« Et je ne vois plus, dans sa boîte, Le fin ressort du balancier
Aller, venir, à gauche, à droite,
Ainsi qu’un papillon d’acier. »
Théophile Gautier
La négligence spatiale unilatérale et son environnement séméiologique
Description clinique
La négligence pour un côté de l’espace ou inattention visuelle unilatérale, ou encore agnosie spatiale unilatérale, désigne l’incapacité à porter son attention et à engager son action au niveau d’un hémiespace comme au niveau de l’hémicorps correspondant. L’espace (corporel et extracorporel) intéressé est le plus souvent gauche : ce sont en effet les lésions de l’hémisphère droit qui provoquent les négligences les plus fréquentes, les plus sévères et les plus durables.
Dans les formes massives, il existe une négligence absolue de tout ce qui se passe à la gauche du malade qui n’écrit, ne lit, ne dessine, ne prend avec l’une ou l’autre main (akinésie directionnelle) que sur un seul hémiespace, en l’occurrence le droit, que cet espace soit matérialisé par une page, une table, une chambre. L’espace négligé est celui qui est proposé à l’exploration du sujet : il s’agit donc de l’espace « global » (ainsi le sujet ne lit-il et ne dessine-t-il que sur la partie droite de la page) mais aussi des unités de traitement qui segmentent l’espace « global » (ainsi le sujet ne dessine-t-il, sur la droite de la page, que la partie droite d’un cube ou d’une maison ; ainsi ne lit-il que la partie droite d’un texte écrit et que la partie droite des mots, la partie gauche de chaque mot étant soit non lue, soit lue de manière inexacte). Le malade ne prête pas attention à tout observateur situé sur sa gauche et en tout cas ne se tourne pas vers lui : s’il répond à ses questions, il le fait en regardant l’interlocuteur situé sur sa droite. Les sujets ont de grosses difficultés à suivre un itinéraire ou même à sortir d’une pièce quand la porte est située sur leur gauche : dans ce cas, l’issue peut être retrouvée une fois que les sujets ont, en tournant en cercle, réintégré la porte dans leur espace droit. Ils heurtent, en marchant, les obstacles situés à leur gauche et ils sont incapables de conduire un véhicule. La négligence intéresse bien une moitié de l’espace et non pas un hémichamp visuel. Il s’ensuit que, si unehémianopsie latérale homonyme est fréquemment associée à la négligence spatiale, elle n’est « ni constante ni nécessaire » (Hecaen, 1972).
La négligence est donc à la fois attentionnelle ou perspective (versant afférent) et intentionnelle (versant efférent). La négligence intéresse aussi la représentation mentale de l’espace : ainsi, le sujet ne peut décrire que la partie droite d’un endroit familier (comme une place de la ville qu’il habite) mais décrit l’autre côté de la place si on lui demande de se retourner mentalement et de décrire à nouveau la place ; le même phénomène peut être observé en demandant au sujet de citer, en imaginant la carte de son pays, les principales villes. Il peut être considéré comme établi que la négligence représentationnelle n’est pas une modalité évolutive d’une négligence globale et qu’il peut exister dès l’installation des troubles une dissociation entre une négligence perceptive et une négligence représentationnelle. Toutefois, une négligence représentationnelle isolée est moins fréquemment observée qu’une négligence perceptive avec ou sans négligence représentationnelle (Ortigue et al., 2001).
L’hémicorps est aussi intéressé par cette négligence spatiale : ainsi le sujet « oublie-t-il » de se raser la partie droite du visage, ne recouvre-t-il avec son drap ou ses habits que le seul hémicorps droit. Cette perturbation peut certes être interprétée comme d’ordre asomatognosique ; on peut aussi considérer que le corps, lui-même partie de l’espace, est l’objet de la même héminégligence.
La négligence spatiale peut s’accompagner d’une négligence multimodale – tactile (en l’absence d’anesthésie), auditive, olfactive – ainsi que d’une négligence motrice (voir infra).
