Le problème de l’agir et du passage à l’acte


Le problème de l’agir et du passage à l’acte1



Introduction2


L’opposition entre conduite agie et conduite mentalisée prend toute son importance à l’adolescence. À cet âge l’agir est considéré comme un des modes d’expression privilégiée des conflits et des angoisses de l’individu. Il se manifeste dans la vie quotidienne de l’adolescent dont la force et l’activité motrice se sont brutalement développées ; il se manifeste également au niveau psychopathologique dans les troubles du comportement qui représente un des motifs de consultation les plus fréquents en psychiatrie de l’adolescence.


Sous le terme d’agir se retrouvent plusieurs types de conduites répondant à des définitions différentes selon les modèles utilisés.



Le modèle de compréhension clinique et phénoménologique


Ici on distingue d’un côté « l’acte » et le « passage à l’acte » de l’autre l’impulsion et la compulsion.


« L’acte » est une conduite spontanée à haute portée positive, volontiers rapide comme un éclair, accomplie sans réflexion mais nullement irréfléchie pour autant. Nous retrouvons fréquemment ces gestes chez l’adolescent évoquant une spontanéité parfois même une culpabilité inconsciente. Beaucoup d’attitudes généreuses en particulier à l’égard des opprimés prennent cette forme.


« Le passage à l’acte » est le plus souvent violent et agressif à caractère fréquemment impulsif et délictueux (A. Porot, 1969). L’expression française « passage à l’acte » a l’inconvénient en psychiatrie d’une utilisation qui limite son usage à des situations violentes et interdites par la loi, le vol en est un exemple. À propos du passage à l’acte, il se pose constamment le problème du difficile et fascinant essai d’arrimage, loin d’être toujours réussi, entre les gestes provocateurs ou insensés de l’adolescent et la parole sensée du monde, dont fait partie le psychiatre ou le thérapeute (F. Millaud et coll., 1998).


L’impulsion désigne quant à elle la survenue soudaine, ressentie comme une urgence, d’une tendance à accomplir tel ou tel acte. Celui-ci s’effectue hors de tout contrôle et généralement sous l’emprise de l’émotion.


La compulsion est un type de conduite que le sujet est poussé à accomplir par une contrainte interne. Cette conduite est complexe et implique toujours une lutte interne. À la différence de l’impulsion, la compulsion peut se manifester dans une action mais également dans une pensée, une opération défensive et même une séquence complète de comportements.



Le modèle de compréhension psychanalytique


De leur côté les psychanalystes distinguent « l’acting out » et les « actes symptômes ».


« L’acting out » désigne les actions présentant le plus souvent un caractère impulsif relativement en rupture avec les systèmes de motivations habituelles du sujet, isolables dans le cours de ses activités, prenant souvent une forme auto- ou hétéro-agressive. Il représente une des vicissitudes du transfert s’opposant à la verbalisation et à la remémoration.


« Les actes symptômes » ont une fonction totalement différente et même opposée : « véritable compromis qui révèle tout en déguisant ses origines et ses éléments l’existence d’un conflit », ils sont préalables à la cure psychanalytique dans laquelle ils tendent à être remplacés par la verbalisation et justement par les vicissitudes du transfert.


L’étude des actes chez les adolescents peut évidemment rendre compte de l’une ou l’autre de ces définitions selon leur mode et selon le contexte où on les observe.



Facteurs favorisant l’agir chez tout adolescent


L’agir n’est pas seulement le fait de l’adolescent présentant des troubles psychiques, il est une caractéristique de tout adolescent. Deux séries de facteurs favorisent l’agir :





Les facteurs internes


Mais en réalité l’adolescent trouve surtout en lui-même les conditions favorables à l’agir. Sans nier les différences individuelles et constitutionnelles que chacun peut observer chez le nouveau-né dès les premières semaines de la vie, la motilité et l’utilisation de cette possibilité dans l’action dépendra de facteurs psychiques internes tout au long de la vie, en particulier à l’adolescence. Nous citerons ceux qui expliquent la facilitation à l’agir :



