Les apraxies

« La main est action : elle prend, elle crée et parfois on dirait qu’elle pense. »


Focillon



Les Apraxieapraxies désignent des perturbations de l’activité gestuelle, qu’il s’agisse de « mouvements adaptés à un but » ou de la manipulation réelle ou mimée d’objets, ne s’expliquant « ni par une atteinte motrice, ni par une atteinte sensitive ni par une altération intellectuelle » (Déjerine, 1914) et survenant lors de la lésion de certaines zones cérébrales.


L’apraxie idéomotrice


Décrite par Liepmann (1900, 1908), elle concerne les gestes simples et en pratique ce vocable réunit les gestes dits intransitifs, c’est-à-dire n’impliquant pas la manipulation d’objets réels. Cette apraxie peut ne pas apparaître dans la vie quotidienne qui comporte nombre de mouvements automatisés par leur innombrable répétition. C’est donc l’examen clinique qui repère au mieux l’apraxie idéomotrice et de manière très élective au niveau des membres supérieurs où l’activité gestuelle est naturellement la plus riche chez l’être humain.

Par exemple, chez un sujet dont la compréhension verbale est par définition jugée suffisante pour saisir la consigne, on étudie successivement la réalisation sur ordre verbal ou sur imitation visuelle de gestes porteurs ou non d’une signification. Les Gestesans significationgestes sans signification sont des gestes arbitraires, comme faire deux anneaux entrecroisés entre le pouce et l’index, mettre le pouce et l’index droits sur l’oreille gauche en même temps que l’index gauche sur les lèvres, mettre le dos de la main sur le front, décrire un cercle en l’air avec l’index, et les exemples pourraient être multipliés (figure 5.1). Les Gestesignificatifgestes significatifs ont une intentionnalité communicative ou fonctionnelle. Les premiers sont des Gesteexpressifgestes expressifs, comme envoyer un baiser, dire au revoir avec la main, menacer quelqu’un du poing, faire le salut militaire, faire un pied de nez, prêter serment. Les seconds sont des gestes dont la réalisation doit mimer l’utilisation d’objets comme des jeux de mimes ou Pantomimepantomimes : les uns, dirigés vers le corps, sont dits Gesteréflexifréflexifs, comme boire un verre d’eau, se brosser les dents, se peigner, se saisir d’un téléphone pour écouter, se limer les ongles ; les autres sont dits Gestenon réflexifnon réflexifs, tels les gestes de planter un clou, visser, tourner une clé dans une serrure, moudre du café, peindre un mur, se servir d’un téléphone. Outre l’expression gestuelle, l’examinateur doit étudier la capacité du sujet à comprendre le sens des mêmes gestes réalisés devant lui.








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Figure 5.1
Épreuves d’imitation des gestes de l’examinateur (d’après Barbizet et Duizabo).


Les perturbations s’expriment par l’incapacité de toute ébauche gestuelle, par la réalisation de mouvements inadaptés (Parapraxieparapraxies), par des persévérations du même geste, et parfois par des tentatives vaines d’autocorrection. Dans quelques cas, prié de mimer un geste fonctionnel comme se brosser les dents, le sujet utilise un segment de corps comme objet et se frotte les dents avec son index.


L’Apraxieidéomotricebilatéraleapraxie idéomotrice bilatérale est le plus souvent liée aux lésions (pariétales et en particulier du Gyrussupramarginalisgyrus supramarginalis) de l’Hémisphèregauchehémisphère gauche. Au cours des lésions frontales, on observe une difficulté d’imitation des gestes et de réalisation des gestes séquentiels. Ces désordres accompagnent les perturbations de la Programmationprogrammation liées aux lésions frontales et en particulier à ce que Luria avait appelé l’Organisation dynamique des actes moteursorganisation dynamique des actes moteurs (Apraxiedynamiqueapraxie dynamique, voir chapitre 13). La nature de la désorganisation gestuelle est très certainement différente au cours des lésions frontales et pariétales encore que les discordances relevées dans la littérature sur la réalité ou non d’une apraxie frontale montrent les limites des analyses séméiologiques. En tout cas, il devrait être possible d’isoler deux types d’Apraxiefrontaleapraxies frontales, une Apraxiedynamiqueapraxie dynamique, à intégrer dans les perturbations de la programmation caractéristiques du syndrome frontal et une Apraxieidéomotriceapraxie idéomotrice par lésion du Cortexmoteurassociatifcortex moteur associatif (figure 5.2) ; ainsi l’atteinte de l’Airemotrice supplémentaireaire motrice supplémentaire (gauche) peut aussi entraîner une Apraxiebilatéraleapraxie bilatérale ne s’accompagnant pas, selon Heilman, de troubles de la discrimination des gestes mimés (voir hypothèses concernant la désorganisation des gestes, p. 82). Il est aussi établi que des lésions sous-corticales (en particulier du Thalamusthalamus, du Noyaulenticulairenoyau lenticulaire et de la Substanceblanchesubstance blanche périventriculaire) puissent donner une apraxie idéomotrice.