L’agnosie spatiale unilatérale se recherche de multiples manières (figure 9.1) : on demande au sujet de dénombrer, en les pointant du doigt, les personnes présentes dans la pièce autour de lui ; on lui demande de nommer des objets éparpillés devant lui ; on lui demande de dessiner un cube, une maison, d’écrire une courte dictée, de décrire un paysage ou de lire un texte : la négligence spatiale dans sa forme pure apparaît quand on demande au sujet de lire un texte disposé verticalement en trois ou quatre colonnes ; on peut aussi utiliser des tests de barrage en dessinant sur une feuille de papier des ronds ou des traits successifs emplissant la page et en demandant au sujet de les barrer les uns après les autres ; on peut utiliser des tests de barrage « étalonnés », certains simples comme le test d’Albert, d’autres plus complexes et donc plus aptes à révéler des héminégligences modérées comme le test de Weintraub et Mesulam. L’épreuve de bissection de lignes consiste à demander au sujet d’indiquer le milieu de lignes de longueur variable : le milieu indiqué est déporté vers la droite. Le test comportemental d’inattention comprend six subtests permettant de quantifier la négligence spatiale (Thames Valley Test Company).
Figure 9.1 Tiré de Gil R. Neurologie pour le praticien. Paris : Simep ; 1989 |
Les autres manifestations de l’héminégligence et les troubles associés
Le phénomène d’extinction
Un stimulus sensoriel, perçu quand il est appliqué isolément, ne l’est plus (est éteint) quand un stimulus identique est appliqué au même moment de manière symétrique. L’extinction peut ainsi être sensitive (ainsi le sujet perçoit le tact sur son hémicorps gauche mais ne le perçoit plus que sur l’hémicorps droit quand deux stimulations tactiles sont appliquées en même temps sur deux points symétriques des deux hémicorps). Elle peut être visuelle, le sujet cessant de percevoir le doigt de l’examinateur qui bouge dans son hémichamp gauche quand un doigt bouge symétriquement dans chaque hémichamp visuel. Elle peut être auditive, le sujet ayant un hémianacousie gauche aux tests d’écoute dichotique. Elle peut même être olfactive. L’extinction pourrait être une forme atténuée de négligence, encore que des observations montrant l’un ou l’autre phénomène survenant de manière isolée aient été rapportées.
L’alexie et l’agraphie spatiales
Elles ont déjà été envisagées (voir supra et p. 65 et 76) ; on peut y ajouter la dyscalculie spatiale : le malade, héminégligent, pose ses opérations sur la partie droite de la feuille ; il sait calculer mais il peut faire des erreurs, car il omet de tenir compte d’un ou de plusieurs chiffres situés à gauche ou il peut, dans une addition ou une soustraction, déporter vers la droite une ligne par rapport à une autre.
L’anosognosie et l’hémiasomatognosie
Une anosodiaphorie, une anosognosie d’une hémiplégie, voire une hémiasomatognosie accompagnent volontiers la négligence spatiale. On peut aussi observer une alloesthésie. Une anosognosie peut aussi accompagner une hémianopsie.
Les perturbations motrices et oculomotrices
Outre l’akinésie directionnelle, on observe fréquemment une akinésie spatiale (le bras controlatéral à la lésion étant moins mobile dans l’hémiespace homolatéral à la lésion) et une négligence motrice (voir infra).
Les perturbations oculomotrices sont fréquentes mais non constantes : déviation de la tête et des yeux vers l’hémisphère lésé, paralysie ou parésie du regard (parfois limitée aux saccades) vers le côté opposé à la lésion. Certaines limitations des mouvements de latéralité vers l’hémiespace négligé sont interprétées comme un trouble intentionnel traduisant une absence d’action exploratoire du regard à l’égard d’un hémiespace, réalisant un type particulier de négligence motrice ou d’akinésie directionnelle, appliquée à la sphère oculomotrice.
