9: L’intersubjectivité dans les systèmes familiaux et dans les consultations familiales

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L’intersubjectivité dans les systèmes familiaux et dans les consultations familiales



Dans une définition minimale, Stern définit l’intersubjectivité comme le partage de l’expérience vécue entre deux personnes. Cette expérience peut être quelque chose d’affectif, de cognitif, une sensation de mouvement, mais il faut que ce soit au niveau mental. La question de l’intersubjectivité ne se limite pas à la pratique psychothérapeutique. L’idée de base est que l’esprit humain se construit et se maintient dans un lien intersubjectif à l’autre. Il n’existe pas de psychisme isolé. C’est le partage intersubjectif qui légitime notre appartenance au couple, au groupe et à la famille. Il peut être considéré comme un système motivationnel nécessaire à la survie de l’espèce. En effet, on ne peut pas se sentir exister sans interactions avec les autres (Stern, 2003, 2005). Le travail avec les groupes ou avec les familles nous enseigne que les processus en jeu ne se réduisent pas à la somme des dynamiques psychiques de chacun de ses membres et que l’intersubjectivité n’est pas que dyadique, elle est aussi triadique (père – mère – bébé) et groupale.


Dans le cadre de la thérapie familiale psychanalytique, la notion d’intersubjectivité est travaillée comme la représentation fantasmatique et groupale de l’individu dans sa famille (Eiguer, 1995). Elle est une écoute, au-delà des échanges verbaux et comportementaux, du fonctionnement fantasmatique familial dans l’appareil psychique groupal de la famille. On le voit, la conception reste ici une dimension d’un appareil psychique individuel aux prises avec des mouvements inconscients de l’appareil psychique groupal.


La théorie des systèmes est née d’un modèle mathématique reporté aux groupes humains. C’est le biologiste Ludwig von Bertalanffy (1973) qui le premier a travaillé sur la « théorie générale des systèmes » biologiques, économiques, mathématiques et informatiques. La notion de système se définit comme un ensemble d’éléments en interaction tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une modification de tous les autres et par conséquent aussi de l’ensemble. Il existe donc des mécanismes d’autorégulation visant à empêcher tout changement et à ramener le système en équilibre, dans un état stable, par des mécanismes de feedback négatif. Ce serait la relation qui ferait tenir le système. Un tout n’est donc pas une somme d’unités uniquement.


Le développement des thérapies systémiques et familiales remonte aux années 1950, à l’articulation des théories des systèmes et celles de la communication introduites par les contributions de Gregory Bateson autour du double lien. Elles seront ensuite systématisées par l’École de Paolo Alto avec Paul Watzlawick et ses collaborateurs du Mental Research Institute. Ces théories, basées sur la cybernétique de premier ordre, estimaient que l’observateur était séparé de l’objet observé, considéré comme une boîte noire. Ces auteurs pensaient que le thérapeute pouvait intervenir objectivement dans les systèmes en utilisant l’une ou l’autre technique, en disposant d’un savoir sur la « réalité » de leur fonctionnement. Ils introduisent alors la notion d’homéostasie familiale. Ainsi la maladie mentale n’est plus considérée comme la conséquence d’un psychisme perturbé mais comme le symptôme d’un trouble de la communication intrafamiliale. Le trouble d’un des membres de la famille tend à protéger l’équilibre de l’ensemble de la famille. Pour les psychothérapeutes systémiciens, les membres d’une même famille établissent des relations dont les séquences sont souvent implicites ou même non reconnues mais essentiellement prévisibles. Le poids des interactions familiales s’inscrit en ce sens dans un canevas préorganisé qui constitue la structure de la famille.