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Figure 5.2
Les principales formes d’apraxies.Les termes de motorium et sensorium renvoient aux conceptions associationnistes et en particulier à celle de Déjerine. La topographie lésionnelle proposée est celle de Liepmannn et, pour les apraxies motrices, respecte la classification de Luria (voir organisation et hypothèses concernant la désorganisation des gestes, p. 82).


Les Apraxieunilatéraleapraxies unilatérales sont, en dépit du cas princeps de Liepmann, le plus souvent gauches. Certaines, dénommées Apraxiesympathiqueapraxies sympathiques, accompagnent une Aphasiede Brocaaphasie de Broca et pourraient être liées à une Disconnexiondisconnexion entre le cortex moteur associatif (Aire6aire 6) gauche et son homologue droit dont les fibres associatives cheminent dans la portion antérieure du Corpscalleuxcorps calleux : elles pourraient ainsi être lésées par une lésion de la profondeur du Lobefrontallobe frontal. Ainsi l’apraxie existe-t-elle du côté non hémiplégique. L’Apraxieidéomotriceunilatérale gaucheapraxie idéomotrice unilatérale gauche sur ordre verbal peut bien sûr être liée à une lésion calleuse, comme l’avait indiqué Liepmann, alors que les ordres moteurs sont correctement exécutés dès lors qu’ils intéressent le membre supérieur droit.

La rupture de l’équilibre entre les comportements moteurs d’exploration sous-tendus par le lobe pariétal et les comportements d’inhibition sous-tendus par le lobe frontal a conduit Denny-Brown à opposer deux désordres moteurs qu’il qualifia d’apraxiques encore que ce terme puisse être discuté : l’Apraxierépulsiveapraxie unilatérale kinétique répulsive dénommant la contamination des gestes par des réactions de retrait, d’évitement, d’éloignement du membre de sa cible et qui répond à des lésions pariétales ; l’apraxie unilatérale kinétique d’aimantation, où se mêlent une activité de préhension voire d’utilisation et une exaltation tonique comme si l’objet exerçait une Aimantationaimantation irrépressible rendant la main esclave de son environnement : ce type de comportement qui peut être considéré comme l’une des formes cliniques de la Mainétrangèremain étrangère fait partie des désordres engendrés par les lésions frontales.


L’apraxie idéatoire


L’Apraxieidéatoireapraxie idéatoire désigne l’incapacité de manipuler des objets. Cette définition a été obscurcie par la distinction des deux grandes variétés d’apraxies en fonction du paradigme « tâches simples » pour les Apraxieidéomotriceapraxies idéomotrices et « tâches complexes » pour les apraxies idéatoires comme si ces dernières impliquaient obligatoirement des manipulations d’objets. Comme il est difficile d’affirmer l’étanchéité des distinctions entre apraxies idéomotrice et idéatoire et, si l’on considère que les perturbations de Gestemimégestes mimés sont à classer dans les apraxies idéomotrices, on peut au moins provisoirement cantonner l’apraxie idéatoire aux perturbations de gestes impliquant des manipulations d’objets réels qui doivent bien entendu être parfaitement identifiés afin d’éliminer la perplexité ou l’incohérence manipulatoire d’un objet non ou mal reconnu visuellement et tactilement. On peut utiliser des manipulations impliquant plusieurs séquences de gestes comme mettre une feuille de papier dans une enveloppe et la cacheter, verser de l’eau d’un verre dans une bouteille à l’aide d’un entonnoir, se servir d’une boîte d’allumettes pour allumer une bougie… Les gestes sont inappropriés, incohérents, désorganisés : le malade ne sait plus comment ouvrir la boîte d’allumettes qu’il manipule en tous sens. Arrive-t-il à extraire une allumette, qu’elle est tapotée sur n’importe quelle face de la boîte, etc. Il est tentant d’imputer ces comportements à une désorganisation de la planification mentale des actes élémentaires nécessaires à la réalisation de l’action projetée. La fréquence de ces apraxies chez les déments a même conduit nombre d’auteurs, dont Déjerine et Pierre Marie, à considérer que seules des lésions étendues, donc une Détériorationmentaledétérioration mentale, pouvaient expliquer l’intensité de cette déstructuration gestuelle. Cependant, les échecs manipulatoires peuvent survenir aussi en présence d’objets isolés et de manipulations mono- ou pauciséquentielles telles que demander de se peigner avec une brosse à cheveux, de porter une pipe aux lèvres, etc. Ceci a conduit à considérer le déficit du plan idéatoire comme secondaire à une Agnosied’utilisationagnosie ou Amnésied’utilisationamnésie d’utilisation. Ainsi, reprenant le terme déjà utilisé, en particulier par Déjerine, d’Apraxiede conceptionapraxie de conception, Heilman propose de distinguer quatre types d’erreurs. Le premier concerne la connaissance de l’action outil–objet : un déficit d’un geste mimé peut ainsi témoigner d’une apraxie idéatoire quand le sujet prié de montrer comment on se sert d’un tournevis fait le geste de frapper avec un marteau ou d’une Apraxieidéomotriceapraxie idéomotrice quand il fait maladroitement de vagues arcs de cercle, démontrant cependant qu’il a la connaissance du geste et que son déficit concerne la production du mouvement. Le deuxième type d’erreurs concerne la connaissance de l’association outil–objet, comme choisir parmi des outils un marteau quand on montre au sujet une pièce de bois avec un clou partiellement enfoncé en lui demandant de poursuivre la tâche. Le troisième type d’erreurs concerne la connaissance mécanique des outils (choisir parmi plusieurs marteaux ou plusieurs tournevis celui qui est le plus adéquat en fonction de la tâche) ; le quatrième type concerne la connaissance de la fabrication d’outils dont on sait depuis Bergson qu’elle est une des caractéristiques de l’HomosapiensHomo sapiens, inséparable de l’HomofaberHomo faber. L’Apraxieidéatoireapraxie idéatoire est liée à des lésions de la partie postérieure de l’Hémisphèregauchehémisphère gauche, et plus particulièrement de la région temporo-pariétale.


