3: Développement précoce et intersubjectivité

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Développement précoce et intersubjectivité1



Au cours des dernières décennies la psychologie du développement, et en particulier l’infant research, parallèlement à l’étude du psychisme des nouveau-nés, s’est intéressée aux capacités du bébé à partager son expérience subjective (les états affectifs, la perspective et la focalisation de l’attention sur les objets du monde extérieur, les intentions) avec celle des autres. À cet égard, il y a eu un regain d’intérêt pour le terme d’« intersubjectivité ». Cette expression a été introduite vers la fin des années soixante-dix par Trevarthen pour expliquer l’étroite corrélation entre les expressions faciales, vocales et gestuelles des nourrissons de seulement 2-3 mois et les expressions de leurs mères pendant la communication en face-à-face que la microanalyse des films sur l’interaction mère/enfant avait permis de découvrir. Plus précisément, Trevarthen a appelé « intersubjectivité » la capacité « à adapter le contrôle subjectif à la subjectivité de l’autre, pour pouvoir communiquer » (Trevarthen, 1979, p. 322).


Bruner, l’un des promoteurs du développement de ce domaine de recherche, signalait, il y a encore 15 ans, la nécessité pour la psychologie de se concentrer sur le thème de « l’intersubjectivité », à savoir le « processus par lequel on apprend à savoir ce que ressentent les autres et à s’adapter par conséquent » (Bruner, 1996a), afin de progresser dans la compréhension du fonctionnement psychique et du changement culturel lié à l’évolution humaine. Selon Bruner, l’étude de l’intersubjectivité est fondamentale car l’enfant dès son premier âge, à travers l’expérience intersubjective, commence à attribuer un sens à sa relation avec le monde (Bruner, 1996b) ; en d’autres termes, il commence à situer les expressions, les actions et les événements dans l’« espace symbolique » qu’il partage avec l’adulte qui interagit avec lui. Au niveau le plus simple, l’intersubjectivité est soutenue par la capacité à reconnaître que l’on peut partager sa propre expérience intérieure : d’abord par la réciprocité des regards, des expressions émotionnelles et des autres formes de contact perceptif entre le nourrisson et la mère ; par la suite, à un niveau plus élaboré, à travers le partage de l’attention vers les objets/événements du monde extérieur (Bruner, 1995).


Le développement de la recherche dans ce sens, favorisé également par la multiplication des études sur les capacités perceptives et communicatives des nouveau-nés, a produit des contributions significatives sur les origines et les premiers développements de l’intersubjectivité, à la fois en termes de paradigmes de recherche et d’évidences empiriques qui modifient radicalement l’idée d’un nouveau-né humain conçu comme un organisme peu différencié de sa mère et qui a besoin de protection contre les stimuli extérieurs (Mahler et al., 1975), et en termes de modèles théoriques qui traduisent ces résultats.


Actuellement, la plupart des auteurs impliqués dans ce domaine de recherche s’accordent sur l’idée que les enfants naissent avec un appareil mental syntonisé sur le psychisme et le comportement des autres êtres humains, et qu’ils ont une tendance innée à interagir avec ces derniers, ainsi qu’à utiliser des compétences différenciées dans l’interaction avec des personnes ou des objets inanimés. Toutefois, les positions sur les principales questions qui sont à la base de l’étude des origines de l’intersubjectivité diffèrent de façon significative. Dans ce chapitre nous souhaitons illustrer les principaux modèles théoriques sur les origines et les premiers développements de l’intersubjectivité en les comparant en fonction des questions clés autour desquelles convergent ou divergent ces théories :




Nature et conditions d’apparition de l’intersubjectivité


La question centrale sur laquelle se distinguent les différents modèles concerne la nature des premières formes d’intersubjectivité présentes dans l’expérience du nourrisson et, par conséquent, les conditions, ou les prérequis minimaux, pour l’apparition de l’expérience intersubjective. Par rapport à ces thèmes, étroitement liés à la question de l’âge auquel un être humain peut commencer à ressentir, et montrer, le fait de vivre une certaine forme de contact avec l’expérience vécue par l’autre, on peut identifier fondamentalement trois différentes positions théoriques :




