2: « Théorie de l’esprit » et psychopathologie

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« Théorie de l’esprit » et psychopathologie



La notion de théorie de l’esprit (Theory of Mind ou ToM) est issue de l’éthologie et a été introduite par Premack et Woodruf dans leur article, « Les chimpanzés ont-ils une théorie de l’esprit ? », paru en 1978. En cela, cette notion illustre la richesse et la pluridisciplinarité des sciences cognitives, caractérisée par des transferts et emprunts à des champs aussi divers que l’éthologie, la psychologie sociale, la philosophie ou la linguistique. Le concept de ToM est né à la frontière de la psychologie sociale et de l’éthologie. Par ToM, il faut entendre non pas une théorisation scientifique du fonctionnement mental, un savoir construit sur l’esprit, mais une fonction ou aptitude innée propre à certains animaux sociaux et surtout à l’homme, permettant d’« accéder » à la vie psychique d’autrui et aux « états mentaux » de ce dernier.


La difficulté à définir plus précisément cette fonction est révélatrice de la complexité du problème posé : doit-on parler de perception, de représentation, de connaissance, d’appréhension, d’inférence, de calcul, des états mentaux, croyances et intentions d’autrui ? Doit-on supposer un raisonnement hypothético-déductif, un jugement, ou une forme de perception immédiate, une réaction à la vie mentale (aux « états mentaux ») d’autrui — une interaction mentale ? Quelle place donner ici aux émotions et affects ?


Les termes scientifiques autant que cliniques manquent dès qu’il est question de l’accès à la vie mentale de l’autre, et des influences mutuelles entre le psychisme de deux individus. On peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles la psychologie « scientifique » (psychologie expérimentale, cognitive, neuropsychologie) a si longtemps ignoré ce champ laissé à la psychologie clinique, à la psychanalyse et à la psychologie sociale, pour réduire le fonctionnement mental ou « cognitif » au puzzle de la perception, de l’attention, de la mémoire, du langage et de la motricité, réduisant les « fonctions supérieures » à la conscience. Lipps, Janet, Freud ont pourtant placé très tôt l’intersubjectivité au centre de leurs préoccupations. Sans doute faut-il y voir l’effet d’une prise en compte exclusive de la clinique neuropsychologique des lésions cérébrales qui ne touchent pas ces fonctions de façon prédominante, et d’une longue ignorance de la clinique psychopathologique. De plus, pour des raisons méthodologiques et conceptuelles, les sciences objectives du cerveau et de la vie mentale se sont consacrées jusqu’à aujourd’hui seulement à l’étude d’un sujet et d’un cerveau en rapport avec l’environnement physique matériel. L’émergence récente des « cognitions sociales » et « neurosciences sociales », ainsi que l’étude du développement conduisent cependant aujourd’hui les neurosciences à abandonner cette vision solipsiste, pour renouer avec une approche que l’on gagnerait sans doute à qualifier d’interactionniste (Cosnier, 1998).


Mais on peut aussi s’interroger sur ce qui a conduit, pour d’autres motifs, la psychologie clinique et la psychanalyse à ne pas systématiser la compréhension de cette fonction aussi rigoureusement qu’elles ont pu le faire pour, par exemple, les fonctions du moi ou la vie psychique inconsciente. D’une certaine manière, l’accès à l’activité psychique d’autrui reste ici une évidence ou un constat empirique, il va de soi et ne constitue pas un objet de recherche. Intuition, transfert et contre-transfert, identification, projection en rendent compte, mais de manière descriptive et référée à d’autres objets primordiaux que l’intersubjectivité, ou que l’inter- ou copsychéité.


Retenons que dans cette première étude où apparaît le terme de « théorie de l’esprit », il s’agissait de prédire le comportement d’un autre sujet. On montre au singe une vidéo figurant une séquence comportementale inachevée, mettant en scène un homme dans une situation particulière, et il doit désigner parmi plusieurs l’image qui constitue la suite logique de la scène. La fonction de ToM consiste ici à comprendre les intentions d’autrui (le congénère) pour prédire ses actions : pour Premack et Woodruf (1978), la ToM est l’aptitude ordinaire ou naturelle qui permet d’attribuer des états mentaux distincts à soi et à autrui, de les inférer et de prédire et d’expliquer le comportement sur la base de ces états mentaux. L’existence d’une ToM chez les primates, moins développée que chez l’humain, reste discutée (Call et Tomasello, 2008 ; Tomasello et al., 2003).


Historiquement, le concept de ToM s’inscrit dans la filiation de recherches sur le développement des métacognitions — cognitions sur la cognition — menées dans les années soixante-dix (Flavell, 2004). Perner et Wimmer poursuivront ces recherches sur les « méta-représentations », en imaginant les paradigmes de « fausses croyances » sur lesquels nous reviendrons (Perner, 1991 ; Wimmer et Perner, 1983). D’autres travaux exploreront la distinction précoce chez l’enfant entre apparence et réalité, c’est-à-dire l’importance de la prise en compte du point de vue du sujet — de sa subjectivité au sens de ses états mentaux — sur la réalité, et plus largement la capacité précoce de l’enfant à concevoir la vie mentale d’autrui. L’enfant est ainsi capable d’adopter la perspective d’autrui (ou allocentrique), d’utiliser (entre 18 et 24 mois) des mots et verbes désignant des états mentaux et des attitudes propositionnelles (croire, désirer, craindre, etc.). Le terme de ToM émergera plus tard pour rassembler ces notions (Premack et Woodruf, 1978 ; Baron-Cohen et al., 1985, Astington et al., 1988).


