9: « Une lecture de l’articulation des professionnels de la santé et de la justice à travers la mise en place des Commissions Pluridisciplinaires Uniques. »

Chapitre 9


« Une lecture de l’articulation des professionnels de la santé et de la justice à travers la mise en place des Commissions Pluridisciplinaires Uniques. »




Introduction


La prise en charge sanitaire des personnes détenues en milieu carcéral implique un nombre important d’acteurs. Personnels pénitentiaires et professionnels de la santé sont issus de cultures professionnelles différentes et entretiennent entre eux des rapports complexes. La cohabitation au quotidien oblige les relations entre ces deux catégories de personnels qui développent des perceptions différentes des personnes détenues en fonction de leur champ de compétences et poursuivent auprès de cette population des objectifs différents. Les logiques des services de soin et pénitentiaire dans les missions de garde et d’insertion peuvent demeurer divergentes et la coopération parcellaire dans cette intervention du soin dans un milieu spécifique. Alors que les médecins doivent avoir pour souci prioritaire la santé de leur patient, le respect de son consentement et de son autonomie dans une optique tant curative que d’éducation à la santé, les personnels pénitentiaires, au premier rang desquels se trouvent les surveillants, ont pour mission d’assurer la surveillance des détenus présentant des degrés de dangerosité divers.


Les soignants sont étrangers à la prison mais ne peuvent exercer leur métier sans un minimum de coopération mutuelle. La nécessaire clarté dans la répartition des fonctions et des tâches de chacun est un véritable impératif catégorique de la pratique en milieu pénitentiaire [1].


Toute volonté de faire progresser la prise en charge passe par une large concertation, trop souvent bloquée par des logiques institutionnelles ou par la simple ignorance des modes de fonctionnement respectifs de chacun des acteurs. Le dénominateur commun est la perception du rôle du partenaire basée sur un système de représentations, de croyances, de convictions qui viennent alimenter des résistances.


Néanmoins, la complexité des fonctionnements des personnes détenues pousse à trouver d’autres voies de fonctionnement qu’un simple mode binaire, un paradigme qui ne serait axé que sur le sécuritaire et un autre axé sur le soin. Travailler sur le sens de la peine, sur une individualisation, et sur la réinsertion passe par ces re-liaisons interservices et l’exercice en pluridisciplinarité.


Le terme pluridisciplinarité indique en premier lieu la coexistence de différences. Mais ces différences sont-elles seulement juxtaposées tels des territoires étanches ou bien se rencontrent-elles ? Et lorsque c’est le cas, comment se rencontrent-elles ou comment peuvent-elles se rencontrer ? Se rencontrent-elles pour s’affronter, se vaincre, se convaincre, se détruire, pour se mélanger, s’assimiler, se confondre, ou se rencontrent-elles pour collaborer, se combiner et s’articuler ?



La formalisation d’une instance comme point d’articulation : la commission pluridisciplinaire unique (CPU)


Encore récemment, aucun texte ne formalisait un point de rencontre entre les professionnels pénitentiaires et de la santé avec pour affichage l’échange autour de situations individuelles. Au niveau de l’administration pénitentiaire, nombre de commissions internes étaient instaurées : les commissions locales d’insertion, d’indigence, de classement au travail des personnes détenues, d’affectations en cellule et autres lieux décisionnels afférents à la gestion de la vie en détention. Les instances qui, elles, rassemblaient ces deux institutions avaient davantage vocation à une concertation organisationnelle opérationnelle et fonctionnelle entre les services. Elles ne portaient pas directement sur les problématiques individuelles. Seule la commission dite suicide réunissait les acteurs de la justice et de la santé pour évaluer des situations individuelles au regard de la potentialité du passage à l’acte suicidaire.


En veillant à la création de lieux d’articulation, les règles pénitentiaires européennes (Rpe) vont préconiser la tenue d’instances de partage rassemblées sous le vocable de commissions pluridisciplinaires uniques (CPU), auxquelles participent les partenaires de l’administration pénitentiaire. Les CPU recouvrent sous une même instance les différentes réunions citées préalablement, en y associant les personnels ressources en fonction de la problématique visée à l’ordre du jour.


