise en charge (APA, 2013) :



Comparativement à l’adulte, la dépression de l’adolescent risque de passer inaperçue pour plusieurs raisons :



1. l’adolescent exprime rarement ouvertement une plainte de nature dépressive, et manifeste plutôt des comportements non mentalisés : inhibition, retrait, attitudes négatives, opposition, agressivité. Par contre, il peut reconnaître sa souffrance si on la nomme ;


2. l’humeur est souvent irritable, voire hostile, plutôt que triste, ce qui favorise des contre-attitudes agressives plutôt qu’empathiques. Il convient ici de distinguer l’irritabilité (symptôme s’inscrivant dans la relation : l’adolescent « s’énerve » trop facilement quand il parle avec quelqu’un même si la discussion est en apparence agréable) de l’impulsivité (symptôme s’inscrivant dans le registre pulsionnel : l’adolescent « s’énerve » quand il n’obtient pas ce qu’il désire ou veut même quand il est seul, par exemple en faisant quelque chose ; voir plus bas) ;


3. l’humeur et le ralentissement peuvent garder un caractère « réactif », c’est-à-dire que l’adolescent garde la capacité de se remobiliser à certains moments de la journée, dans certaines circonstances (bonne nouvelle par ex.), pour certaines activités ou relations laissant croire à de la paresse ou de la mauvaise volonté lorsqu’il n’arrive pas à se remobiliser ;


4. encore plus atypique, l’inversion de la symptomatologie est plus fréquente chez le jeune : agitation, hyperactivité et passages à l’acte plutôt que figement ; et hypersomnie, augmentation de l’appétit et hyperphagie plutôt qu’insomnie et anorexie ;


5. parmi les cognitions négatives, le désespoir et le sentiment d’impuissance sont plus fréquents à l’adolescence qu’aux autres âges de la vie, mais on retrouve aussi la baisse d’estime de soi (plus caractéristique de l’enfance), le sentiment d’indignité, le pessimisme et la culpabilité (plus caractéristiques de l’âge adulte ; Inserm, 2002). Elles s’expriment dans la sphère scolaire et relationnelle ;


6. l’idéation suicidaire est parfois retournée en une fascination pour la mort à travers la musique, l’écriture ;


7. les formes délirantes sont plus fréquentes à cet âge que chez l’adulte.


Face à cela, l’entourage repère la rupture dans le fonctionnement : « on ne le reconnaît plus… », et, si on le questionne, l’adolescent peut reconnaître sa souffrance : il se dit « morose », « la tête vide », « les nerfs à fleur de peau », reconnaît son incapacité à se concentrer car il a la « tête prise » et son sentiment d’impuissance et de dévalorisation face au décrochage scolaire par exemple. Nommer cette souffrance peut déjà avoir un effet de soulagement.


Finalement, l’EDM doit être recherché devant tout problème psychopathologique à l’adolescence surtout s’il se répète et s’accumule. Sur ce point, le modèle descriptif catégoriel rejoint l’approche psychodynamique. D’abord, l’épidémiologie décrit l’existence d’une voire deux « comorbidités » chez la majorité des adolescents déprimés (Inserm, 2002) : trouble anxieux principalement mais aussi trouble obsessionnel compulsif, trouble du comportement alimentaire, usage précoce et problématique de substances, traits de personnalité pathologique et maladie somatique. Plus largement, l’ensemble des troubles internalisés et externalisés (fugues, conduites sexuelles à risque, etc.) sont des facteurs de risque de dépression, celle-ci favorisant leur survenue ou compliquant leur évolution. D’un point de vue dynamique, la plupart de ces manifestations sont décrites comme des attitudes défensives vis-à-vis de la dépression (équivalents dépressifs) voire des « masques » d’une véritable dépression caractérisée : désinvestissement ou phobie scolaire ; hyperinvestissement obsessionnel de certaines activités (jeux vidéo, sport, scolarité) ou relations (hyperinvestissement d’un groupe de pairs, d’une relation idéalisée) ; conduites centrées sur le corps notamment chez les filles (restriction alimentaire, conduites sexuelles à risque et grossesse à l’adolescence, plaintes somatiques : céphalées, maux de ventre) ; conduites à risque et agressivité notamment chez les garçons (bagarres, fugues, conduites ordaliques, jeux du foulard, consommation de toxiques à visée autothérapeutique ou de défonce). Dans ces cas, démasquer l’achoppement du travail de l’adolescence, voire le véritable trouble dépressif est essentiel pour éviter l’installation de complications durables comme un décrochage scolaire ou une dépendance.