La rencontre de la ToM et de la psychopathologie aura lieu dans le champ de la psychopathologie du développement, à propos de l’autisme. Elle exploite le célèbre paradigme des « fausses croyances » (Wimmer et Perner, 1983). Publiée sous le titre Les enfants autistes ont-ils une théorie de l’esprit ? (Baron-Cohen et al., 1985), l’étude analyse les réponses de trois groupes d’enfants (normaux, autistes et déficients intellectuels appariés) confrontés à une tâche simple consistant à devoir adopter le point de vue de l’autre, celui d’un personnage au décours d’une petite scène.


Les paradigmes expérimentaux de « fausses croyances » (du « tube de Smarties » ou de « Sally et Ann »), qui opérationnalisent l’usage d’une ToM, consistent à demander au sujet de l’expérience (en l’occurrence un enfant) ce que va faire un personnage confronté à une situation où il ignore que l’objet qu’il désire a été déplacé ou substitué, ce que l’enfant en revanche sait. L’enfant doit donc se représenter la croyance d’autrui, croyance fausse dans ce cas, ce qui permet de s’assurer que le sujet décrit la représentation que se fait autrui de la situation, et non la situation concrète.


Dans le protocole expérimental dit « Sally et Ann », deux poupées sont ainsi mises en scène devant l’enfant. En présence d’Ann, Sally dépose une friandise dans un panier fermé dont on ne peut voir le contenu, puis s’en va ; pendant son absence, Ann déplace la friandise et la met par exemple dans sa poche. Puis Sally revient. Deux questions sont alors posées à l’enfant. La première a pour but d’évaluer la compréhension de la scène : « Où est maintenant le gâteau ? », et l’enfant qui en est capable répondra donc « dans la poche d’Ann ». La seconde question est : « Où Sally va-t-elle chercher son gâteau ? ». Elle a pour but d’évaluer la capacité de ToM, c’est-à-dire la capacité de l’enfant à se représenter l’état mental d’autrui (ici la croyance fausse de Sally). L’enfant disposant d’une ToM (après trois ans et demi d’âge) répondra alors « dans le panier », montrant son aptitude à adopter le point de vue de Sally (et à prédire son comportement) tout en le distinguant de son propre point de vue, autant que de la réalité objective ; alors que celui qui n’en dispose pas (avant cet âge) produira à nouveau la réponse « dans la poche de Sally ».


Ce dispositif très simple a l’intérêt d’éclairer les différentes composantes de la notion de ToM ou d’accès à la vie mentale d’autrui :



On nomme « méta-représentation » ce niveau spécifique de représentation de l’activité même de représentation, qui sous-tend la fonction de ToM.


C’est semble-t-il cette double appréhension de la réalité physique et de la réalité mentale (qui apparaît entre 18 et 24 mois, Korkmaz, 2011) que l’enfant autiste a du mal à effectuer. L’accès à la réalité psychique est accès à autrui mais aussi accès au monde interne propre du sujet, réalité propre de pensées, croyances et intentions, accès donc à un soi lui aussi fragile et altéré dans l’autisme. Il sera confirmé après cette première étude que les sujets autistes rencontrent des difficultés spécifiques aux tâches de ToM de premier, deuxième ou troisième ordre (selon le nombre de protagonistes mis en scène), difficultés qui semblent indépendantes de l’existence d’un retard mental (Baron-Cohen et al., 2000). De nombreux tests ont été proposés depuis pour évaluer différents niveaux de ToM, de deuxième ordre (se représenter ce que X croit que Y croit) ou troisième ordre (se représenter ce que X croit que Y croit que Z croit), tous reposant sur le principe consistant à attribuer à autrui une « fausse croyance ». Mais plutôt qu’un déficit global de ToM, on observe que les sujets autistes réussissent les tâches de ToM de différents niveaux mais à un âge plus élevé que les sujets contrôles, et qu’ils échouent plus souvent pour les tâches de ToM de troisième ordre et au-delà : c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de se représenter ce que X croit que Y croit que Z croit, etc.


Le test de « Sally et Ann » éclaire les processus complexes qu’il sollicite dans un cadre pourtant aussi simplifié que possible. On voit d’abord comment s’articulent et se différencient réalité matérielle ou factuelle, réalité mentale (représentation) et représentation de cette réalité physique (méta-représentation), puis réalité mentale propre et réalité mentale d’autrui, enfin comment s’enchâssent une série de réalités, une série virtuellement infinie de représentations, par l’activité mentale de l’un de celle de l’autre, s’emboîtant comme des poupées russes : méta-représentations de premier, deuxième, troisième ordre, etc. Enfin, cette tâche simple éclaire le double mouvement à l’œuvre dans l’attribution d’une croyance ou d’une intention à autrui, dans la perception de l’autre : d’une part, la représentation de cette croyance, d’autre part, la distinction faite entre la croyance de l’autre et la mienne propre. Accéder à la vie mentale d’autrui, c’est aussi distinguer celle-ci de la sienne propre, situer autrui par rapport à un soi.


D’autres tests et tâches seront proposés pour évaluer la ToM de haut niveau par la compréhension de l’humour, des métaphores ou d’incongruence sociale : les faux pas recognition test (Baron-Cohen et O’Riordan, 1999), strange stories test (Happé, 1994), metaphotograph test (Egeth et Kurzban, 2008), Reading the mind in the eyes test (Baron-Cohen, 2002), etc., ainsi que des tests non verbaux (cartoon task test [Gallagher, 2000], false photograph test [Zaitchik, 1990]).