1. l’excitation pubertaire : l’irruption de la maturité génitale, le besoin sexuel nouveau confronte l’adolescent à un état de tension physique d’abord, psychique ensuite qui pour parvenir à sa détente doit auparavant trouver son « objet adéquat » (P. Gutton, 2001). Le pubertaire confronte nécessairement l’adolescent à un état d’insatisfaction, de frustration transitoire dont le sujet ne peut faire l’économie sauf précisément au travers d’un passage à l’acte (voir infra) ;


2. l’angoisse : sa résurgence à l’adolescence n’est plus à démontrer ; elle nécessite des actions de décharge parmi lesquelles l’agir. À un niveau psychopathologique, nous pouvons même dire que l’angoisse est un élément essentiel du passage à l’acte car elle ne manque jamais ;


3. le remaniement de l’équilibre pulsion–défense est la source facilement reconnaissable du passage à l’acte de l’adolescent, passage à l’acte sexuel sous le poids de la pulsion sexuelle quantitativement ravivée et qualitativement modifiée en devenant génitale, passage à l’acte auto- ou hétéro-agressif induit par la résurgence des pulsions prégénitales ; rappelons que pour S. Freud la caractéristique essentielle du passage à l’acte est la notion de déplacement de la décharge pulsionnelle comme c’est le cas dans la régression formelle ;


4. l’antithèse activité/passivité : la peur de la passivité, renvoyant à la soumission infantile et aux tendances homosexuelles, amène également les adolescents à se servir de l’action (et de l’affirmation de soi) pour nier cette passivité ;


5. les modifications instrumentales : le corps et le langage. Le lien entre le corps, le langage et l’agir apparaît bien dans ce que l’on appelle « l’acte de parole » qui se situe dans un lieu oscillant constamment entre le langage (code linguistique parlé) et le cri (décharge motrice du corps). À l’adolescence le corps et le langage jouent un rôle incontestable dans cette propension au passage à l’acte par deux facteurs : leur changement propre en tant qu’instrument et le changement de leur fonction.


Pour le corps, les transformations corporelles de l’adolescence se caractérisent par une augmentation de l’énergie et une force musculaire brutalement accrue qui en elles-mêmes favorisent l’agir. De plus, ces transformations, par le trouble du schéma corporel qu’elles induisent et par le bouleversement de leur fonction au niveau de la construction de l’identité du sujet, sont source d’angoisse et par là même de passage à l’acte.


Pour le langage, l’équilibre entre le langage et l’action s’observe en psychopathologie sous la forme d’une augmentation fréquente de l’agir et des passages à l’acte chez les sujets qui utilisent difficilement le langage. La relation inverse observée entre le passage à l’acte et la formulation de concept abstrait est bien connue chez les adolescents psychopathes (voir chap. 12). Mais cette relation inversée s’observe aussi en dehors de tout processus psychopathologique. Le langage devient à cet âge impropre à traduire ce que ressent l’adolescent qui doit se forger un nouveau vocabulaire pour exprimer ce qu’il perçoit et ce qu’il pense de son nouveau vécu. On en voit une illustration à travers les néologismes propres aux adolescents et certains « mots cris ». L’instrument langage est naturellement perturbé. Mais sa fonction de communication et de contact l’est également d’autant plus que le besoin de communiquer et de contact à cet âge s’accroît considérablement. Ceci est source de tension et donc d’agir.


Ceci explique sans doute qu’à cet âge « l’acte de parole » oscille plus souvent et plus fortement vers ses extrêmes qu’à l’âge adulte : l’apparition d’un code linguistique parlé, objectivé parfois par un véritable néolangage représente une de ces extrémités, l’autre extrémité s’exprime fréquemment sous la forme de « cris » du cœur et de l’affect.