Diagnostics différentiels


En pratique, il est essentiel de savoir repérer lorsque le syndrome dépressif est « induit » par une affection médicale générale ou une substance du fait des implications thérapeutiques différentes (tableau 9.2). Cependant, certaines affections chroniques peuvent aussi être source d’une perte d’estime de soi et d’une véritable dépression, et la prise de toxique peut être un moyen de lutte face à la menace dépressive.



En outre, la principale difficulté est de distinguer l’épisode dépressif caractérisé de la dépressivité normale d’un adolescent. C’est surtout l’intégration des données cliniques dans son contexte diachronique et synchronique, ainsi que la répétition des consultations qui permettent d’améliorer la sensibilité et la spécificité du diagnostic. Il faut prendre en charge l’adolescent lorsque les symptômes marquent une rupture avec l’état antérieur, persistent, retentissent sur le fonctionnement relationnel et scolaire, lorsque les comportements à risque s’accumulent traduisant une lutte antidépressive et lorsque l’idéation suicidaire dépasse le questionnement existentiel normal sur la mort.



Approche psychopathologique de la dépression à l’adolescence



Rappel historique : les composants de la dépression


La dépression est d’abord conceptualisée par comparaison avec le processus de deuil. K. Abraham (1912), le premier, établit un parallèle entre l’angoisse liée à la peur et la dépression liée au deuil. L’angoisse névrotique est issue du refoulement sexuel, ce qui la différencie de la peur : « de la même façon nous distinguons le sentiment de deuil ou de découragement de la dépression névrotique due au refoulement, c’est-à-dire déterminée par des motifs inconscients » (K. Abraham, 1912). Le deuil est l’émoi normal qui correspond à la dépression.


En 1917, S. Freud propose une autre analogie entre d’un côté les troubles psychiques narcissiques (autrement dit les psychoses schizophréniques) liés à la psychologie du rêve, et de l’autre, la mélancolie liée au deuil : « de même que la psychologie des rêves nous permet de comprendre la symptomatologie des troubles psychiques narcissiques, de même l’étude du deuil doit nous permettre de comprendre la mélancolie » (S. Freud, 1917). Ainsi, la comparaison entre deuil et dépression est confirmée : « dans les deux cas les circonstances déclenchantes, dues à l’action d’événements de la vie, coïncident elles aussi, pour autant qu’elles apparaissent clairement. Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. L’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses personnes, pour lesquelles nous soupçonnons de ce fait l’existence d’une prédisposition morbide, une mélancolie au lieu du deuil » (S. Freud, 1917). Mais Freud explicitera peu à peu les différences entre le deuil et la dépression (J.L. Lang, 1976) :



1. le deuil est normal car il est surmonté après un certain laps de temps (le travail de deuil). Il est donc inopportun et nuisible de le perturber ;


2. le deuil présente tous les symptômes de la mélancolie sauf la diminution du sentiment d’estime de soi ;