Les Rpe ne constituent pas le premier texte supranational traitant spécifiquement de la situation des personnes privées de liberté. Dès 1955, l’Organisation des nations unies avait en effet adopté l’ensemble des règles minimales pour le traitement des détenus, qui avait directement inspiré le texte européen en 1973 [2]. Le texte de 1987 révisé détaille certains points, afin de « prendre en compte les besoins et les aspirations des administrations pénitentiaires, des détenus et du personnel pénitentiaire au moyen d’une approche systématique en matière de gestion et de traitement qui soit positive, réaliste et conforme aux normes contemporaines »[3]. L’objectif est de proposer aux États un corpus de règles relatives à la vie en prison, les autorités pouvant toujours aller plus loin que ce qui est proposé dans le sens d’une « humanisation » des conditions de détention.


Ces règles visent à harmoniser les pratiques pénitentiaires des États membres du Conseil de l’Europe et à faire adopter des pratiques et des normes communes. Le 11 janvier 2006, le comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la recommandation sur les Rpe, révisant la recommandation n° 87 de 1987. Issues d’un long processus de négociations entre les 46 états membres du Conseil de l’Europe, ces nouvelles règles posent des principes fondamentaux que l’ensemble des services pénitentiaires des États membres doivent connaître et appliquer. Sans valeur contraignante pour les États, elles ont une autorité certaine et engagent les administrations pénitentiaires à développer une politique et une gestion fondées sur ces principes [3].


Dans les dernières recommandations de 2006, apparaît la CPU. C’est une commission unique qui optimise la prise en charge pluridisciplinaire des détenus au sein de l’établissement. Elle est composée de professionnels intervenant dans l’observation du détenu, sa prise en charge globale, le bilan et la prise de décision liée à sa détention (référentiel Rpe). Les membres de droit recouvrent toutes les personnes intervenant auprès du détenu au cours de son incarcération. Le contenu du référentiel Rpe relatif à la tenue des CPU reste suffisamment large et laisse un champ d’application à l’échelon local des établissements pénitentiaires en fonction des particularités des structures.


L’adoption et la mise en application des Rpe sont donc un événement important et positif du point de vue de l’encadrement de la prison par le droit. Si les Rpe sont des principes directeurs fondamentaux, il s’agit plus d’une incitation à suivre certains standards, au sens du modèle minimal, que d’une véritable obligation juridique imposée aux États en matière pénitentiaire. Un « catalogue » de bonnes pratiques est proposé aux autorités nationales concernées. La proclamation des principes n’étant pas nécessairement suffisante pour aboutir à une véritable amélioration des pratiques [2].



Une saisine à travers le processus arrivant


La doxa est l’évaluation des besoins sanitaires, psychologiques, sociaux, matériels, des personnes détenues examinées dans ce cadre pluridisciplinaire.


Le premier point d’émergence et d’ancrage de la CPU s’est opéré par le biais de la mise en place des quartiers arrivants avec pour objectif d’étudier le cas de chaque personne détenue à l’issue du parcours dit arrivant. Elle dresse ses conclusions en fonction des observations, des entretiens, des examens et des renseignements portés sur le cahier électronique de liaison (CEL), le livret de suivi de la personne détenue (dangerosité, vulnérabilité, prévention suicide, illettrisme…). Elle formalise un bilan individualisé et fixe systématiquement les premières orientations pour chaque détenu arrivant (Direction de l’Administration Pénitentiaire, 2008–2012).


Elles ont pour finalités d’améliorer l’accueil des arrivants, favoriser une mise en cohérence des interventions des différents partenaires, pénitentiaires, médicaux, enseignants. Une CPU dans chaque établissement pénitentiaire consacre le caractère pluridisciplinaire de l’évaluation. Si l’accent a été mis sur le parcours arrivant dans le cadre de différents processus de labellisations d’établissements aux Rpe, la volonté pénitentiaire d’évaluation en pluridisciplinarité infiltre l’ensemble du parcours de détention de la personne détenue. Le chef d’établissement, après avis des membres de la CPU, décide de l’ensemble du parcours d’exécution de la peine.