Place du passage à l’acte dans les principaux tableaux psychopathologiques


Par opposition aux troubles des conduites mentales intériorisées, le passage à l’acte signe une pathologie des conduites externes agies. Il est une des réponses privilégiées de l’adolescence à ses situations conflictuelles. Cliniquement, il est habituel de distinguer plusieurs éléments :



• les différents modes de passage à l’acte. L’ensemble des conduites comportementales auto- ou hétérocentrées peut être concerné : colère clastique, vol, agression, fugue, suicide, automutilation, conduite sexuelle, conduite « d’addiction », etc. ;


• leur aspect isolé ou répété. Si l’aspect isolé ne signe pas une pathologie, la répétition des passages à l’acte et surtout du même passage à l’acte, amène à décrire des troubles enkystés assimilant la pathologie du sujet à son geste répétitif. On parlera alors de suicidant, de toxicomane, de délinquant ou même de voleur, de fugueur ;


• leur lien avec d’autres manifestations ou avec une structure psychopathologique déterminée. Nous trouvons ici les passages à l’acte comme symptôme d’une entité nosographique tels qu’ils sont évoqués dans l’ensemble de la psychopathologie sans différenciation d’âge : il pourra s’agir par exemple des actes impulsifs des états déficitaires ou des états psychopathiques. On pensera également aux passages à l’acte psychotique, dont le mécanisme de déclenchement variera selon qu’il s’agit d’un état délirant, d’une mélancolie ou d’un accès maniaque, sans oublier les classiques passages à l’acte des épileptiques ;


• enfin, certains auteurs établissent une corrélation entre le mode du passage à l’acte et le type de personnalité : ils différencient les passages à l’acte violents, irrationnels, impulsifs mais aussi imprévisibles et chaotiques, des délinquants, des toxicomanes ou des psychotiques et « l’acting out » des sujets névrosés chez qui le passage à l’acte est tout aussi violent, irrationnel et impulsif mais n’est ni imprévisible ni chaotique. Il est à noter en ce sens le lien quasi pathognomonique entre automutilations, tentatives de suicide répétées et fonctionnements limites de l’adolescence.


Plus spécifiquement à l’adolescence, trois éventualités diagnostiques sont évoquées :



• les crises à l’adolescence dont les manifestations sont variées (voir chap. 2) mais où le passage à l’acte occupe une place de choix, qu’il s’agisse des différentes formes de crises juvéniles ou de la crise d’identité décrite par E.H. Erikson ;


• les conduites externalisées graves et répétitives de l’adolescence (scarifications, conduites violentes et impulsives, tentatives de suicide, consommation de produit, prises de risques et accidents, actes délinquantiels, etc.). D’un point de vue descriptif, un grand nombre de ces conduites s’inscrivent dans le cadre des « troubles externalisés » du DSM-IV (trouble déficit de l’attention/hyperactivité, TDAH, trouble oppositionnel avec provocation TOP, trouble des conduites TC) ou de la CIM-10 (troubles hyperkinétiques). Dans la nosographie classique, elles trouvaient leur place dans le cadre de personnalités antisociales déjà organisées comme telle dès l’adolescence ou dans le cadre d’organisation « limites » de la personnalité. (Pour la description de ces catégories et de leur évolution à l’adolescence, voir chap. 12, Les conduites psychopathiques ou trouble des conduites) ;


• la dépression : l’adolescence apporte une dimension particulière en ce sens que contrairement à ce qui se passe chez l’adulte, la dépression à cet âge se manifeste volontiers sous la forme de passages à l’acte (voir chap. 9, Le problème de la dépression).


Le ralentissement psychomoteur, signe classique de la dépression de l’adulte, est remplacé par la recherche constante de stimulation, par l’hyperactivité, alternant avec des périodes de grande fatigue et par des passages à l’acte. La fuite de la maladie dépressive par une hyperactivité sexuelle est assez souvent rencontrée. De même, l’expression verbale et agie de la colère est beaucoup plus importante. Chez l’adolescent un passage à l’acte quel qu’il soit et surtout la répétition de passage à l’acte doit systématiquement faire penser à une dépression. Une preuve en est fournie par les tests psychologiques des adolescents déprimés. Ces tests montrent une propension de l’agir : au WISC, le score performance est plus élevé que le score verbal, « assemblage d’objets plus arrangement d’images » donnent un meilleur score que « cubes plus complément d’images ». De même au test de Rorschach les passages à l’acte et les colères sont mélangés çà et là avec l’expression d’un contenu dépressif. Des percepts de vide, des images sadiques agressives telles que morsure et déchirure sont fréquentes (J.M. Toolan, 1969). Le passage à l’acte apparaît comme un des modes symptomatiques préférentiels de la dépression de l’adolescent.