Leslie (1987) développera un modèle développemental faisant dépendre les jeux de « faire semblant » de la capacité à disposer de « méta-représentations », qu’il conçoit comme des représentations de « deuxième ordre » de nature particulière, dévolues à la représentation des états mentaux en tant que tels, distinctes des représentations de premier ordre portant sur la réalité matérielle. Si la banane peut être prise pour un téléphone dans le jeu, c’est que l’enfant dispose de la représentation de l’état mental de l’agent, de son attitude psychologique consistant à traiter la banane comme un téléphone — l’intention de téléphoner en d’autres termes. On trouve ici une formulation cognitive de l’émergence du symbole, défini par le niveau de représentation propre des états mentaux intentionnels.


La notion de ToM éclaire ainsi l’importance du niveau « méta-représentationnel » (les représentations de représentations mentales, et non de choses) dans la vie quotidienne. En effet, l’important dans la vie sociale est certes de disposer de représentations de la réalité concrète ou factuelle, de connaître ou se représenter justement les états du monde, mais plus encore de se représenter les représentations et croyances d’autrui sur ces états du monde, et donc les actions et intentions d’autrui. Très tôt dans le développement, alors que l’enfant dispose de capacités innées pour se représenter avec justesse la réalité du monde physique (grâce à une « physique naïve » qui lui permet de prédire et appréhender implicitement la réalité en fonction des lois de la physique), son intérêt se porte également sur les représentations mentales de cette réalité construites par lui-même et par autrui, c’est-à-dire sur l’activité mentale propre et d’autrui, par une « psychologie naïve ». La prise en compte de cette seconde réalité, réalité d’action et d’intention, réalité psychique ou mentale propre et des autres, distinguée de la réalité physique, captera progressivement les intérêts de l’enfant, dans le jeu et la vie sociale.


Cette perspective éclaire de multiples dimensions complexes de l’interaction et de la communication, comme le jeu imaginatif, le faire semblant, la tromperie et le « faire croire », le mensonge et la ruse opposés à la sincérité, mais aussi le secret, la métaphore, et l’humour. Elle permet aussi de comprendre comment la communication interhumaine est régie non par la logique formelle, mais par la logique naturelle qui repose sur l’anticipation de la compréhension de l’autre. Ainsi, une proposition peut être logiquement vraie mais irrecevable du point de vue de la logique naturelle : à la question « quel âge as-tu ? », un enfant âgé de 8 ans ne répondra pas qu’il en a 5, ni 7 (ce qui est pourtant vrai du point de vue de la logique formelle, comme dans le syllogisme), mais seulement qu’il en a 8 car il sait l’intention de son interlocuteur. Par convention, c’est la compréhension mutuelle des intentions sous-jacentes aux actes de parole (c’est-à-dire l’usage de ToM) qui régit implicitement la communication selon le « sens commun », et non les règles de la logique pure.


La pragmatique de la communication l’illustre (Reboul et Moeschler, 1998). Elle suggère que l’usage (et l’organisation) du langage implique l’accès aux états mentaux et intentionnels de celui à qui l’on s’adresse, accès qui est la condition de la métaphore et plus largement de la polysémie. Mon discours s’organise en fonction des croyances, intentions, représentations du monde que je prête à mon interlocuteur, au prix d’un constant ajustement aux indices que le discours et le comportement de l’autre me donnent sur ses états mentaux. L’anticipation des états mentaux de l’interlocuteur, l’accès à son « pouvoir comprendre », est nécessaire pour produire le discours qu’on lui adresse, autant que la représentation du « vouloir dire » du locuteur est nécessaire pour comprendre le discours qu’il nous adresse.


La notion de ToM offre ainsi une relecture de la métaphore, dont la nature n’est pas à rechercher seulement dans la structure linguistique du texte ou du discours, mais plutôt du point de vue pragmatique dans l’acte de communication ou de parole en tant qu’expression d’une intention propre de communication (un « vouloir dire ») en même temps que d’une hypothèse sur l’état mental de l’autrui à qui l’on s’adresse. Il est banal de constater que c’est l’accès à ce vouloir dire, à cette intention qui conditionne la compréhension de la métaphore comme telle. Mais c’est également la prise en compte du plan des états mentaux de l’interlocuteur qui détermine sa production. C’est en effet le fait d’anticiper le sens que l’autre donnera à mon propos, donc ses états mentaux intentionnels, qui me permet d’user d’un terme au-delà de son sens littéral. La production de la métaphore, comme de toute figure productrice de sens, repose sur la représentation que je peux me faire du sens que l’autre donnera à ma parole (d’un sens différent du sens littéral). Elle implique un pari sur l’effet de sens que mon discours produira chez l’autre, un pari sur l’état mental que mon discours produira chez mon interlocuteur. Réciproquement, l’autre me comprend en faisant un pari comparable sur le sens de mon discours, c’est-à-dire sur mon propre état mental, un pari sur l’intention qui est à l’origine de l’acte de langage que je lui adresse. Si l’usage de la métaphore illustre le rôle majeur de la fonction de ToM dans la production du langage, il n’en est pourtant qu’un cas particulier. Plus généralement, la production de tout effet de sens suppose une anticipation ou représentation de l’état mental d’autrui. C’est l’anticipation de l’activité mentale de l’autre qui rend possible la polysémie du symbole, polysémie que la métaphore illustre de la manière la plus remarquable.


La ToM éclaire enfin l’humour, intrinsèquement lié à l’accès au plan méta-représentationnel à la saisie du vouloir dire implicite. L’effet comique semble d’ailleurs déclenché non par une scène ou une situation en elle-même, mais bien par la représentation de l’état mental d’un personnage pris dans la scène ou témoin de celle-ci. L’effet comique, comme la génération de l’émotion artistique, suppose ainsi un « relais mental », un personnage inscrit dans la scène dont la représentation des états mentaux est nécessaire au déclenchement de l’effet psychique humoristique ou comique produit chez le spectateur.