Retour sur la composition de la CPU


La CPU est présidée par le chef d’établissement, ou son représentant. Le directeur des services pénitentiaires d’insertion et de probation, ou son représentant en font obligatoirement partie. Elle comprend, en fonction de l’ordre du jour préalablement communiqué, un membre du personnel du service pénitentiaire d’insertion et de probation, des personnels pénitentiaires notamment des responsables des secteurs de détention, des acteurs de la formation, du travail, de l’enseignement, le psychologue employé par l’administration pénitentiaire et intervenant dans le cadre du parcours d’exécution de la peine (PEP) des personnes détenues, un représentant des équipes soignantes de l’unité de consultations et de soins ambulatoires, un représentant du service médico- psychologique régional.


Les surveillants pénitentiaires assistent à tour de rôle à ces commissions. Elles leur permettent de sortir de leur isolement et de faire part de leurs observations, de faire connaître aux différents partenaires les exigences, l’éthique, les contraintes de travail. Chacun, de sa place, fait part de ses objectifs.


Le chef d’établissement peut faire appel, soit à titre permanent, soit pour une séance déterminée, à toute autre personne remplissant une mission dans l’établissement pénitentiaire, lorsque sa connaissance des cas individuels ou des situations examinées rend sa présence pertinente. Les membres de la commission ainsi que les personnes appelées à assister à ces réunions sont tenus au secret professionnel pour tout ce qui concerne ses travaux.



Prévalence et effets des discours


Dans la réalité composite des établissements pénitentiaires, il existe autant de déclinaisons de la CPU que de structures qui ont vu la mise en place de ce dispositif, selon l’accueil que cette nouvelle instance a reçu au sein des services. Cette hétérogénéité pourrait être liée aux particularités des établissements, leur culture, la qualité des interactions entre les services qui avaient cours. La CPU peut ainsi être le prolongement formalisé de ce qui était à l’œuvre et conforter les fonctionnements ou devenir le théâtre d’expression de problématiques de la structure, d’enjeux de pouvoir dans une polyphonie des discours. Aussi, plus les modes de fonctionnements sont mis à mal dans les remaniements imposés et plus il existe un refuge drastique dans des positions antagonistes fortes voire clivées.


La dimension du conflit est intrinsèquement liée à la rencontre de ces différences et elle est irréductible. C’est pourquoi, lorsque les équilibres peuvent être trouvés, ils sont toujours fragiles. Cette nouvelle instance suppose que chacun puisse prendre ses repères, être rassuré au risque parfois de cristalliser dans un premier temps les clivages.


Une asymétrie peut alors présider aux échanges qui ne sont pas dénués de présupposés et de représentations concernant les acteurs réunis. La prévalence accordée par les membres de la commission au discours pénitentiaire ou soignant peut osciller en fonction des enjeux de pouvoir. Les savoirs peuvent être réifiés, les discours réduits au silence ou à un statut ancillaire plutôt que d’opérer d’une articulation à part entière. Pour l’administration pénitentiaire, les discours « psy » et médical sont envisagés comme faisant autorité et vont de facto impacter sur les fonctionnements. Cependant et paradoxalement, si l’administration est en attente d’éclairages pour orienter ses décisions, leurs portées peuvent être vécues comme une ingérence dans la détention.


Le retrait de ces instances peut être sous-tendu parce que chaque discipline en présence s’exposerait à la critique des autres. La véritable démarche interdisciplinaire consisterait en l’articulation et la réorganisation de ces différents champs disciplinaires à l’aide des arbitrages successivement opérés par tous les discours critiques qui les accompagnent. Cette figure garantit que, dans le dialogue interdisciplinaire, un des partenaires n’élabore pas, à la fois les questions et les réponses. Les modalités de cette interaction se soutiennent du respect de l’identité des savoirs impliqués. Admettre sa spécificité sans nier pour autant les rapports nécessaires que chacun entretient avec les services. La CPU peut se penser comme une instance de médiation des savoirs sur la personne détenue où se « nouent » des liens.


L’installation d’une réunion qui officialise le partage d’information amène à poser une réflexion sur le lien, le sens de son intervention quels que soient le champ de compétence du professionnel, les objectifs poursuivis, l’impact et les effets du discours.

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Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 9: « Une lecture de l’articulation des professionnels de la santé et de la justice à travers la mise en place des Commissions Pluridisciplinaires Uniques. »

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