Les significations psychologiques et psychopathologiques de l’agir


Que l’agir soit considéré comme un trait de caractère (adolescent à versant psychopathique), comme un symptôme (adolescent déprimé), ou comme les deux (adolescent délinquant par exemple), le passage à l’acte prend un sens différent selon les situations et selon les approches.



L’agir comme stratégie interactive


L’agir est ici considéré comme un moyen indirect d’acquérir, de dissimuler ou de révéler une information par le canal d’une rencontre interpersonnelle avec un autre adolescent, un autre adulte y compris le ou les soignants : « les patients violents interrogent le fonctionnement personnel des soignants, les obligent à l’introspection mais ils questionnent et mettent aussi à l’épreuve les structures institutionnelles » (F. Millaud et coll., 1998).


Avec l’adulte, l’adolescent cherchera cette interaction par l’intermédiaire de l’agir pour le mettre en difficulté, pour attirer son attention, pour réaliser ce que l’adulte réalise mais qui est encore interdit à l’adolescent. Fumer du tabac ou de l’herbe, « prendre une cuite », avoir un flirt ou une relation sexuelle, voler à l’étalage, ou « sécher » le lycée, revêtent entre autres, cette signification.


Avec ses pairs, l’adolescent cherche également cette interaction pour appartenir à un groupe, pour accroître, maintenir ou défendre son estime de Soi. Les courses en moto ou en voiture, les exploits sportifs, les relations sexuelles ou les actes délictueux, prennent souvent cette signification.


Il s’agit bien d’une stratégie interactive car la réponse à cette demande agie se fait volontiers sur le mode d’un agir aussi bien de la part des adultes que des adolescents appartenant au groupe des pairs. Cette stratégie interactive s’observe également dans le cadre d’un processus thérapeutique et psychothérapique. Elle est alors une source de difficultés pour maintenir ce processus.



L’agir comme mécanisme de défense


L’agir peut accompagner ou représenter une mentalisation. C’est le cas par exemple de l’acte masturbatoire et du fantasme qui s’y associe. De plus, comme l’ont souligné plusieurs auteurs, l’agir et le passage à l’acte peuvent être considérés comme l’expression d’un mécanisme de défense. En cela, ils ont une fonction restitutive par rapport au Moi. L’acting out de l’adolescent peut être conçu comme une forme d’action expérimentale au service de la fonction adaptative du Moi. De ce point de vue, une telle action peut être considérée comme une forme de solution d’un problème (M. Levitt et R. Rubinstein, 1959). Dans le même sens, P. Blos attribue à certains comportements agis des adolescents une fonction du reality testing.


P. Jeammet explique la fréquence des troubles du comportement agi à l’adolescent par cette attitude : « en passant à l’acte l’adolescent exprime le besoin de se redonner un rôle actif qui contrecarre le vécu profond de passivité face au bouleversement subi, il évite la prise de conscience qui serait douloureuse et facteur de dépression dans la mesure où elle ferait ressortir le caractère conflictuel de sa situation ainsi que sa solitude et le vécu de séparation qu’implique tout mouvement réflexif. L’adolescent adopte fréquemment la même attitude phobique d’évitement à l’égard de ses productions mentales que celle qu’il a avec le corps sexué » (P. Jeammet, 1980). Dans le même ordre d’idées, on pourrait évoquer une conduite particulière : « le refus d’agir », attitude qui s’inscrit souvent dans cette dynamique passivité-activité si caractéristique de l’adolescence.


Anna Freud décrit plusieurs mécanismes de défense contre le lien avec l’objet infantile à l’adolescence. Certains s’expriment plus sur le mode de conduite mentalisée : défense par renversement de l’affect, par retrait de la libido dans le Soi ; d’autres plus sur le mode de conduite agie : défense par la régression, défense par déplacement de la libido. Dans cette dernière l’adolescent va transférer sa libido à des substituts parentaux, à des leaders à un ami ou à un groupe (bande ou gang). Ce transfert se manifeste sous la forme de passage à l’acte. De tels adolescents peuvent être adressés pour traitement après que leurs agissements leur aient donné maille à partir avec l’école, l’employeur ou la Loi.