Les modèles de l’intersubjectivité innée


La première position, identifiable dans les modèles de Trevarthen, Meltzoff et d’autres auteurs (par exemple Braten, 1998 ; Legerstee, 2005 ; Reddy, 2008), ainsi que dans les publications les plus récentes de Stern (2004 ; 2007), considère une nature innée de l’intersubjectivité fondée sur un besoin, caractéristique de l’espèce humaine, d’entrer en contact avec d’autres personnes pour partager ses propres expériences, et sur une prédisposition innée à s’orienter en ce sens. Cette position place donc les origines de l’intersubjectivité dans les premiers jours de vie, en identifiant dans l’imitation néonatale la première forme de l’expérience intersubjective dont l’être humain dispose. Après les observations de Maratos (1973) et les célèbres expériences de Meltzoff et Moore (1977; 1989), de nombreuses études (par exemple Kugiumutzakis, 1998 ; Nagy et Molnar, 1994 ; Reissland, 1988 ; Vinter, 1986) ont documenté l’évidence empirique de la capacité des nouveau-nés, même âgés seulement de quelques heures de vie, à imiter les actions faciales, telles que la protrusion de la langue et l’ouverture de la bouche, qu’un adulte en position de face-à-face répète plusieurs fois après avoir obtenu leur attention. Observant le temps que le bébé emploie pour produire la réponse imitative, l’effort qu’il déploie, l’augmentation progressive de la correspondance entre l’action et le modèle produite par la répétition du mouvement, Trevarthen (1998; 2011) comme Meltzoff (Meltzoff et Moore, 1997) soulignent que l’imitation des mouvements faciaux de la part de l’enfant, loin d’être un simple réflexe, est un processus délibéré de « couplage » de l’action de l’autre rendu possible par l’organisation mentale particulière du nouveau-né. Les modèles proposés par ces deux auteurs, cependant, diffèrent beaucoup par l’interprétation des premiers développements de l’intersubjectivité.



Le modèle de l’équivalence soi-autre (like me) de Meltzoff


Ce modèle, avec lequel Meltzoff (2007) met la reconnaissance de l’équivalence soi-autre à la base de l’expérience intersubjective et de la cognition sociale, est lui-même dérivé du modèle développé par l’auteur pour expliquer la capacité d’imitation néonatale mise en évidence par ses illustres expériences. Fondamentalement, l’imitation mise en œuvre par le nouveau-né est conceptualisée comme un processus actif de couplage (matching) de son action à l’action de l’autre, rendu possible par un dispositif neural qui permet à l’enfant de mettre en correspondance — dans une représentation supramodale — ce qu’il voit dans le visage de l’autre et ce qu’il ressent proprioceptivement sur son visage (Meltzoff et Decety, 2003 ; Meltzoff et Moore, 1997). Dans ce processus, dans lequel le bébé « mappe » activement l’action de l’autre sur l’action autoproduite (ressentie de façon proprioceptive), l’autre devient accessible au soi à travers la perception de correspondances transmodales. Cette expérience crée un sentiment de lien interpersonnel : « tu peux agir comme moi et je peux agir comme toi » (Meltzoff et Brooks, 2007 ; Meltzoff et Moore, 1998), qui « colorie les toutes premières interactions et interprétations du monde social et constitue le fondement de la communication et du développement humain » (Meltzoff et Brooks, 2007, p. 165). La reconnaissance de l’équivalence soi-autre dans les actions est donc considérée comme fondamentale pour le développement de l’intersubjectivité, car elle permet d’interpréter le comportement de l’autre (qui essaie, par exemple, d’attraper quelque chose) sur la base de son expérience de l’état mental, ainsi que des sensations corporelles, couplée à cette action déterminée (par exemple, le désir de préhension). En ce sens, cette reconnaissance permet de partager les émotions, l’attention et les intentions, comme le suggèrent les expériences menées par Meltzoff sur le rôle de l’expérience subjective dans le suivi du regard de l’autre (Brooks et Meltzoff, 2002; 2005), c’est-à-dire partager l’attention, qui apparaît entre 9 et 11 mois, et comprendre les objectifs et les intentions de l’autre (Meltzoff, 1995), au cours de la 2e année de vie.



