13: Psychopathologie du soi et de l’intersubjectivité dans les troubles multiples et complexes du développement

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Psychopathologie du soi et de l’intersubjectivité dans les troubles multiples et complexes du développement



Dans ce chapitre nous souhaitons contribuer au débat théorique autour du rapport entre développement de l’intersubjectivité et développement du soi à travers une analyse psychopathologique du domaine clinique des troubles complexes et multiples du développement. Pour ce faire, nous nous proposons d’abord de dessiner un modèle général du développement du soi et de l’intersubjectivité, puis de décrire la phénoménologie clinique de ces troubles, expérimentation naturelle des aléas du développement, avant d’en proposer une lecture psychopathologique qui se situe à l’interface entre le développement de la subjectivité et celui de l’intersubjectivité.



Un modèle du développement du soi


Anna Freud (1965) a été la première à suggérer de considérer le développement du psychisme comme le déploiement d’un système caractérisé par l’interconnexion intégrée et harmonieuse de différentes lignes développementales. L’organisation de ce système complexe correspond à ce que, dans une terminologie actuelle, on peut appeler le self, le soi que l’enfant crée activement à travers les interactions, les expériences et la réflexion sur celles-ci. Ce que l’on perçoit à la surface de ce système complexe est ce que l’on définit par le terme de comportement. Dans ce sens, l’étude de la psychopathologie peut être considérée comme une tentative de jeter un œil aux composantes sous-jacentes à ce système, en examinant ses manifestations de surface surtout quand se produisent des ruptures, des déviations ou des désintégrations du fil développemental.


Le langage et l’attention sont parmi ces comportements de surface qui émergent de l’entrecroisement de ces différents fils développementaux. Mais ils occupent une place particulière dans la construction du soi car ils sont à leur tour des producteurs d’organisation. Spécifiquement, le langage émerge comme un outil de communication enraciné dans le besoin de l’enfant de partager avec les autres des pensées et des émotions de plus en plus élaborées. L’attention est une condition essentielle de l’organisation de l’expérience, autant subjective qu’intersubjective, sous la forme initiale de l’attention conjointe, du partage attentionnel, de la focalisation, de la persistance et de la stabilisation de l’activité représentationnelle, puis de manière plus globale au sein des fonctions dites exécutives, d’organisation et de gestion des fonctions mentales les plus élaborées (le chef d’orchestre).


Mais pour construire un modèle du développement du soi, il faut préalablement situer le développement de manière plus générale au sein de la matrice relationnelle dans laquelle l’enfant est immergé dès sa naissance. Matrice dans laquelle la prédisposition à l’intersubjectivité de l’enfant (la capacité à exprimer et partager des émotions) rencontre la prédisposition du parent à accueillir et rendre significatives les émotions de l’enfant. En effet, dans le cadre des relations d’attachement, les parents sont prédisposés à se syntoniser sur les expressions de leur enfant, ils lui attribuent précocement des états mentaux, ils allouent une intentionnalité à ses expressions qui sont ainsi mentalisées et restituées à l’enfant sous une forme métabolisée qui permet la contenance et la régulation de son expérience. L’enfant associe le changement positif de son état affectif à l’interaction avec l’autre qui le module. Il combine dans une seule représentation le signal de détresse, la réponse du caregiver et l’apaisement qui s’ensuit (Fonagy et al., 2002). Cette séquence constitue le premier élément d’un système de représentations des états mentaux et le premier noyau du soi psychologique de l’enfant. En effet, grâce à la répétition régulière de ces séquences interactives, l’enfant commence à établir la connexion entre pensées et actions, étape essentielle pour la perception de soi comme un être intentionnel et pour faire l’expérience de soi comme un agent capable d’autorégulation (Fogel, 1993).