Localisations lésionnelles
La négligence spatiale unilatérale appartient électivement, mais non exclusivement, à la pathologie de l’hémisphère mineur : les lésions, quand elles sont corticales, intéressent le lobe pariétal droit et tout particulièrement le lobule pariétal inférieur (AB 39 et 40), en association avec le gyrus temporal supérieur dans sa portion caudale (AB 22 et 42 qui sont à droite les homologues de l’aire de Wernicke). La structure cible est discutée : des cartographies lésionnelles effectuées en imagerie par résonance magnétique de haute résolution ont impliqué le gyrus angulaire du lobule pariétal inférieur (et la région parahippocampique : Mort et al., 2003). Mais pour d’autres, la structure cible est le gyrus temporal supérieur (Karnath). Une négligence peut aussi être observée dans les lésions du lobe frontal dorso-latéral droit, ainsi que du gyrus cingulaire. Les lésions sous-corticales peuvent intéresser le thalamus, le néostriatum (noyau caudé et putamen), la substance réticulée mésencéphalique. Les connexions entre ces structures passant par la substance blanche, des lésions de cette dernière peuvent entraîner une négligence (en particulier dans le lobe frontal). Une négligence a aussi pu être observée après lésion du bras postérieur de la capsule interne (infarctus de la choroïdienne antérieure). Quant aux stimulations peropératoires, elles ont pu, en analysant la déviation droite d’une épreuve de bissection de lignes, montrer que les structures en cause sont le lobule pariétal inférieur et le gyrus temporal supérieur caudal, mais aussi les structures sous-corticales impliquées dans des circuits cortico-sous-corticaux fronto-pariétaux (De Schotten).
La physiopathologie de la négligence spatiale a fait l’objet de nombreuses hypothèses et controverses. On a pu y voir une séméiologie « construite » sous l’influence des troubles de la sensibilité de l’hémicorps (empêchant la synthèse des données sensorielles : amorphosynthèse, selon l’expression de Denny-Brown), de l’hémianopsie latérale homonyme (qui pourrait aggraver une négligence), des troubles oculomoteurs (entravant l’exploration d’un hémiespace mais qui peuvent parfois être conçus comme une conséquence de la négligence), ainsi que d’un déficit de la vigilance avec confusion mentale. Mais ces troubles ne sont pas constamment retrouvés au cours des négligences spatiales. On a pu avancer l’hypothèse de la dislocation d’une représentation interne de l’espace extracorporel ce qui n’expliquerait pas l’amélioration du trouble sur incitation verbale ou par orientation du regard vers le côté négligé. La négligence spatiale dans sa composante afférente pourrait, selon Heilman et ses collaborateurs, être conçue comme un désordre de la vigilance et de l’attention, induit par le dysfonctionnement d’une boucle réticulo-thalamo-cortico-limbo-réticulaire (figure 9.2) : la formation réticulée mésencéphalique, dont la lésion induit chez le singe une héminégligence, permet une activation corticale (exacerbation de la vigilance ou éveil attentionnel) permettant, préparant et précédant les traitements sensoriels spécifiques qui sont à la base de l’attention dirigée ou sélective. En effet, la réticulée mésencéphalique exerce une action inhibitrice sur le noyau réticulaire thalamique, levant ainsi l’inhibition que ce dernier exerce sur la transmission au cortex des messages sensitivo-sensoriels aboutissant aux noyaux thalamiques spécifiques. Ces messages parviennent ensuite aux aires primaires (somesthésique, auditive, visuelle…), sont transmis aux aires associatives unimodales puis à des aires de convergence polymodales (en particulier le sillon temporal supérieur et le lobule pariétal inférieur), structures elles-mêmes en lien avec le cortex frontal et le cortex limbique. Or, le cortex temporo-pariétal et le cortex frontal peuvent à leur tour se projeter sur la réticulée mésencéphalique, renforçant l’éveil, et vers le noyau réticulaire thalamique, renforçant la transmission des messages sensitifs et sensoriels au cortex primaire spécifique. Le phénomène d’extinction pourrait s’expliquer par une élévation du seuil perceptif du côté atteint, entraînant en cas de stimulation simultanée une non-perception du côté controlatéral à la lésion (« obscuration »).