3. dans le deuil l’objet disparaît définitivement (mort ou perdu) et le travail de deuil implique un processus d’identification, c’est-à-dire intégration par le Moi des qualités de l’objet disparu. Dans la dépression, Freud ajoute trois facteurs supplémentaires :


a. l’objet perdu, qu’il soit réel ou qu’il échappe à la conscience renvoie imaginairement à un objet interne fondamental, un renoncement lié aux premières relations objectales ;


b. la régression narcissique à l’objet perdu : le sujet va l’intérioriser et vivre comme si lui-même était maintenant cet objet ceci expliquant la perte du sentiment d’estime de soi ;


c. l’ambivalence relationnelle : l’objet perdu n’était pas seulement un objet d’amour mais aussi de haine. Le sujet va donc attaquer cet objet intériorisé, le détester et ce mouvement prendra la forme de l’auto-accusation, caractéristique des dépressions : « l’amour pour l’objet qui ne peut être abandonné se réfugie dans l’identification narcissique, cependant que la haine se réfugie sur un objet substitutif, en l’occurrence le Moi, en le rabaissant, le faisant souffrir et en prenant à cette souffrance une satisfaction sadique » (Freud, 1917).


À partir de là, Freud décrit une organisation dépressive en huit points. Abraham en ajoute cinq.


Les huit points de Freud :



Les cinq points d’Abraham qui viennent s’y ajouter :



À partir de 1925, le modèle de S. Freud ou K. Abraham étant globalement conservé, la plupart des auteurs se partagent en deux grandes tendances :



• soit l’accent est mis sur un axe particulier permettant de mieux décrire les différentes formes de dépression et leur étiopathogénie. Ainsi, par exemple, l’accent peut être mis sur la perte de l’estime de soi : la dépression « se définit par la dévalorisation de soi-même, l’autodépréciation douloureuse, elle est dépourvue d’idée consciente de culpabilité ; on est incapable de faire le mal, car on est incapable de faire quoi que ce soit… » (F. Pasche, 1969). L’origine de la dépression serait donc dans les difficultés rencontrées par l’enfant à élaborer l’Idéal du Moi primitif, c’est-à-dire que « …la réalité lui offre assez d’amour pour qu’il trouve des compensations objectales au rabaissement de ses ambitions narcissiques… » ;


• soit l’accent est mis sur une conception psychogénétique et surtout développementale. M. Klein (1934) a décrit l’élaboration de la position dépressive infantile en lien avec la situation du sevrage. Ultérieurement, le sujet est à nouveau confronté à cette élaboration, révélant sa vulnérabilité à la dépression. Les transformations en jeu sollicitent des relations d’objets intériorisées capables de servir de pare-excitation et révèlent le fonctionnement profond et notamment la capacité d’accès ou non à l’ambivalence, auxquels répondent différentes formes de dépressions (voir plus bas ainsi que l’ouvrage Enfance et psychopathologie). De son côté, M. Mahler montre comment la réactivité dépressive de l’individu est liée aux avatars de la phase infantile de séparation–individuation.


À ces conceptions s’ajoute la description d’un effondrement psychosomatique en réaction à la séparation. Spitz (1946) observe qu’un bébé séparé de sa mère précocement (entre 6 et 12 mois) et de manière prolongée présente une angoisse accrue devant l’étranger, une réaction dépressive anaclitique face à cette séparation (carence partielle) pouvant évoluer vers l’hospitalisme si la séparation se prolonge et l’enfant ne retrouve ni sa mère, ni un substitut de qualité suffisante (carence totale). Bowlby (1952) décrit trois phases en réaction à cette séparation : protestation, désespoir et détachement. De manière comparable aux réactions de retrait massif observées chez certains animaux confrontés à des situations de séparation précoces ou même de deuil (Harlow, 1958), le traumatisme de la perte précoce de l’objet d’amour maternel peut se prolonger en un « deuil impossible » et une forme profonde, « psychosomatique » de dépression. Cette approche a été enrichie par les travaux de Engel. Pour lui, cette réponse dépressive psychosomatique, caractérisée par le figement de l’organisme et une certaine manière de « faire le mort », constitue une réponse commune à de nombreux stress, lorsque le danger s’est réalisé. En cela, elle se distingue de l’angoisse, autre réaction normale mais répondant à un danger menaçant. Bien qu’on se rapproche encore de la comparaison entre séparation, deuil et dépression, on s’éloigne ici des conceptions d’Abraham et Freud. Les facteurs innés et environnementaux jouent un rôle fondamental au détriment de l’expérience subjective du sujet. Cette dépression n’est pas inhérente au développement, il n’y a pas de place pour l’agressivité, elle est entièrement liée à un événement extérieur, la perte de l’objet externe provoque le désespoir et l’effondrement de l’estime de soi. Cette conception s’éloigne d’une structure psychopathologique pour se rapprocher d’un affect de base, noyau quasi biologique de la dépression. Mais cette conception ne s’oppose pas à la précédente : Widlöcher (in A. Braconnier et B. Golse, 2010) souligne même que Freud avait ébauché cette proposition dans Deuil et Mélancolie : « Un facteur vraisemblablement somatique, non élucidable par la psychogenèse, se manifeste… »