Ces passages à l’acte sont ici l’expression tout à fait claire d’un mécanisme de défense et par là même d’un processus mentalisé.


À un degré de plus chez des adolescents prépsychotiques ou psychotiques, nous rencontrons des passages à l’acte comme défense vis-à-vis de la dépersonnalisation ou de la confusion d’identité.


S’agissant de la rencontre entre un type d’agir, les automutilations, et un type de fonctionnement à l’adolescence, le fonctionnement limite, les mécanismes de défense occupent une place de choix. Plus particulièrement, la conjonction de la diversité des mécanismes et des styles de défense mis en jeu et du moment de leur action semble déterminante tant dans l’initiation que la pérennisation de ces conduites. Ainsi, certaines combinaisons de mécanismes de défense semblent « pro-automutilateurs » dès lors que leur action est conjuguée (acting out, projection, mensonge, inhibition, sublimation) là ou d’autres tendent à induire l’effet contraire (annulation rétroactive, pseudo-altruisme par exemple).



L’agir comme entrave de la conduite mentalisée


Cette signification de l’agir est en grande partie issue de la pratique et de certaines conceptions psychanalytiques. En effet, dans le cadre du transfert, on observe souvent que le patient agit pour éviter de ressentir. « L’acting out » est alors évalué comme une conduite de fuite vis-à-vis de l’affect ou de la représentation désagréable à la conscience du sujet. Freud, le premier, opposa la remémoration verbalisée (objectif du traitement psychanalytique) à l’ensemble « acte-transfert-résistance » dont le caractère commun est la répétition. Les psychanalystes kleiniens ont attribué à « l’acting out » la fonction de dévier certains sentiments ou certaines attitudes éprouvés envers l’analyste sur les autres personnes de la vie courante. Le patient s’efforcera alors de se détourner de l’analyste comme il s’est efforcé de le faire à l’égard de ses objets primaires. La répétition des « acting out » dans une cure entrave considérablement son déroulement et rend impossible l’insight. Agir s’oppose à la prise de conscience.


Enfin, de notre point de vue on n’a pas suffisamment insisté sur la fonction de déliaison des pulsions comme source d’agir à l’adolescence. Le passage à l’acte constitue souvent une des conséquences de la séparation des pulsions libidinales et les pulsions agressives. Ce faisant, l’adolescent évite certes la souffrance (ceci représente le versant « mécanisme de défense ») mais en même temps il voit ses possibilités fantasmatiques et cognitives en partie entravées.


Nous retrouvons ici les facteurs psychologiques favorisant l’agir à l’adolescence. La question est alors de savoir pourquoi certains adolescents passent plus volontiers à l’acte que d’autres. Une explication nous est fournie par Peter Blos. Pour lui, les adolescents qui considèrent leurs fantasmes comme plus réels que le monde extérieur ont une prédisposition qui deviendra éventuellement « acting out ». Cette prédisposition est liée à un sens de la réalité faible et vague dû à ce qu’une vie fantasmatique riche dans l’enfance s’est développée isolément et pour elle-même sans compromis avec la réalité.


On peut considérer que l’agir comme mécanisme de défense et l’agir comme entrave à la pensée représentent deux versants d’une même conduite.


Ces deux dernières significations psychologiques et psychopathologiques de l’agir soit comme entrave de la conduite mentalisée soit au contraire comme mécanisme de défense renvoient en partie à la distinction faite par les psychanalystes entre « l’acting out » et les « actes symptômes ». Cette distinction permet également de jeter des ponts entre passage à l’acte impulsif, que le caractère brusque, répétitif et la détermination inconsciente rapprochent de l’acting out et le passage à l’acte compulsif, véritable activité symptôme, accompagnée d’un sentiment de contrainte et dont la fonction défensive apparaît parfois clairement.