Le modèle de l’intersubjectivité primaire (et de son développement) de Trevarthen


Le modèle théorique de Trevarthen, contrairement à celui de Meltzoff, est entièrement axé sur l’intersubjectivité et développé à partir des résultats des études observationnelles et expérimentales fondées sur les descriptions micro-analytiques détaillées du comportement des nouveau-nés et des nourrissons de quelques mois en interaction spontanée ou contrôlée avec leurs mères. Ces descriptions montrent que, déjà dans la période néonatale, dans le contexte d’une interaction émotionnelle dans laquelle la mère propose des modalités de communication adaptées à la sensibilité perceptive du bébé (des variations rythmiques et prosodiques, des répétitions, des accentuations), celui-ci peut réagir de façon variable aux diverses expressions manifestées par les mouvements maternels, en montrant des signes de « monitorage » ou, du moins, une sensibilité aux changements d’expression du partenaire ; en outre ces descriptions montrent que si le nourrisson, à l’âge de 2 mois, est impliqué dans une interaction en face-à-face avec la mère ou un adulte attentif et affectueux, il peut avoir une réaction contingente, du point de vue affectif et temporel, aux vocalisations et aux expressions du visage et des mains du partenaire, et produire des échanges « protoconversationnels » alternés avec ce dernier (Trevarthen, 1979; 1993a). Cette correspondance précoce d’expressions communicatives est définie par Trevarthen (1979; 2005) comme « intersubjectivité primaire » pour en mettre en évidence la dimension de première expérience de partage d’états subjectifs, ou « contact mental » entre les partenaires, rendu possible et régulé par le passage d’émotions de la mère au nourrisson et du nourrisson à la mère. Dans ce processus, la mère joue un rôle clé pour faciliter la participation du nourrisson, en s’identifiant avec empathie à ses états d’âme et ses intentions, et en lui offrant des modalités de communication adaptées à sa sensibilité perceptive multimodale, prédisposée à l’échange intersubjectif. Trevarthen insiste sur l’idée que les êtres humains naissent avec des « motivations » — c’est-à-dire des motivations innées — pour communiquer avec les autres personnes, et la capacité de comprendre les intentions des autres à travers leurs mouvements et leurs actions expressives. Cette capacité dépendrait d’une organisation cérébrale qui permettrait « un reflet intuitif des intentions et des vécus affectifs manifestés par les mouvements du corps des autres personnes » (2001, p. 101) ; une réflexion qui, n’ayant aucune nécessité de médiation cognitive, serait opérationnelle même au niveau sous-cortical, donc dès la naissance.


Dans la théorisation de Trevarthen la sensibilité intersubjective du nouveau-né, « prédisposée à être éduquée à travers le partage de la signification des intentions et des vécus émotionnels avec les autres êtres humains » (Trevarthen, 2011, p. 121), peut être comprise à la lumière de l’évolution de l’intersubjectivité infantile que l’auteur conceptualise dans sa forme primaire, innée, à travers différents niveaux de complexité qui se suivent jusqu’à la 2e année de vie. Parmi ceux-ci, une étape cruciale se produit aux alentours de 9-10 mois, lorsque l’enfant commence à intégrer les motivations à agir sur les objets et à communiquer avec les personnes dans une nouvelle forme d’intersubjectivité dite « coopérative » (Trevarthen, 2005), en référence à la coordination entre soi, l’autre et l’objet à travers l’échange de gestes communicatifs et l’imitation des manières d’utiliser les objets, ce qui constitue une base indispensable pour l’apprentissage culturel et linguistique de l’enfant.