Sandler et Joffe se situent dans la même lignée. Ils insistent cependant sur la faiblesse du Moi qui reconnaîtrait à travers la dépression son impuissance à l’égard de ses aspirations. L’augmentation des dépressions dans nos sociétés occidentales après la Seconde Guerre mondiale serait ainsi expliquée par le conflit entre le besoin inné des liens d’attachement et l’exigence d’indépendance et d’individualisation (au-delà même de l’autonomie et de l’individuation) avec de plus fréquentes situations de séparation ou de rupture dans nos sociétés contemporaines, sources de fragilité du Moi du sujet. Cependant, ces situations ne sont pas sources systématiques de dépression et ne sont pas retrouvées dans toutes les dépressions. De plus, elles peuvent être à l’origine d’autres états psychopathologiques.


Au total, trois grandes composantes sont décrites dans toute conduite dépressive (D. Widlöcher, 1978) :



Notons ici que la psychodynamique croise l’approche nosographique qui insiste sur trois aspects (dévalorisation, autodestructivité et ralentissement psychomoteur) pour caractériser la dépression comparativement à la réaction normale face à la perte. Ces questions sont essentielles car l’adolescence impose des séparations, des pertes et donc un travail de deuil qui peut s’accompagner d’une dépressivité normale à savoir distinguer d’une véritable dépression caractérisée.



L’adolescent face à la menace dépressive


L’adolescence confronte l’adolescent à une série de changements (répétition des conflits infantiles dans l’après-coup pubertaire, remaniement des investissements lié au second processus de séparation–individuation, et remaniement des équilibres narcissiques et objectaux) d’où peuvent émerger les prémisses d’une dépression.



L’adolescence confronte à la séparation, la perte et la rupture des liens


Ici plusieurs concepts se superposent partiellement : la séparation renvoie d’abord à une différenciation (état de séparation) puis à un écart lié à l’absence ou la perspective de l’absence (expérience de séparation) ; on parle de perte d’objet dans la situation où l’objet n’existera plus jamais comme avant dans la réalité ; de rupture lorsque la brisure du lien est traumatique.


L’adolescence oblige à un déplacement voire un détachement progressif des investissements libidinaux pour investir de nouveaux objets. Ainsi, « à l’adolescence un certain deuil des objets est inévitable » (A. Freud, 1958). Pour P. Blos (1967), l’adolescent réengage un second processus de séparation–individuation. Il se sépare du milieu familial, change de lieu de vie, d’amis, d’activités sociales, scolaires ou professionnelles au grès des circonstances, des obligations et des projets d’avenir. Ces renoncements se font au bénéfice de nouvelles rencontres, de nouveaux intérêts et de nouveaux objectifs. Mais dans cette aventure, des liens sont distendus, voire rompus ; la perte d’objet et la perte narcissique guettent l’adolescent à chaque instant alternativement et souvent simultanément (A. Haim, 1970). Les pertes concernent quatre niveaux :