L’apraxie mélokinétique et l’apraxie kinesthésique : deux variétés d’apraxie motrice ?


L’Apraxiemélokinétiqueapraxie mélokinétique (étymologiquement, apraxie des « mouvements des membres ») est difficile à distinguer des troubles parétiques et se caractérise par des difficultés à réaliser des mouvements fins et successifs, comme pianoter ou faire successivement le geste de serrer le poing puis de faire un anneau entre le pouce et l’index. Les difficultés intéressent tant la motilité volontaire que la motilité automatique et elles associeraient, selon Luria, une « désautomatisation des actes moteurs complexes et la mise en œuvre d’automatismes élémentaires ». Elles sont unilatérales et sont habituellement confinées à un petit territoire musculaire. Les mouvements perdent ainsi leur fluidité et apparaissent hachés, malhabiles ; ils peuvent être contaminés par des « Automatisme compulsifautomatismes compulsifs » qui se traduisent par une répétition du même mouvement (la difficulté à pianoter peut conduire le même doigt à réitérer un mouvement et cette réitération peut s’observer aussi dans le dessin) : ce comportement d’allure persévérative ne correspond pas dans les cas purs à un trouble de la Programmationprogrammation, qui concerne les lésions préfrontales. Cette Apraxieinnervatoireapraxie encore dénommée innervatoire pourrait en effet être liée à une perte des « engrammes ou des mélodies cinétiques » (séquences d’enchaînement de l’activation des contractions musculaires nécessaires à l’harmonie du mouvement), entravant ainsi la réalisation motrice de l’acte et s’observant dans les lésions de l’Aireprémotriceaire prémotrice (Aire6aire 6) hétérolatérale.

Si les notions d’Apraxiemotriceapraxie motrice et d’Apraxiemélokinétiqueapraxie mélokinétique sont souvent confondues, Luria (1978) isole une autre variété d’apraxie motrice liée à un trouble « de la base afférente du mouvement volontaire » et qu’il dénomme « apraxie afférente oukinesthésique ». Proche elle aussi des troubles parétiques mais indemne dans les cas purs de tout déficit moteur segmentaire, elle est liée à des lésions des parties postcentrales (rétrorolandiques) du cortex sensori-moteur mais ne peut s’expliquer seulement par des perturbations sensitives. Cette apraxie se caractérise par une perte de la sélectivité des mouvements qui, au niveau des doigts, se manifeste par d’intenses difficultés à reproduire des positions élémentaires. Les doigts réalisent des mouvements mal différenciés, quasi athétoïdes, inadaptés au but à atteindre (comme la taille de l’objet à saisir par exemple). Le geste est encore plus maladroit dans le mime d’utilisation d’objet ou d’outil en raison de la perte de l’influence régulatrice de la vue. Cette Apraxiekinesthésiqueapraxie kinesthésique se distingue de l’apraxie mélokinétique car cette dernière préserve les mouvements isolés ; elle se distingue de l’apraxie idéomotrice car cette dernière épargne les mouvements automatisés, ce qui limite son retentissement sur les gestes de la vie quotidienne. Les troubles sont plus fréquents au cours des lésions de l’Hémisphèredominanthémisphère dominant mais se manifestent avec le plus de netteté au niveau de la main opposée à la lésion (aires postcentrales Aire11, Aire22, Aire33, Aire55 et surtout aire Aire77, aire d’association sensitive située dans le Lobule pariétalsupérieurlobule pariétal supérieur).
May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Les apraxies

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