Le concept de « matrice intersubjective » de Stern


Bien que le modèle de la syntonisation des affects de Stern soit très éloigné des modèles de l’intersubjectivité innée, ses écrits de la dernière décennie témoignent d’une position cohérente avec les auteurs qui soutiennent la présence de formes primitives d’intersubjectivité dès la période néonatale. Selon Stern, l’intersubjectivité est une nécessité et, en même temps, une condition humaine fondamentale : notre psychisme, par sa nature, est constamment à la recherche d’autres personnes avec lesquelles entrer en résonance et avec qui partager des expériences (Stern ; 2004). Le psychisme de chaque enfant évolue dans une atmosphère de dialogue, que Stern résume avec le concept de « matrice intersubjective » (2004 ; 2007) pour indiquer la façon dont chaque personne, dès la naissance, grandit entourée des intentions, états émotionnels, désirs, croyances, pensées et actions des autres personnes qui interagissent constamment avec les siens, dans un dialogue incessant (réel ou virtuel) à partir duquel se développe la vie mentale subjective. Pour confirmer l’existence de cette « matrice », l’auteur rapporte les résultats des découvertes dans le domaine de la neurobiologie (il fait référence aux « neurones miroirs », Rizzolatti et al., 2001, et aux « oscillateurs adaptatifs », Varela et al., 2001), comme dans le domaine du développement. Dans ce contexte, Stern souligne la convergence de plusieurs études, y compris les siennes (par exemple Braten, 1998 ; Jaffe et al., 2001 ; Kugiumutzakis, 1998 ; Gergely et Watson, 1999 ; Meltzoff et Moore, 1998 ; Stern, 1977; 1985 ; Trevarthen, 1979; 1993b ; Tronick, 1989) en indiquant la présence de correspondances intermodales dans l’intensité, la forme et le rythme des actions vocales et faciales et des mouvements des nourrissons et des adultes en interaction ; « ainsi, dès la naissance, on peut parler d’une psychologie de psychismes mutuellement sensibles » (Stern, 2004; 2007, p. 39). La portée et la complexité de la matrice intersubjective se développent ensuite, déjà au cours de la 1re année de vie et dans les suivantes (Stern, 2008), grâce à l’émergence de nouvelles compétences cognitives et à la disponibilité de nouvelles expériences d’interaction qui permettent à l’enfant de vivre pleinement l’expérience intersubjective.



Les modèles de la régulation mutuelle


La deuxième position théorique, identifiable dans les modèles de Fogel, Tronick et Beebe, réunis par la référence à la perspective des systèmes dynamiques, et partagée par plusieurs autres auteurs (par exemple Lavelli, 2007 ; Rochat, 2007 ; Rochat et Striano, 1999 ; van Egeren et al., 2001), localise les origines de l’intersubjectivité dans les premières expériences de communication en face-à-face — en particulier dans les processus de co-régulation (Fogel, 1993a) ou de régulation mutuelle (Gianino et Tronick, 1988 ; Tronick, 1998) d’attention et d’émotions — que le nourrisson développe avec sa mère et d’autres adultes significatifs depuis la fin du 2e mois ou à partir du 3e mois de vie. En ce sens, cette théorie considère comme prérequis à l’émergence des premières formes d’intersubjectivité une organisation comportementale régie par l’interaction avec l’environnement extérieur, ainsi que la possession, de la part du nourrisson, de compétences qui permettent la perception de la contingence interpersonnelle et d’un système de communication bien organisé. Autour de l’âge de 2 mois, la prédisposition innée de l’enfant à interagir avec les autres êtres humains se manifeste de manière non équivoque, grâce aux changements radicaux qui se produisent au niveau de son développement psychobiologique (Emde et Buchsbaum, 1989) — une transformation des fonctions neurales (Herschkowtiz et al., 1997) accompagnée d’une augmentation soudaine du temps d’éveil (Wolff, 1987), de la capacité à maintenir l’attention visuelle et à explorer les caractéristiques internes du visage humain (Acerra et al., 1999), l’apparition du sourire social (Spitz, 1965 ; Wolff, 1987), des vocalisations d’émotions positives et des mouvements labiaux de « prélangage » (Trevarthen, 1979) —, et grâce à la disponibilité de stimuli sociaux et de contextes d’interaction en face-à-face avec l’adulte. Les signes explicites de réponse sociale du nourrisson agissent comme un renforçateur positif pour l’adulte (Fogel, 1993a), qui commence à se mettre en rapport avec l’enfant en mettant en évidence les qualités affectives et temporelles de ses actions communicatives, en les rapprochant, de manière intuitive (Papousek et Papousek, 1995), des capacités de compréhension affective du nourrisson, et en facilitant ainsi la mise en place de l’expérience intersubjective en tant que copartage et co-régulation affective.