Pourtant, malgré son intérêt, l’introduction de la notion de ToM en psychopathologie soulèvera, au moins en France, des résistances, sans doute parce qu’elle s’inscrit dans une démarche prétendument explicative de l’autisme : le défaut de ToM est présenté par l’approche dite « cognitive » comme l’explication même de la pathologie. Or il s’agit ici seulement — certes dans de nouveaux termes — d’une description clinique. Décrire l’anomalie n’est pas expliquer : c’est par un tour de passe-passe sémantique que l’anomalie comportementale observée, baptisée « déficit », devient l’explication causale de la pathologie. La notion de ToM n’ouvre pas ici une voie de compréhension psychopathologique des troubles de l’intersubjectivité, elle confond description et explication. Le trouble de l’accès à l’intersubjectivité est en effet depuis longtemps reconnu et analysé par la psychopathologie, mais il y est considéré comme un fait clinique qui doit lui-même être expliqué, et non comme une explication de la clinique. De plus, la première conceptualisation « cognitive » de la ToM comme processus d’accès à l’autre reste intellectualiste, elle est assimilée à un jugement ou à un calcul computationnel, à un raisonnement social reposant sur des mécanismes cognitifs spécifiques. Elle ignore les processus non conscients et le rôle de l’émotion. Elle est de plus modulariste, postulant que la fonction sociale intersubjective relève d’un module cognitif isolé. Elle réactualise ainsi une vision « défectologique » de l’autisme que la démarche psychopathologique conteste.


Cependant, le concept de ToM connaîtra une évolution qui permettra de réintroduire ces dimensions, et rendra possible de notre point de vue son intégration à la compréhension psychopathologique de l’intersubjectivité et de ses troubles.


C’est d’abord (comme on l’a vu plus haut) l’évolution de la définition de la fonction : capacité à prédire les comportements et actions des congénères, la ToM devient progressivement l’aptitude à accéder aux états mentaux d’autrui, puis à adopter le « point de vue de l’autre », à se mettre à la place de l’autre par identification. Elle s’inscrit alors dans le cadre plus large d’une théorie de l’empathie. La théorie de l’empathie apparaît aujourd’hui en effet englober celle de la ToM.


C’est ensuite l’évolution de la compréhension des mécanismes sous-jacents à cette fonction : une progressive décomposition fonctionnelle de la ToM permettra d’introduire différents niveaux fonctionnels selon une perspective moins descriptive, mais plus physiopathologique et explicative. Cette décomposition est due pour une part à l’application d’une perspective développementale, et pour une autre part à la découverte de mécanismes neurobiologiques sous-jacents à l’interaction sociale, rendant possible une physiopathologie de la fonction de ToM.


L’approche développementale décrit des précurseurs très précoces (intérêt pour les visages, analyse de la direction du regard, attention conjointe, etc.) de la fonction de ToM. La ToM est ainsi à la fois décomposée, distribuée à des niveaux de traitement distincts, et inscrite dans une perspective développementale précoce par Baron-Cohen (1995) qui lui substitue la notion de mindreading (lecture de l’esprit).


L’attention conjointe constitue un des principaux précurseurs développementaux de la ToM. Brunner (1983) puis Baron-Cohen ont décrit le mécanisme d’attention conjointe (pointage protodéclaratif, direction du regard) par lequel l’enfant (entre 9 et 18 mois) tente de faire partager à autrui l’objet de son attention, ou réciproquement s’intéresse à l’objet de l’attention d’autrui. Au-delà de l’intérêt ou attention partagés pour un même objet ou événement externe, ces processus génèrent un partage de représentations mentales, une activité mentale commune. En attirant l’attention de l’autre sur ce qui suscite mon intérêt, mon plaisir ou ma crainte, j’invite l’autre à partager avec moi ces états mentaux et émotionnels. Baron-Cohen suggère en ce sens un module spécifique (SAM : Shared Attention Mechanism) qui assure précocement et de manière innée, sur la base d’un partage d’attention pour le monde, ce « couplage » des activités mentales entre soi et l’autre. En relèvent d’autres processus d’apparition plus tardive qui assurent le « faire croire » et plus largement l’induction chez autrui d’un état mental analogue à celui du sujet.


Ces processus ne sont possibles que sur la base d’une aptitude innée à interagir mentalement avec autrui, et donc à anticiper l’existence d’un autre, c’est-à-dire l’existence d’une autre activité mentale. À partir de l’étude des interactions précoces entre le bébé et sa mère, Trevarthen (1993) a proposé la notion d’un « autre virtuel » inhérent au fonctionnement mental individuel, postulant ainsi le rôle d’une représentation innée d’autrui dans le fonctionnement mental de l’enfant, représentation qui assurerait dès la naissance la régulation de l’intersubjectivité et des comportements d’interaction par l’anticipation permanente des réponses de l’autre aux comportements du sujet. Selon Trevarthen, le développement neurobiologique précoce repose sur une capacité innée du bébé à se représenter, dans l’interaction, les comportements d’autrui et à les anticiper, ces anticipations assurant une régulation des propres comportements du bébé. Ces aptitudes innées à interagir avec autrui dépendraient d’un système neurobiologique et cognitif (Innate Motive Formation, IMF), système régulateur du développement qui prédispose l’individu à l’intersubjectivité et produit les conduites interactives grâce à l’existence de l’« autre virtuel » qui permet l’anticipation de ses réponses. Les recherches développementales éclairent les sources de cette aptitude intersubjective qui destine le psychisme du sujet à représenter l’autre et son activité mentale. Selon une autre perspective plus clinique, Fonagy (2001) a décrit un système relativement analogue : le mécanisme interprétatif interpersonnel. Rochat (2002) définit quant à lui comme « co-conscience » le développement très précoce chez le bébé d’une conscience qui est nécessairement à la fois de soi et d’autrui — que l’on peut traduire par une ToM d’autrui consubstantielle de la conscience de soi.


