8: La sexualité en prison

Chapitre 8


La sexualité en prison



La sexualité carcérale reste synonyme d’interdit, de honte et de culpabilité, alors qu’elle est habituellement associée au plaisir, au désir, à une forme d’épanouissement personnel en population générale. En prison, la plupart du temps, la sexualité est synonyme de domination, de violence, et s’exerce sous le mode de la soumission pour certains détenus. Mais elle est aussi tue, honteuse, culpabilisante par les nécessaires modifications de pratiques imposées par le milieu. Elle est parfois à l’origine de pathologies psychiatriques et d’hospitalisations au Service Médico-Psychologique Régional (SMPR), et pourtant, elle reste un sujet tabou, déniée par les personnels intervenant en milieu pénitentiaire, surveillants mais aussi soignants, même lorsqu’elle est à l’origine des problématiques du détenu. Elle n’est d’ailleurs presque jamais abordée en entretien. Les recherches essentiellement sociologiques menées jusqu’ici posent que l’exercice de la sexualité en prison agit comme une forme de domination dans un milieu où plus que partout ailleurs l’homophobie est majeure. Elle sert de technique de hiérarchisation, les formes de violences étant multiples en prison.



La prison : un milieu violent



Une hiérarchisation carcérale basée sur la domination de genre et l’homophobie


Selon Welzer-Lang et al. [1], la prison peut être considérée comme un « retour obligé » à la maison des hommes qu’évoquait Maurice Godelier [2], imposé par d’autres ordres majoritairement masculins (Police, Justice). En effet, il existe une division sociale entre détenus, basée sur la domination masculine. L’homme y exerce des charges, des responsabilités, qui lui confèrent un pouvoir. Dans ce contexte, la violence opère comme un puissant opérateur hiérarchique qui sous-tend et génère les divisions entre hommes. Elle est un instrument de domination, un régulateur des rapports de force. La structuration hiérarchique sexuée en prison distingue deux catégories : les « grands hommes » qui contrôlent, inculquent les règles, et les « sous-hommes », « non virils », à punir ou à soumettre comme des femmes.


Les « grands hommes » sont historiquement les braqueurs, les proxénètes, qui bénéficient d’un capital symbolique leur conférant l’avantage. Ils maîtrisent rapidement le fonctionnement carcéral, le jeu avec l’administration pénitentiaire, et leur supériorité hiérarchique est souvent associée à une forme de puissance sexuelle, symbolisée par l’argent, l’intelligence, la force, les femmes, qui sont autant d’attributs de virilité et de pouvoir. Ils se servent des autres détenus comme de la main d’œuvre en répartissant les tâches de façon sexuée, rappelant la répartition domestique des tâches entre mari et femme. Il existe des accords plus ou moins implicites avec l’administration pénitentiaire, qui laisse les caïds fixer leurs règles et les faire appliquer, réalisant une sorte de régulation intérieure en échange de certains avantages.


Les « sous-hommes » sont en premier lieu les « pointeurs », c’est-à-dire les détenus condamnés pour affaires de mœurs. Ils représentent la catégorie la plus méprisable et la plus basse en détention, et les autres détenus tendent à leur appliquer leur propre loi, probablement parce qu’ils éveillent chez ces derniers des problématiques mal élaborées. Ils sont souvent victimes de violences, de maltraitances, d’insultes visant à faire connaître leur statut de pointeur. Quand l’administration pénitentiaire ne ferme pas les yeux, et que la configuration de la prison le permet, ils peuvent être isolés, ce qui entraîne leur exclusion de toute activité collective. L’agression sexuelle fait partie de l’humiliation et de la domination du pointeur, les autres détenus leur « faisant subir ce qu’ils ont fait ». Violer un pointeur n’est pas considéré comme devenir soi-même violeur mais se perçoit au sein de la détention comme une façon d’infliger physiquement et symboliquement une sanction négative, « en vengeant l’honneur de la victime ». Mais tous les violeurs ne sont pas considérés comme des pointeurs en prison où s’exerce une éthique basée sur la solidarité masculine, la réprobation collective faisant valoir un code de l’honneur commun aux « grands hommes ». Se redéfinit ainsi le « viol normal » (femme belle, en âge d’avoir des rapports, appropriable et toujours plus ou moins consentante), et le « viol anormal » (femmes âgées, enfants, sujets handicapés).