Le modèle de co-régulation de Fogel


L’application de la théorie des systèmes dynamiques à l’étude des premiers processus de développement, en particulier l’étude de la communication interindividuelle (Fogel, 2006; 2011, Fogel et Thelen, 1987), et l’utilisation de protocoles de recherche microgénétique (Lavelli et al., 2005) permettent à Fogel de mettre en évidence que dès les premiers mois de vie, dans le contexte de la communication mère/nourrisson, il existe deux éléments clés de la dynamique de développement de la relation :



• le premier concerne l’adaptation continue au comportement de l’autre non seulement de la part de la mère, mais aussi de la part de l’enfant : une adaptation faite d’ajustements posturaux, de modulations de la direction du regard, de petites variations dans les gestes et les actions faciales et vocales qui expriment une régulation des émotions et des actions par rapport à celles du partenaire, clairement observable à partir du 2e mois de vie (Lavelli et Fogel, 2002; 2005) et indicative d’une expérience d’intersubjectivité en tant que coparticipation émotionnelle ;


• le deuxième élément concerne le fait que ce processus de « co-régulation » (Fogel, 1993a, 1993b) des expressions émotionnelles et des comportements crée des émotions et des séquences d’actions partagées qui peuvent facilement se répéter et se stabiliser en tant que modes de communication au sein de la dyade mère/enfant. Par la répétition régulière, ces modes deviennent des contextes au sein desquels les actions prennent un « sens » qui est partagé par les partenaires. Dans ce sens, Fogel les appelle frames, c’est-à-dire cadres de sens de l’expérience intersubjective. « Les processus de co-régulation et de mise en forme (framing) sont complémentaires. Le premier représente l’aspect dynamique et créatif de la communication, qui produit nouveauté et sens. Le deuxième représente la stabilisation de routines co-régulées » (Fogel, 1995, p. 120).


Dans ce modèle, la qualité de l’expérience intersubjective qui se développe entre le nourrisson et la mère est en grande partie révélée par la nature et la flexibilité des frames de la communication dyadique, en particulier par la « perméabilité » (Fogel et al., 2006) du système de communication mère/nourrisson à intégrer les innovations apportées par l’action du bébé, et par la présence d’une rétroaction positive — et donc d’une amplification qui crée de nouvelles possibilités de partage — entre les comportements des partenaires, comme le suggèrent les résultats de certaines études microgénétiques (Fogel et al., 2006 ; Lavelli et Fogel, soumis). À cet égard, les données empiriques mettent en lumière la bidirectionnalité des contributions des partenaires, ce qui indique que la capacité de réflexion de la mère joue un rôle crucial pour faciliter les processus de changement, mais ne suffit pas en cas de faible réponse du nourrisson (Lavelli et Fogel, soumis). La rigidité des frames (par exemple dans le cas d’un haut niveau de contrôle maternel) et la faible capacité à créer des opportunités de développement de nouveaux modes de communication limitent les possibilités de d’évolution de la relation et de l’enfant lui-même au sein de la relation.



Le modèle de la régulation mutuelle et de l’expansion dyadique des états de conscience de Tronick