Facteurs de résilience face au passage à l’acte


Quels sont les facteurs qui peuvent protéger un adolescent de sa propension au passage à l’acte ? Compte tenu des multiples facteurs favorisants exposés ci avant, il apparaît légitime de se demander pourquoi tous les adolescents ne passent pas à l’acte plus régulièrement et plus souvent ? Parmi ces facteurs de « protection », on peut isoler :



• la tolérance à la frustration : acquise au cours de l’enfance, la tolérance à la frustration traduit la capacité du sujet à accepter en lui-même un état d’insatisfaction interne souvent accompagné d’une augmentaion du niveau d’angoisse (liée à cette tension). La tolérance aux fluctuations du niveau d’anxiété dans le moi (O. Kernberg, 1979) fait parti de cette tolérance à la frustration. On retrouve fréquemment une intolérance aux variations du seuil de l’angoisse chez les patients borderline ou ayant des traits psychopathiques (voir chap. 12 et 14);


• la capacité à différer : le surcroit de tension physique et psychique actualise des « scènes pubertaires » et mobilise les capacités de représentation du sujet : encore faut-il que l’activité de penser ait été investie d’un minimum de plaisir (voir chap. 1, Développement cognitif). L’estime de soi est un bon indicateur de ce plaisir à penser. Si c’est le cas, l’adolescent construit des scénarios imaginaires protecteurs grace à l’investissement des deux flèches de la temporalité : celle du passé en investissant sa propre histoire et plus encore son histoire familiale transgénérationnelle ; celle du futur marqué par l’espoir que demain peut être meilleur qu’aujourd’hui. Dans ces conditions l’attente devient possible et même si cette attente se teinte d’ennui (voir chap. 9), l’investissement de ces scènes fantasmatiques permet à l’adolescent de différer son besoin de satisfaction et de détente immédiates ;


• la capacité à déplacer : l’adolescent dispose d’une autre stratégie protectrice du passage à l’acte. Il peut en effet investir son excitation, sa tension dans un autre objet, dans un champ d’exploration voisin. La sublimation (J.M. Porret, 1994) est au service de ce travail de déplacement. Son assise s’est construite à la période de latence : l’ouverture à la connaissance, la curiosité, le désir de savoir et de comprendre sont autant de déplacements de la sexualité infantile dont la trace, le frayage seront très utiles au jeune adolescent qui devient curieux de tout, s’investit dans des hobby, des passions comme autant de déplacements d’une génitalité naissante encore mal connue et assumée ;


• la place du jeu à l’adolescence : elle illustre le problème de l’agir et du passage à l’acte et condense les questions évoquées ci-dessus.


Par rapport à l’enfant (voir l’ouvrage Enfance et psychopathologie), la relation de l’adolescent au jeu change. Chacun sait que dès la préadolescence, le jeu devient beaucoup plus socialisé. Mais contrairement à la période de latence, ou comme l’a montré Piaget, les jeux symboliques ont été remplacés par les jeux de règle, à l’adolescence le sujet utilise à nouveau volontiers, bien qu’ils n’aient jamais été totalement abandonnés, les trois types de jeux : jeu d’exercice, jeu symbolique et jeu de règle. Par l’intermédiaire du jeu, de l’activité ludique nous pouvons observer la manière dont l’adolescent manie l’agir. Cette observation amène à la constatation que l’espace du jeu à l’adolescence est réduit, il est constamment confronté à deux menaces :



Menacée par le passage à l’acte impulsif et l’acte symptôme compulsif, l’activité ludique à l’adolescence éclaire le vaste problème de l’agir à cet âge. Elle permet de constater qu’une continuité existe entre les différentes formes d’agir, elle permet également de reconnaître la substitution d’une forme par une autre et de dévoiler par là même les fonctions que prend chacune de ces formes.



Fugues et errances


Une des représentations les plus concrètes de la rupture de l’adolescent avec son contexte familial ou institutionnel est le départ du milieu dans lequel il vivait. Ce départ peut prendre l’allure de phénomènes bien distincts dans leurs formes et leurs significations.


Avant d’aborder ces différents phénomènes, il est important de préciser leurs caractéristiques communes : 1) il s’agit de conduites agies ; 2) dont aucune n’est un délit en elle-même ; 3) elles représentent une conduite sociale importante de l’adolescent ; 4) elles ne se situent pas fatalement dans un contexte psychopathologique ; 5) enfin elles se caractérisent toutes par le passage du champ familial ou institutionnel au champ social.