• le corps : l’adolescent perd la quiétude et la familiarité du corps de l’enfance. La puberté confronte brutalement à des changements corporels, des « ennuis physiologiques », des perturbations instrumentales transitoires. Or, la compensation par l’accession à de nouvelles potentialités et de nouveaux plaisirs est rarement immédiate ;


• les parents : à ce niveau la perte est double. Au début de l’adolescence, c’est le deuil de la mère refuge et de l’état de bien-être idéal d’union avec la mère. En seconde partie d’adolescence, il y a le deuil des objets œdipiens d’autant plus difficile à dépasser qu’il se fait en présence de la personne réelle des parents. « Il ne s’agit plus, comme à l’entrée en latence, de refouler dans l’inconscient l’amour pour l’objet œdipien et d’intérioriser l’interdit du rival, tout en restant dépendant des images parentales et de la relation aux parents. Il s’agit de faire le deuil de l’investissement œdipien et de la dépendance aux parents, tout en aménageant un nouveau mode de relation tant interne qu’externe avec eux » (D. Gedance et coll., 1977) ;


• le groupe : l’adolescent quitte le groupe familial pour entrer dans le groupe des pairs et des adultes, parfois distant du groupe familial au niveau des âges, des idéaux, des aspirations socio-culturelles, des niveaux socio-économiques et des moyens d’existence ;


• le rapport à soi : le remaniement des positions infantiles associé à l’émergence de nouveaux investissements, la concurrence entre les investissements narcissiques et objectaux, et la maturation des instances psychiques obligent à des choix et donc des pertes car : choisir, c’est renoncer. Au niveau de la sexualité, l’adolescent s’oriente progressivement vers un choix d’objet nouveau et doit renoncer à l’omnipotente infantile. Le deuil de la bisexualité correspondrait à l’entrée dans la vie génitale adulte. Par ailleurs, les remodelages du Moi, du Surmoi et de l’Idéal du Moi sont tels que, parfois, l’adolescent ne se reconnaît plus et éprouve un sentiment de perte. En particulier, l’émergence du Surmoi amène au renoncement à la morale parentale, reçue et subie mais qui a construit l’individu, pour une morale personnelle. En outre, l’émergence de l’Idéal du Moi instaure une double confrontation : celle entre l’idéal parental (lié aux images parentales idéales) que l’adolescent désinvesti progressivement et l’image d’objet idéal parfait qui se substitue à la vacuité laissée par le narcissisme perdu de l’enfance (dont l’idéal parental) mais ne tardant pas à son tour à être décevant ; et celle entre la réalité et un Idéal du Moi mégalomaniaque.



L’adolescence confronte au risque de régression narcissique


« Pour autant que l’adolescent se détache de ses objets d’amour infantile, il traverse une longue période où les préoccupations et les objectifs narcissiques sont temporairement privilégiés aux dépens des tendances véritablement orientées vers les objets [objectaux]. » (E. Jacobson, 1964). Alors que l’enfant pouvait faire coïncider les investissements narcissiques primaires et objectaux, avec l’adolescence apparaît un écart irréductible entre la libido narcissique secondaire tournée vers le Moi et la libido objectale qui se tourne vers les objets d’amour génitaux. Tout ce passe comme si ce qui était donné à l’un devait être retiré à l’autre. L’attirance pour l’objet confronte à la dépendance et défie le narcissisme.


Or, la régression narcissique représente une double menace : d’une part, elle contient une fonction désobjectalisante, c’est-à-dire qu’elle rétrécit le champ de l’altérité et met en péril les capacités d’investissement d’objet (Green, cité par A. De Mijolla, 2002) et, d’autre part, elle augmente l’écart entre ce que l’adolescent est et ce qu’il voudrait être majorant la faiblesse narcissique et amenant des sentiments d’infériorité, de honte voire une perte de l’estime de soi sources potentielles d’une véritable dépression.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Le problème de la dépression

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