Dès la fin de la 1re année de vie l’enfant a développé des capacités complexes de représentation mentale. Il est capable d’avoir des croyances, des désirs et des sentiments qui sont de plus en plus élaborés et déconnectés du contexte immédiat (il devient capable de rappeler des événements passés, de prédire ce qu’il se produira et d’utiliser les références symboliques dans le jeu). Il a des états mentaux que les personnes qui s’occupent de lui ne peuvent plus extrapoler du contexte ou des connaissances précédentes. Pour exprimer et partager ces états mentaux invisibles, l’enfant a besoin d’un outil de communication plus précis. C’est le langage qui répond à cette fonction de communication. Bien que le langage émerge, durant la 2e et 3e année de vie, d’un substrat de sensations, pensées et désirs pour l’intersubjectivité déjà existants, les relations avec ce substrat changent avec le développement. Comme l’a noté Vygotsky (1933), le langage devient rapidement le principal moyen d’échange social et bien plus, devient un organisateur interne de la pensée à travers l’acquisition du langage intérieur. Il devient rapidement la base, plutôt que le produit, des acquisitions cognitives ultérieures. Comme noté par Piaget (1923), les enfants commencent durant la première enfance à moduler, planifier et organiser leurs actions à travers des processus de pensée médiatisés par le langage qui sont initialement exprimés comme un langage adressé à soi-même (le discours à haute voix, que l’on observe quand l’enfant joue seul). Ce monologue extérieur devient plus tard silencieux mais ne disparaît pas. Au contraire, il devient un commentaire interne qui ponctue et organise le comportement extérieur autant que l’activité mentale. Avant que les enfants rentrent à l’école, ils ont déjà appris à penser « en paroles » et la plupart d’entre nous ne sauraient pas envisager de penser sans mots. Le langage introduit un nouveau fil dans le tissu du soi. Il stabilise la différenciation entre moi et non-moi préfigurée durant les premiers échanges entre l’enfant et son environnement. On peut dire que le « moi » émerge véritablement avec l’entrée de l’enfant dans la période symbolique du développement.


La capacité grandissante de produire des actions indépendantes devient une source de fierté pour le « moi » de l’enfant et un moteur pour développer l’autonomie, l’expression de soi et le sentiment de compétence à agir sur le monde avec efficacité. En même temps, cette perception de la séparation souligne la persistance de la vulnérabilité et de la dépendance. L’activité symbolique et le langage donnent à l’enfant des nouveaux outils pour faire face à ces enjeux développementaux : le jeu, le faire semblant et l’imagination offrent des ressources pour gérer les frustrations, ils offrent des formes de gratifications par substitution, des actions d’essai qui lui permettent de maîtriser ses expériences, ses peurs et ses colères. Ces nouvelles capacités et leur utilisation en situation relationnelle conduisent à une diminution de l’égocentricité et au développement d’un sentiment de soi socialisé. À la lumière de sa propre expérience, l’enfant commence à former des théories sur ce que les autres pensent ou ressentent (théorie de l’esprit), à prendre la perspective de l’autre, à développer sa capacité d’empathie. Ces capacités pour l’empathie, le contrôle, et le faire semblant sont hautement médiatisées par le langage, même dans leur émergence initiale, sous la forme du discours intérieur. L’enfant commence à reconnaître la voix à l’intérieur de lui comme « soi-même », une entité unique et distincte des fonctions somatiques et biologiques et de ses désirs et ses fantaisies. Dans cette entreprise de contrôle, l’enfant apprend à utiliser des processus défensifs qui l’aident à mettre certaines pulsions menaçantes en dehors des limites du soi en les projetant sur les autres, les déplaçant ailleurs que sur leurs véritables cibles, sur des cibles plus sûres (comme les jouets) ou en les transformant à travers l’imagination en des situations dans lesquelles il peut avoir le fantasme de triompher ou de régler les conflits de manière toute puissante. Ces processus défensifs s’appuient largement sur le langage pour leur modulation. Le langage fonctionne donc, dès le début, comme un outil important pour les pensées réflexives et la médiation de l’action impliquées dans la construction du soi. Et comme les compétences langagières augmentent et se déplacent sur le domaine de l’activité mentale, son rôle dans la définition du soi et de l’autorégulation du comportement devient plus élaboré.


De la même manière que l’enfant s’engage dans l’environnement social, il élargit aussi sa recherche et son expérimentation au monde physique. Dans le monde matériel, l’enfant fait l’expérience de l’action, il observe, catalogue les effets. Le développement du fonctionnement cognitif, les capacités attentionnelles et exécutives lui offrent d’autres manières de réaliser ses objectifs avec une conscience progressive des relations causales entre ses actions et les effets qu’elles produisent. À travers ces expériences, l’enfant commence à acquérir un sentiment de maîtrise ou de compétence sur les possibilités de son corps et sur les effets qu’il peut avoir sur les autres, sur les objets et sur les événements. Avec ce sentiment émergeant de maîtrise sur l’environnement physique et sur l’intersubjectivité, maintenu à travers la communication, l’enfant apprend comment avoir une influence sur le monde dans lequel il vit (Paul et al., 1999) (figure 13.1).