Les différents modes de départ des adolescents : description clinique


D’un point de vue clinique et méthodologique, il est nécessaire de distinguer actuellement trois modes différents : le voyage, « la route » et la fugue.



Le voyage


Le voyage est un départ, mais un départ préparé à l’avance, pour un temps déterminé, solitaire ou plus souvent en groupe, dans un but précis avec un retour prévu. Une enquête de l’INSERM (1970–1971) sur les lycéens signalait que la moitié des lycéens étaient partis à l’étranger durant les trois années précédentes. Celle-ci montrait également que le mode de voyage était des plus variés allant du départ en charter au voyage en autostop, ce dernier représentant un véritable trait sociologique puisqu’il était pratiqué par 65 % des garçons et 35 % des filles. Les objectifs d’un tel voyage sont également des plus variés : il peut s’agir d’un voyage scolaire, universitaire, d’un voyage à but culturel, touristique, ou politique. Cette dimension sociologique du voyage des adolescents actuels est le reflet des structures socio-économiques, en particulier de l’amélioration des moyens de communication et de l’élévation du niveau de vie des jeunes.


Ces voyages font également appel à des motivations individuelles bien connues : désir de découverte, goût de l’aventure ou fuite de la vie quotidienne routinière. Les adultes y reconnaissent leurs propres motivations mais sont plus étonnés de la forme de ces voyages qui souvent auraient parus il y a quelque trente années, de véritables exploits financiers ou aventuriers.


Ces voyages ne sont donc pas sans lien avec une certaine montée de l’angoisse tant pour l’environnement que pour l’adolescent lui-même. En effet, le voyage a plusieurs fonctions : manifestation d’indépendance de l’adolescent par rapport à sa famille, rituels socialisés d’éloignement accepté par les parents. Mais il est parfois l’occasion d’une décompensation anxieuse : la survenue de crises d’angoisse aiguë, d’épisode dépressif momentané, de troubles particuliers des conduites (anorexie, insomnie), voire même d’épisodes délirants aigus, constituent les premiers signes d’un état psychopathologique. Leurs conditions de survenue au cours du voyage servent souvent d’écran aussi bien à l’adolescent qu’à sa famille mais témoignent aussi de l’importance de l’angoisse au cours de ce qui constitue souvent une des premières séparations. On peut relier celle-ci aux aléas du second processus de séparation–individuation (voir chap. 1, Le second processus de séparation–individuation).



« La route »


Plus encore que le voyage, le phénomène de la « route » doit être rapproché du caractère socio-historique contemporain et en particulier du mouvement « hippie » dont la « route » reste indissociable dans son développement. La « route » est une véritable mise entre parenthèses d’une tranche de vie, entre l’enfance et l’âge adulte, signant une volonté délibérée de rupture avec la famille et avec le « système ». Le but et son terme sont différents du voyage ou relégués au second plan, d’ailleurs ils peuvent être modifiés au hasard des rencontres. Il s’agit plus, ou tout autant, de partir et de rompre avec le milieu antérieur que de s’intéresser à un aspect particulier au cours de cette déambulation. Cependant, la recherche de conditions climatiques ou géographiques agréables, la présence de « communautés » ou une volonté idéologique clairement définie (mouvement écologique par exemple) sont également retrouvées. Une des caractéristiques du « routard » est de manifester un certain conformisme dans son anticonformisme comme le montre l’aspect physique, l’habillement, les lieux de rencontre, le langage commun à tous les « routards ». Il n’est pas souhaitable a priori de préjuger de la normalité ou de la pathologie sur cette seule conduite mais bien plus sur l’association avec d’autres conduites agies (prises d’alcool ou de drogues, tentatives de suicide, actes délictueux) et/ou mentalisées (ennui, inhibition relationnelle, angoisse corporelle, etc.) ainsi que sur la signification de ce départ pour l’adolescent (P. Ferrari et A. Braconnier, 1976).