Soulignons aussi, renforçant cette décomposition développementale, la démonstration de composantes précoces non conscientes, implicites et non verbales de la ToM observables dès 13-15 mois. En effet, on a pu mettre en évidence (par l’étude de la direction du regard) chez des enfants de moins de 3 ans, et qui échouent donc aux tâches de ToM verbales, une ToM implicite (non consciente) qui se traduit par une capacité de prédiction des actions d’autrui dans des situations analogues de fausses croyances (Gergely et al., 1995 ; Perner, 1991). La mise en évidence de cette ToM implicite est conforme à ce que l’on sait des compétences sociales et intersubjectives précoces du bébé, conformément aux travaux nombreux sur l’intersubjectivité primaire (Trevarthen). Très tôt dans les 1re et 2e années d’âge, le bébé dispose en effet d’une « psychologie naïve » : il conçoit les êtres humains comme des agents d’action, des êtres auto-animés, intentionnels dont les actions sont dirigées vers un but, et qui obéissent à une causalité intentionnelle et non physique (qui interagissent sans nécessité de contacts physiques contrairement aux objets) (Spelke et al., 2003). Il est intéressant de noter que Rochat définit une conscience de soi précoce du bébé dans les mêmes termes : une conscience située et agentive, indissociable de la conscience d’autrui, ce qui le conduit à la définir comme une « co-conscience » (Rochat, 2001). On retrouve ici l’étroite dépendance entre ToM pour autrui et conscience de soi (ou ToM de soi : une « auto-ToM » ou ToM réflexive). On voit surtout ici combien la notion de ToM, trop arbitrairement définie initialement comme langagière et explicite, doit être vue seulement comme un mode de description des compétences relationnelles intersubjectives de l’enfant et doit être inscrite dans la problématique plus large du développement de ces compétences intersubjectives dès la naissance.


Enfin, la possibilité d’une physiopathologie de la ToM émerge avec la découverte à la fin des années quatre-vingt-dix de mécanismes neurophysiologiques cérébraux (les désormais célèbres systèmes neuronaux « miroirs » ou « résonants ») susceptibles de contribuer à la représentation des états mentaux d’autrui. L’hypothèse dite « simulationniste » qui en découle renforce ce changement de perspective, et confirme l’abandon d’une conception cognitiviste « modulaire » au profit d’une physiopathologie de la fonction.


Cette évolution aboutira à la distinction de deux conceptions de la ToM. Le premier modèle, inspiré par la psychologie sociale, reste « cognitif » au sens intellectualiste. Dit « théorie-théorie » (ou conception « théorétique » de la théorie de l’esprit, donc « méta-théorie »), il considère la fonction de ToM comme un jugement ou un raisonnement sur les croyances et intentions d’autrui, issu de l’apprentissage, de l’expérience et de calculs cognitifs, dépendant d’opérations mentales proches de la conscience et de « haut niveau » (Gopnik et Wellman, 1994). Ce modèle suppose des opérations de calcul ou d’inférences, inductives et déductives, opérant sur des contenus mentaux traduits par le langage dans un contexte situationnel précis, et a été développé notamment par Sperber et Wilson (1989) dans leur ouvrage sur la pertinence. Pour les « modularistes », la ToM reposerait sur des mécanismes cognitifs spécifiques, peu dépendants de l’expérience et fonctionnellement autonomes, spécialisés dans le traitement des agents humains, ce qui expliquerait la relative absence de différences interindividuelles et interculturelles de cette fonction (Carruthers et Smith, 1996).


À ce modèle sera progressivement opposée une conception plus physiologique dite « simulationniste », laquelle repose sur des mécanismes non conscients et notamment sur l’activation commune ou partagée chez soi et autrui de systèmes neurocognitifs spécialisés dans la représentation de l’action intentionnelle et des émotions (Decety, 2004). S’appuyant sur des arguments neurophysiologiques, elle repose sur la notion de partage de représentations motrices et émotionnelles entre deux individus. En adoptant une démarche physiopathologique cherchant à expliquer le développement et les mécanismes sous-tendant la représentation d’autrui, l’approche des neurosciences cognitives rejoint la démarche psychopathologique : la notion de ToM n’est plus opposable à la psychopathologie, mais contribue à la compréhension des processus de l’intersubjectivité.


Des travaux d’imagerie montreront que l’usage de la ToM est lié à une activation des lobes frontaux, plus précisément surtout des régions médiofrontales (cortex préfrontal médian), cingulaires et orbitofrontales, ainsi que de régions temporopariétales et de l’amygdale (Abu-Akel, 2003 ; Castelli et al., 2000 ; Frith et Frith, 2001 ; Carrington et Bailey, 2009 ; Zaitchik et al., 2010).


Surtout, la découverte des « neurones miroirs » (Rizzolatti et al., 1996) a été un argument clé en faveur de cette seconde conception physiopathologique et fonctionnelle des « cognitions sociales ». Elle est, en effet, à l’origine de l’hypothèse d’une propriété transitive ou spéculaire du cerveau permettant de générer des configurations d’activité, et donc peut-être des représentations mentales ou des états mentaux, analogues chez soi et autrui, en rapport avec le comportement moteur (des représentations d’action) et donc par extrapolation avec les représentations du but, de l’intention, de l’état émotionnel et de la croyance sur le monde en rapport avec ce comportement.