Finalement, il existe une certaine entente tacite entre détenus dominants et surveillants sur la notion d’ « hétérosexualité dominante » qui se fait au détriment des pointeurs. En effet, le pédophile autorise tous les châtiments, par identification aux parents de l’enfant violé. Cette notion commune d’« hétérosexualité dominante » conduit certains membres du personnel à des dérives permissives, comme la divulgation du motif d’écrou lorsqu’il s’agit d’un pointeur. La prison, selon Michelle Perrot « met à nu le fondement homophobe de la différence des sexes qui gouvernent nos sociétés » [1]. La clôture, la pénurie exacerbent les tendances les plus archaïques qui structurent notre société.



Lois et normes


Rappelons que l’incarcération ne devrait être que « la privation d’aller et de venir » comme le précisait Valéry Giscard d’Estaing. Les textes de loi reflètent une carence du droit face aux pratiques sexuelles dans le milieu carcéral français. En effet, la sexualité en prison n’est abordée que dans l’article D.249-2 alinéa 5 du Code de Procédure Pénale [3] :



Comme l’explique Henri de la Motte Rouge [4], la sexualité est désignée ici sans la nommer, réduite à des « actes obscènes ». La référence à la pudeur peut paraître paradoxale dans un environnement institutionnalisé où pudeur et intimité sont impossibles. Les termes « obscènes » et « mœurs », abandonnés des codes sont ici réintroduits, renvoyant à une notion morale. Jacques Lesage de La Haye [5] explique le lien entre morale religieuse du 17e siècle et façon de considérer la sexualité carcérale, puisque selon lui, l’influence de la religion catholique sur le contrôle des corps est majeure : pour le sujet détenu, le plaisir reste une zone interdite, il n’est pas digne de mériter ou de donner du plaisir, il ne peut être défini comme sujet désirant et désiré. La peine inclut l’interdiction de plaisir et définit la sexualité comme punissable. Elle est ce qui fait faute au sens de faire défaut, mais aussi au sens de péché à réprimer. Mais finalement, dans cet unique article de loi sur la sexualité carcérale, on peut aussi comprendre que la sexualité n’est pas interdite de principe du moment que les rapports sexuels sont protégés de la vue d’autrui (surveillants, autres détenus, famille et enfants lors des parloirs).


Au-delà de la loi, la norme traditionnelle, sous l’influence de la morale, intériorisée par les acteurs du monde carcéral, est l’interdiction de la sexualité en prison. Dominique Lhuilier explique que la sexualité « est un interdit qui n’est pas institué par une règle, mais c’est le silence de la règle qui est interprété comme l’interdiction de relations sexuelles en prison » [6]. La norme est d’ailleurs intériorisée par les prisonniers eux-mêmes comme le dit Serge Livrozet :



Cette privation sexuelle s’inscrit nécessairement dans la violence Le corps du détenu est violé en permanence, dépossédé de lui-même à travers les fouilles à nu, la promiscuité physique, la négation de toute intimité, les rapports sexuels dérobés aux parloirs, la quête de substituts à la frustration sexuelle. Michael Faure explique que la détention assigne le sujet dans une « enclave où le plaisir est interdit » [8].



La sexualité, enjeu du pouvoir pénitentiaire


La gestion des violences appartient au pouvoir discrétionnaire des surveillants, qui jouent de la menace et de la sanction pour établir l’ordre. Le contrôle des plaisirs n’est pas un pouvoir général mais un pouvoir interstitiel, une mesure de domination sans recours possible à une argumentation rationnelle. Il est incontestable car imprévisible, irrationnel, aléatoire. Comme le dit Dominique Lhuilier,



La position des surveillants est nécessairement ambivalente au sujet de la sexualité des détenus puisqu’ils sont soumis à une double contrainte. En effet, selon Arnaud Gaillard [9], s’ils appliquent la loi à la lettre, des tensions apparaissent et la hiérarchie peut leur reprocher leur excès de zèle. À l’inverse s’ils ferment les yeux sur certaines pratiques, le risque d’incident augmente et ils s’exposent à une sanction hiérarchique. La plupart du temps, il existe donc une tolérance relative et discriminatoire.


La sexualité procède souvent d’une relation de pouvoir entre détenus, mais aussi entre détenus et surveillants. Or, l’exercice du pouvoir entraîne toujours des réponses, des réactions, et finalement selon Foucault « là où il y a pouvoir, il y a résistance » [10]. D’ailleurs, les travaux de Michael Pollack [11] montrent les capacités des individus à résister aux contraintes, mêmes lorsqu’ils sont soumis à de multiples dominations, le but ultime étant la conservation de la dignité.


Devant une interdiction théorique de sexualité et de plaisir, les détenus mettent en place des mécanismes d’adaptation secondaire, qu’Erving Goffman définit comme :


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Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 8: La sexualité en prison

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