Au cours des dernières décennies, la structure de la régulation mutuelle (Gianino et Tronick, 1988) est progressivement élaborée (Tronick, 1998; 2005) et insérée par Tronick (2008 ; Tronick et Beeghly, 2011) dans un modèle plus large qui intègre l’idée de Bruner des êtres humains comme « producteurs de sens » dans leur relation au monde dans la théorie des systèmes dynamiques. Dans le modèle dérivé des premières études micro-analytiques de Tronick sur l’interaction en face-à-face entre le nourrisson et l’adulte (Gianino et Tronick, 1988 ; Tronick et al., 1980), l’expérience intersubjective est conceptualisée comme un processus de régulation mutuelle des états affectifs des partenaires impliqués dans la communication ; le nourrisson serait capable de vivre cette expérience à partir du 3e mois de vie parce qu’à cet âge, selon Tronick, il possède non seulement des modalités expressives bien organisées, mais aussi la capacité de partager le sens des comportements exprimés ainsi que l’intention de s’engager dans un échange mutuel. Plus précisément, le concept de « régulation mutuelle » considère le nourrisson et le caregiver2 en tant que partie d’un système de communication affective dans laquelle les réactions émotionnelles et l’expérience affective du nourrisson sont déterminées par l’expression affective du caregiver et par la compréhension implicite de cette expression de la part de l’enfant, et vice versa, l’expérience affective et le comportement du caregiver sont déterminés par l’expression affective du nourrisson. Cette dynamique apparaît clairement dans les processus de réparation des états de non-correspondance entre les états affectifs ou les intentions relationnelles des partenaires, lorsque la mère et le bébé sont tous les deux engagés à réguler leurs expressions/actions pour atteindre l’objectif partagé d’un nouvel état de connexion affective ou, en utilisant un concept central dans l’élaboration ultérieure de la théorie de Tronick, d’un nouvel « état dyadique de conscience ».


Avec l’enrichissement ultérieur du modèle par les conceptualisations dérivées de la théorie des systèmes dynamiques et de la théorie de Bruner « des actes de signification », le concept de « régulation mutuelle » reste central pour expliquer la dynamique de l’interaction adulte/nourrisson, bien que l’accent se déplace sur ce que la régulation mutuelle peut produire, c’est-à-dire « l’expansion des états de conscience » du nourrisson (Tronick, 1998; 2005) ou, en d’autres termes, « la production de significations » (Tronick, 2008 ; Tronick et Beeghly, 2011) non verbales — les affects, les mouvements, les représentations primitives — au sujet de sa relation au monde, qui soutiennent le développement psychique de l’enfant. L’actuel modèle de la régulation mutuelle (Mutual Regulation Model, MRM, Tronick, 2008; 2010) suppose que les êtres humains, en tant que systèmes psychobiologiques ouverts et complexes, agissent constamment pour obtenir des ressources pour leur croissance : énergie et informations significatives dérivées de l’environnement pour produire des significations à l’égard de leur relation au monde. L’ensemble des significations que possède un individu à un moment donné constitue un « état psychobiologique de conscience », c’est-à-dire le niveau global d’auto-organisation qui oriente son implication avec les autres personnes, les objets et soi-même. Les états de conscience d’un nourrisson représentent les intégrations psychobiologiques des affects, des actions et des expériences qui dépendent du niveau de développement physiologique et neurologique mais aussi, étant donné les capacités limitées d’auto-organisation du bébé, du fonctionnement du système de régulation dyadique qui opère dans l’interaction nourrisson/caregiver pour soutenir les possibilités du premier. Ainsi, dans l’interaction avec sa mère le nourrisson, selon les informations qu’il intègre — au niveau des entrées perceptives, des expressions motrices, des intentions d’action, des informations qu’il reçoit par rapport à ses objectifs — et à son niveau de développement neurologique crée des significations ou, en d’autres termes, des états affectifs cohérents qu’il manifeste à travers des actions faciales, vocales, corporelles ; cependant, la complexité limitée de ces états peut être majorée par des actions régulatrices de soutien affectif apportées par la mère qui, en interprétant l’expression affective du nourrisson, adapte son comportement dans le but de faciliter la réalisation des objectifs du bébé. Par exemple, lorsqu’elle apporte un soutien à la posture du bébé, de sorte qu’il puisse allonger librement les bras pour saisir un objet qu’il essayait d’atteindre, sans succès, le nouveau sens co-créé dès que le nourrisson saisit l’objet et sourit à sa mère élargit l’état de conscience de chacun d’eux. Au contraire, l’échec répété des processus de régulation dyadique (comme dans les interactions avec des mères déprimées) peut conduire le nourrisson à construire des significations déformées, bien qu’adaptatives à court terme, de la façon d’être en relation avec l’autre, qui peuvent augmenter la vulnérabilité aux problèmes de santé mentale (Tronick et Beeghly, 2011).

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 3: Développement précoce et intersubjectivité

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