Ces neurones corticaux frontaux prémoteurs dits « miroirs », initialement décrits chez le singe, sont en effet activés de manière identique lorsque le singe se prépare à exécuter lui-même un certain acte moteur (saisir un aliment), et lorsqu’il voit (sans agir lui-même) un congénère exécuter ce même acte. Ce mécanisme existerait chez l’homme, l’observation de l’acte activant les structures motrices (cortex prémoteur et cortex pariétal) au même titre que l’imagerie mentale (l’imagination), la préparation et l’exécution de l’action par le sujet. Le système de représentation d’action serait mis en jeu lorsque l’action est seulement représentée comme lorsqu’elle est préparée et exécutée, et surtout lorsque l’action est engagée par le sujet comme lorsqu’elle est perçue chez autrui (« lecture de l’action »). De même que se représenter l’action c’est agir, observer l’action c’est (de ce point de vue en tout cas) également agir. Le système de codage de l’action permettrait ainsi une relation transitive entre individus, basée sur le partage d’intentions et d’actes, mise en jeu dans les interactions sociales. Ce système produirait des « représentations partagées » d’action et d’intention entre soi et autrui grâce à un processus de « résonance motrice », dont les effets sont cependant limités par des mécanismes d’inhibition frontaux. L’expression de représentations d’action et d’intention recouvre le sens de l’action, son but ou projet, mais aussi les attentes ou le désir du sujet. Selon l’hypothèse dite « simulationniste » des cognitions sociales (Gallese et Goldman, 1998), ce système pourrait jouer un rôle dans les processus d’imitation (en particulier l’imitation précoce) et d’apprentissage, mais aussi dans la capacité d’accéder aux états mentaux d’autrui par identification à autrui. Le partage de représentations motrices permettrait la compréhension intentionnelle de l’action perçue, donnerait accès aux émotions de l’agent.


Ce faisant, les neurosciences cognitives redécouvrent la théorie de l’empathie de Lipps, terme par lequel on traduit l’Einfühlung, concept fondamental en psychologie et sociologie développé par Lipps puis repris par Freud et son élève Ferenczi (Pigman, 1995). L’empathie désigne le mécanisme de base (distinct de la perception comme de l’introspection) de la connaissance d’autrui, permettant de se représenter et partager les états mentaux et les émotions d’autrui, sous-jacente à la fonction de « théorie de l’esprit ». Lipps postulait déjà que l’accès aux états mentaux et émotionnels d’autrui reposait sur une « imitation » automatique de l’autre et donc sur un partage de représentations motrices, bien avant que la notion de représentation motrice ne donne à cette hypothèse ses bases à la fois biologiques et psychologiques. Pour Lipps (Pigman, 1995), ce sont en effet les impulsions motrices automatiquement induites par la vue de l’expression de l’émotion sur le visage de l’autre (les influx nécessaires à la production de cette expression) qui permettent la tendance à ressentir l’état affectif correspondant. La représentation motrice assure la reproduction chez le spectateur de l’état affectif à partir de la perception de l’action de l’autre. La vision de l’expression correspond déjà à un « début d’imitation », une « imitation interne », comme les recherches actuelles montrent que la perception de l’action correspond à l’activation d’une représentation de celle-ci. Dans le même temps, cette théorie revisite des notions cliniques elles-mêmes liées à l’empathie comme l’identification ou la projection, et redonne toute son importance dans le développement à l’imitation.


L’empathie, ou identification à autrui, peut reposer cependant sur d’autres systèmes « résonants » ou « de contagion » que les seuls « neurones miroirs » et le processus de contagion motrice. Ceux-ci partagent avec d’autres systèmes une même propriété : assurer une équivalence fonctionnelle entre le processus de perception d’un événement ou état mental et le processus de génération ou production de ce même état. On peut prendre pour exemple la perception du langage (qui active les zones de production chez le sujet percevant : théorie motrice de la perception). Surtout, un mécanisme analogue a été montré pour les émotions, dont la génération ou l’expression (en soi) et la perception ou reconnaissance (chez autrui) partagent également des mécanismes cérébraux (cortex limbique, cortex somatosensoriel) et cognitifs communs. La contagion ou résonance émotionnelle peut donc être liée à la résonance motrice, mais aussi à des activations partagées plus spécifiquement en relation avec les mécanismes émotionnels (insula, amygdale, cortex cingulaire). Les représentations mentales et les états mentaux semblent ainsi destinés à être « partagés », ne sont propres au sujet qu’en apparence. Il est intéressant de noter que la neuropsychologie cognitive rejoint ainsi une autre perspective cognitive issue de la psychologie sociale et évolutionniste, qui souligne le génie propre des représentations mentales, des comportements et des croyances, poussés par l’évolution à « occuper » des cerveaux et des individus pour se maintenir et se reproduire, c’est-à-dire être partagés par des groupes humains. À la contagion (ou résonance) motrice et émotionnelle, il faut ajouter ce que Sperber (1996) a appelé la « contagion des idées », qui serait ainsi un mécanisme de base de la constitution et du développement des cultures (Atran, 1998).



Applications psychopathologiques


On peut esquisser ainsi une relecture de la psychopathologie guidée par l’hypothèse du trouble de fonctions (ToM, d’empathie ou de cognition sociale) qui, associées, assurent le processus d’empathie articulant identification avec autrui et distinction soi/autrui.