L’approche expérientielle


C’est avec l’approche expérientielle que les théories systémiques vont évoluer vers une position plus intersubjective du thérapeute dans la prise en compte de son vécu émotionnel en séance avec les systèmes ou les familles. C’est une approche basée sur la phénoménologie existentielle du développement humain qui considère que l’accès à l’expérience passe par le monde des sens. La croissance de l’individu surgit au décours de l’expérience émotionnelle (Napier et Whitaker, 1980). Whitaker ne s’appuie pas sur la compréhension intellectuelle du problème, il utilise les perceptions, le jeu pour introduire du changement. Le but thérapeutique est de permettre l’épanouissement du patient au travers du travail sur la primauté de l’expérience et du vécu. Le passé est abordé à travers l’expérience du présent. Cet auteur avec d’autres mettent l’accent sur l’importance de la personnalité du thérapeute pour permettre le déploiement du processus. Il s’agit avant tout d’une communication et d’un partage émotionnel entre les membres de la famille concomitante à celle qui va naître entre le thérapeute et la famille et tous les membres constitutifs de celle-ci. L’expérience ressentie et vécue dans l’ici et maintenant par les différents membres du système, en ce compris le thérapeute, est essentielle au processus. Le jeu et la communication analogique sont au premier plan. L’engagement de l’intervenant est ici primordial au niveau affectif, relationnel. Il est à l’opposé de la position bienveillante et neutre du psychanalyste. Whitaker s’utilise comme outil pour se mettre au service de ses patients avec ses propres associations (Napier et Whitaker, 1980). Il s’engage avec toute sa personne et ses ressentis. La théorie et la mise en œuvre de techniques sont secondaires. Le changement dans la souffrance du système se fait dans le contexte d’une relation thérapeutique chaleureuse et l’un des objectifs du dispositif est de permettre l’établissement d’une relation d’intimité et d’investissement affectif mutuel. La cothérapie et les supervisions permettent l’analyse du processus en cours. La thérapie est un contexte où le rôle du thérapeute est central, où l’expérience que vivent les différents membres du système thérapeutique est capitale. Ce n’est pas la compréhension consciente des mécanismes en jeu qui fait changer le patient mais le vécu émotionnel partagé qui amène à une prise de conscience affective sous-jacente, liée à ce que Stern appelle la connaissance implicite et qui est essentielle à la manière de se comporter avec autrui. Ces éléments qui constituent le corpus de la thérapie sont non symboliques, non verbaux et donc aussi inconscients.



La notion de thérapie constructiviste


Dans les années quatre-vingt, apparaît un nouveau paradigme dans le champ de la cybernétique et des thérapies systémiques avec les travaux de Von Foerster s’appuyant sur ceux de Maturana et Varela. Il développe le concept d’autoréférence qui considère qu’un système produit ses propres règles, lois et fonctions. La référence est donc le système lui-même. Dans la théorie du constructivisme, il existe une relation inséparable entre le système de l’observateur et le système observé, la « réalité » ne peut être saisie indépendamment de l’observateur. Il est donc impossible de décrire le monde comme s’il était extérieur à nous. Cette approche a aussi été appelée « cybernétique de second ordre » en raison du lien unissant l’observateur et le système observé. La perception du monde se construit, se co-construit. Ce que nous percevons est en partie issu de notre regard, avec une impossible neutralité. Ainsi, la perception visuelle naît à l’intersection de ce qui s’offre à nous et de notre propre système nerveux. Ce que nous voyons n’existe pas en tant que tel à l’extérieur de notre champ d’expériences mais résulte de notre activité interne que le monde externe déclenche en nous. Nous construisons le monde alors que nous pensons le percevoir. Ainsi les modèles constructivistes mettent l’accent sur les motivations, l’intentionnalité et les attributions subjectives de sens dans les systèmes humains. La connaissance est auto-référentielle.


Cette théorie s’apparente ensuite à la notion de constructionnisme social où le sens du moi naît dans un contexte intrinsèquement relationnel. Pour l’américain Gergen (2003), l’individu se construit au fil des rencontres : « la construction du monde ne se situe pas à l’intérieur de l’esprit de l’observateur, mais bien à l’intérieur des différentes formes de relation ». On développe un soi relationnel s’appuyant sur le social. En fonction des rencontres, un individu va construire un certain type de langage, une certaine narrativité, et en déconstruire un autre. Quand un patient parle de telle ou telle chose, il importe de se poser la question de pour qui il tient ce discours et dans quel but, les significations étant co-générées par le patient et le thérapeute dans le contexte thérapeutique.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 9: L’intersubjectivité dans les systèmes familiaux et dans les consultations familiales

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