La fugue


La fugue est un départ impulsif, brutal, le plus souvent solitaire, limité dans le temps, généralement sans but précis, le plus souvent dans une atmosphère de conflit (avec la famille ou avec l’institution où est placé l’adolescent). Dans les descriptions classiques, la fugue implique le départ du domicile familial pendant environ une nuit. Contrairement à la route, la fugue est un phénomène décrit depuis longtemps. Depuis les années soixante son augmentation est très importante. Aux États-Unis, environ 7 à 11 % des jeunes entre 12 et 21 ans auraient fugué au moins une fois (M. Windle, 1989 ; J.M. Greene et coll., 1997 ; C.L. Ringwalt et coll., 1998). Au Royaume-Uni, même si une prévalence de 11 % a également été retrouvée (Rees et Lee, 2005), Meltzer et coll. (2012) relèvent quant à eux 7 % de fugueurs (fugue avant l’âge de 16 ans) au sein d’une large cohorte de sujets âgés de 16 à 34 ans (n = 2247) issus de la population générale britannique. Les auteurs ont par ailleurs constaté une nette différence de prévalence des fugues entre les filles (9,8 %) et les garçons (5,3 %). Dans une enquête nationale française (M. Choquet, 1994), 3,7 % des jeunes en population scolaire avaient déclaré avoir fugué.


Les données quantitatives concernant les fugueurs et leur milieu varient selon le lieu où elles sont établies. Les chiffres provenant des organismes sociaux ou relevant de la justice font état d’une population de fugueurs dont les caractéristiques sont évidemment assez proches de celles concernant les jeunes délinquants. Par exemple, D.H. Russell étudie une population de cent fugueurs qui avaient été adressés à la justice. Parmi cette population, 72 % étaient des garçons d’une moyenne d’âge de 15,2 et 28 % étaient des filles d’une moyenne d’âge de 14,9. La majorité de ces jeunes adolescents était issue des classes sociales peu favorisées. Chez leurs parents, on retrouvait 49,7 % de divorcés, 26,1 % de maladies sérieuses, 20,1 % d’alcoolisme important, et 16 % de décès d’un des deux parents. Enfin, 12 % de ces adolescents étaient considérés cliniquement comme sévèrement perturbés (D.H. Russell, 1981).


Ces chiffres ne donnent pas à notre avis un tableau exact de l’ensemble des fugueurs mais seulement de ceux qui relèvent des organismes sociaux ou judiciaires. En revanche, toutes les enquêtes révèlent la fréquence et l’importance des facteurs associés : échec et difficultés scolaires, climat de conflits familiaux voire de violence, antécédents de sévices physiques et/ou d’abus sexuels, etc. Chez le jeune lui-même, on retrouve régulièrement des traits dépressifs, des plaintes somatiques, des conduites délinquantes et/ou violentes, des consommations de produits.


Meltzer et coll. (2012) ont pu récemment confirmer nombre de ces facteurs au sein d’un échantillon de fugueurs issus d’une large cohorte d’adolescents et de jeunes adultes britanniques. Ils se sont particulièrement intéressés au sein de cet échantillon de fugueurs issus de la population générale aux liens entre les fugues, les antécédents de maltraitances infantiles et les comportements suicidaires : 45,3 % des sujets fugueurs déclaraient avoir été victimes de brimades à l’école durant leur enfance, 25,3 % rapportaient des épisodes de violences domestiques et près de 9 % d’entre eux ont évoqué des relations sexuelles imposées. La dimension traumatique semble donc intimement liée aux comportements de fugue. Sans surprise, les tentatives de suicide étaient trois fois plus fréquentes parmi les fugueurs aux antécédents traumatiques par rapport aux non-fugueurs avec les mêmes antécédents soulignant le caractère potentiellement prédicteur de la fugue sur la survenue ultérieure d’une tentative de suicide. Déjà en 2002, Askévis relevait l’association fréquente entre fugue et tentative de suicide. De fait, la fugue pourrait témoigner d’une intensité majorée des traumatismes subis durant l’enfance. En tout état de cause, la fugue constituerait alors un indice à prendre particulièrement en considération quant à un risque ultérieur de passage à l’acte suicidaire tant au moment de l’adolescence qu’à l’âge adulte.


D’un point de vue psychiatrique, certains auteurs ont essayé d’établir des catégories diagnostiques. R. Jenkins en retient trois (R. Jenkins, 1971) :


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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Le problème de l’agir et du passage à l’acte

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