Des arguments cliniques et de recherche (Frith et Corcoran, 1996 ; Brüne, 2005) sont en faveur de l’existence de troubles de la reconnaissance et de la compréhension des états mentaux d’autrui dans la schizophrénie, troubles qui auraient des expressions cliniques sensibles, dans la communication verbale et non verbale. On peut redéfinir aujourd’hui ces troubles bien décrits par les approches cliniques et phénoménologiques (le « contact » psychotique, marqué par la bizarrerie, l’hermétisme ou l’étrangeté…) comme des anomalies de la pragmatique de la communication, c’est-à-dire de l’ajustement comportemental, mental et verbal (pensées, langage, affects, comportement moteur) à l’autre dans l’interaction, ajustement continu qui reposerait, comme nous l’avons vu, sur les cognitions sociales ou ToM. Les interactions sont en effet continûment régulées non seulement par les réponses, les comportements et émotions que nous percevons chez notre interlocuteur, mais aussi par les émotions, intentions et croyances (les états mentaux) que nous prêtons à cet interlocuteur, en les anticipant, par la capacité de ToM telle que nous la définissons (Georgieff, 2005). Un trouble de l’accès à la vie mentale d’autrui, qu’il touche la reconnaissance et l’interprétation des signaux comportementaux et verbaux renseignant sur l’activité mentale de l’interlocuteur, ou la capacité à anticiper cette activité mentale, peut donc gravement perturber communication et interactions sociales comme cela semble être le cas chez les patients atteints de schizophrénie.


Ces troubles semblent proches de ceux des sujets autistes, qui expriment une rupture ou une particulière difficulté de l’établissement d’une relation d’empathie avec autrui, au sens d’une appréhension et compréhension, ou prise en compte, de l’autre dans l’interaction sociale. L’autisme infantile et ses troubles de la réciprocité sociale posent bien sûr le problème d’un possible échec précoce de ces mécanismes, de l’impossibilité d’exploiter une « psychologie naïve », qui contraste avec une appréhension souvent préservée du monde physique et de ses lois. De ce trouble précoce de l’empathie (que Baron-Cohen [1990] nomme « cécité mentale », c’est-à-dire cécité pour l’activité psychique de l’autre — mind blindness — mais que nous définirions quant à nous plutôt comme une sorte de « négligence » — mind neglect — au sens du terme négligence pour la neuropsychologie), découleraient des altérations de la constitution de la représentation de soi et de l’autre. Cependant, les données expérimentales semblent montrer que, contrairement à l’hypothèse intuitive d’un trouble majeur de l’empathie ou d’une « négempathie » innée, les processus de résonance motrice et émotionnelle reposant sur les « systèmes miroirs » ne seraient pas altérés, de même que l’imitation est possible.


La clinique schizophrénique présente cependant un second versant clinique qui invite à une autre interprétation du modèle de l’empathie. Outre le retrait autistique et les troubles de la communication, cette clinique éclaire un autre type de trouble de l’intersubjectivité à type de perte de la différenciation entre soi et autrui, de diverses expériences pathologiques de la relation avec un autre déjà constitué et représenté. Nous retiendrons surtout en effet ici les symptômes positifs (hallucinations acoustico-verbales, syndrome d’influence, automatisme mental), qui de ce point de vue pourraient témoigner d’une perte de différenciation entre l’activité mentale propre du sujet et celle d’autrui (Georgieff et Jeannerod, 1998) (trouble du repérage de la source ou de l’origine de l’acte mental, ou trouble du jugement d’« agentivité » de l’action). Il s’agit donc de perturbation de mécanismes relationnels déjà fonctionnels et développés qui ont abouti, avant l’apparition des manifestations cliniques caractéristiques chez le jeune adulte, à des représentations différenciées de soi et d’autrui, à une représentation de soi et à un accès à l’altérité, probablement fragile mais relativement efficient.


Pour Schneider (1946), ces symptômes les plus caractéristiques de la schizophrénie témoignent de l’intervention d’autrui dans les pensées du sujet et dans son monde privé, qu’il s’agisse d’entendre des voix étrangères qui ordonnent ou commentent ses actes, ou de ressentir qu’un contrôle externe, qu’une « influence » s’exerce sur ses pensées et intentions, ou enfin que ses actions et intentions se confondent avec celles d’autrui. Cliniquement, ils constituent des anomalies exemplaires de la conscience de soi et de l’autre, dans la mesure où ils expriment l’expérience d’une relation anormale, de confusion, entre le patient et un autrui imaginaire. Ces symptômes altèrent la différenciation ou limite entre le « soi » et le monde externe ou le champ de l’autre, menaçant ainsi le sentiment élémentaire de soi.


Le sujet halluciné ou influencé y est en effet toujours confronté à un autrui imaginaire ou virtuel, dans une interaction ou une interlocution. La question posée par ces symptômes est celle de l’expérience de l’action et de l’activité mentale dans un schéma d’interaction entre un agent et autrui (Who system, Georgieff et Jeannerod, 1998). Ils suggèrent le dysfonctionnement d’un mode de représentation « social » de l’action, reposant sur des représentations communes ou partagées de soi et d’autrui, système pour lequel l’attribution d’agentivité correspondrait à une levée d’ambiguïté et à une différenciation soi/autrui.


Ces symptômes constituent en effet une double pathologie de l’attribution d’agentivité de l’action à soi ou à l’autre. Si les hallucinations verbales ou le syndrome d’influence témoignent d’un défaut de conscience du soi en action, il existe fréquemment aussi une clinique symétrique ou en miroir, observée chez des sujets délirants convaincus que leurs intentions ou leurs actions commandent les événements du monde, ou qu’ils exercent une influence sur la pensée et les actions d’autrui. Le sujet a alors l’expérience pathologique d’être l’agent des actions d’autrui, voire des événements qu’il observe. Ces symptômes constituent un « syndrome d’influence inversé » (Georgieff, 2000; 2004), c’est-à-dire une attribution par excès à soi d’actions d’autrui et d’événements externes, pourtant indépendants de l’action du sujet, que celui-ci relie à ses intentions propres dans les expériences de « centralité » (Grivois et Grosso, 1998), proche de la catégorie de troubles que Janet (1937) nommait « subjectivation intentionnelle ».


C’est en ce sens que nous avons proposé d’introduire dans le modèle neuropsychologique cognitif de l’action un système spécifique pour les actions sociales ou interindividuelles qui sont l’objet de ce que l’on pourrait appeler ici la neuropsychologie cognitive sociale de l’action (Georgieff, 2000). Nous avons suggéré (Georgieff et Jeannerod, 1998) que les troubles schizophréniques de l’identité pourraient exprimer une pathologie de la conscience de l’action invitant à poser, dans l’interaction et le partage social d’actions, la question du « qui » (Who system ou système du « qui »), c’est-à-dire de l’agent de l’action, dissocié de la conscience de celle-ci. Selon cette hypothèse, la différenciation entre actions propres et actions d’autrui (c’est-à-dire l’attribution de l’agentivité) reposerait sur ce système de représentation d’actions partagées.


Les perturbations fonctionnelles touchant ce système se traduiraient par les deux types d’erreurs possibles d’attribution, selon les deux versants de la pathologie psychotique de l’expérience de l’action correspondant aux deux versants « en miroir » de la clinique schizophrénique.


On voit que cette lecture conduit à une interprétation sensiblement différente de celle de Frith et Corcoran (1996), qui conçoivent les troubles de ToM chez les sujets schizophrènes principalement comme un défaut de la représentation des états mentaux d’autrui ; défaut largement étudié et documenté par des tests comportementaux autant que par imagerie cérébrale (Brüne, 2005). De ce point de vue classique, le délire (notamment de persécution paranoïde) est une erreur de représentation ou d’interprétation des intentions ou états mentaux d’autrui. La perspective ouverte par l’hypothèse du trouble de repérage de l’agent ou de la source conduit en revanche à comprendre le délire comme le produit d’un trouble de représentation ou de conscience des états mentaux propres du sujet : comme un trouble d’attribution d’états mentaux propres à autrui (comme un trouble de l’expérience par le sujet de sa propre activité mentale), selon un principe analogue à celui de la projection freudienne psychotique (ou de l’identification projective), notion restée en attente d’explication en termes de mécanismes et qui décrit la perte de reconnaissance de l’origine interne d’un acte mental et son attribution à autrui. Alors que le trouble de la relation exprime un trouble de la ToM et donc de conscience de l’autre (de la représentation de ses actions et intentions), délire et hallucinations témoigneraient d’un trouble de la conscience de soi différenciée d’autrui, c’est-à-dire de la représentation des actions et intentions propres du sujet (de la ToM de soi ou réflexive).


Une autre perspective ouverte concerne les anomalies du langage, de la pensée et de l’organisation symbolique (accès au sens et à la métaphore) fréquentes dans les pathologies psychotiques et dont nous considérons qu’elles pourraient exprimer l’échec de l’anticipation de l’autre dans la régulation de l’activité mentale et du langage (rôle que nous avons suggéré plus haut). On a souligné dans l’autisme infantile la valeur littérale du langage et la rareté des métaphores, l’absence d’humour, l’usage inadapté d’une logique formelle (Mottron, 2004). Les mêmes particularités du langage et de l’accès à la symbolisation ont été souvent décrites dans la schizophrénie, et posent ici aussi la question des conséquences éventuelles d’une perte de la régulation de la production de la parole (et de la pensée elle-même) par l’anticipation ou la prise en compte de l’activité mentale de l’autre à qui elle est adressée (cf. supra). Cette méconnaissance de l’autre culmine dans la croyance délirante que nous sommes tentés de rattacher au même processus. Le caractère inébranlable et non dialectique de la « croyance » délirante peut, en effet, être décrit comme l’expression d’une incapacité à représenter l’activité psychique d’autrui, et donc d’autres « points de vue » sur la réalité, d’autres significations données aux événements comme aux mots. Ce qui semble manquer ici est la possibilité d’un partage du point de vue d’autrui comme différent de soi. Autrui est réduit à une duplication du soi. Comme cela a été aussi souligné dans les états limites (Kernberg, 1975), le patient est dans l’impossibilité soit d’appréhender l’activité mentale d’autrui, soit de la concevoir comme différente de la sienne propre. À un niveau plus élémentaire encore de la pragmatique de la communication, un tel trouble pourrait, comme nous l’avons évoqué plus haut, être en cause dans la « littéralité » du discours schizophrénique, dans la mesure où l’ouverture polysémique et métaphorique de la parole, ici altérée, implique dans l’organisation et la production du langage une forme de régulation inhérente à l’anticipation de l’activité psychique d’autrui (Georgieff, 2000).


Des anomalies des cognitions sociales, de l’empathie et de la ToM sont étudiées aujourd’hui dans d’autres champs pathologiques (Korkmaz, 2011) : le trouble attentionnel, la psychopathie et la violence et le trouble des conduites (Dodge, 1993 ; Dolan et Fullam, 2004), les pathologies limites ou borderline (Fonagy, 1989), les troubles de l’attachement, etc., confirmant qu’il s’agit d’une dimension psychopathologique dans laquelle toute pathologie s’inscrit.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 2: « Théorie de l’esprit » et psychopathologie

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