C’est à la confluence entre ces différents sentiments d’efficacité, avec le monde extérieur des objets et avec le monde social des autres, qu’émerge le soi de l’enfant. Un soi dont la cohérence est donnée par l’harmonie qui s’établit entre les capacités à réguler les expériences émotionnelles, la constitution d’un monde interne et externe de relations sociales stables et une organisation cognitive adéquate s’appuyant sur des outils de plus en plus performants : l’attention, le langage, la mémoire, la motricité. Un soi constitué de plusieurs composantes (la dimension de l’action, du corps, des affects, de l’organisation, de la communication, de l’expérience subjective) dont l’enfant fait initialement l’expérience de manière directe à l’occasion de l’action ou de l’utilisation des processus mentaux, sans en avoir une connaissance consciente qui viendra bien plus tard à travers la verbalisation explicite (Stern, 1985).


Il existe différentes composantes et sentiments de soi dont la perturbation spécifique peut produire des effets majeurs sur le fonctionnement du sujet dans la pathologie (figure 13.2) :




• le sentiment de soi en tant qu’agent de ses actions qui peut s’associer à la sensation de ne pas être maître de soi jusqu’à aboutir à l’expérience de contrôle par l’extérieur ;


• le sentiment de cohésion physique du soi qui peut se traduire dans une fragmentation de l’expérience corporelle avec dépersonnalisation et déréalisation ;


• le sentiment de continuité du soi qui peut produire des dissociations temporales, des amnésies et une perte de la sensation de continuité de l’existence ;


• le sentiment de l’affectivité associée à l’anhédonie ;


• le sentiment d’être un soi subjectif qui peut se traduire dans une solitude cosmique ou une transparence psychique ;


• ou enfin le sentiment d’un soi capable de communiquer des significations dont la perturbation peut aboutir à une faible socialisation, à l’exclusion de la culture ou à l’absence de validation des connaissances personnelles.



Les troubles complexes et multiples du développement


La dynamique du processus de développement du soi que l’on vient rapidement de dessiner peut être affectée par plusieurs conditions psychopathologiques qui interfèrent avec la synergie entre les différentes lignes du développement dans la construction du soi de l’enfant. Certains tableaux psychopathologiques apparaissent comme des expérimentations naturelles qui décomposent les parties de ce système hautement complexe du développement typique. Étudier les failles dans la construction du développement nous permet d’avoir un regard sur la manière dont un soi cohérent s’établit.


Depuis longtemps les cliniciens ont été sollicités par des enfants qui souffrent de troubles précoces, sévères et persistants de la communication et de la socialisation. Le groupe qui a été le mieux défini est celui de l’autisme, tableau clinique dans lequel on retrouve dès les premiers mois de vie des troubles très importants caractérisés par des altérations qualitatives et quantitatives des interactions sociales, des modalités de communication et un répertoire d’intérêts et d’activités restreint, stéréotypé et répétitif. Ces anomalies constituent une caractéristique envahissante du fonctionnement du sujet, en toute situation, dès le début du développement. Le terme de trouble envahissant du développement a été proposé pour caractériser ces différents aspects observés dans ces tableaux cliniques. L’autisme de Kanner est le prototype du TED et l’un des rares diagnostics en psychiatrie infantile à avoir reçu une validation diagnostique. Sa prévalence est cependant faible et estimée autour de 0,02 % (Fonbonne, 2009). En revanche, une proportion beaucoup plus importante d’enfants (environ 3-4 fois plus nombreux) présente également des troubles précoces, sévères et persistants dans les domaines social, communicatif, émotionnel et cognitif, mais sans pour autant satisfaire les critères diagnostiques du trouble autistique. Ces enfants, que les cliniciens ont reconnus depuis longtemps, ont été décrits avec des termes variés : excentriques, solitaires, étranges, hyperanxieux, bizarres, et ont reçu de nombreuses étiquettes diagnostiques différentes pour leur proposer une collocation taxonomique et pour capturer la nature de leurs difficultés sociales et émotionnelles. Parmi les catégories les plus connues, on peut citer les troubles atypiques du développement de Dahl (1976), les psychoses symbiotiques de Mahler (Mahler et al., 1949), les enfants borderlines de Pine (1974), les personnalités schizoïdes et schizotypiques de l’enfance de Nagy et Szatmari (1986), le syndrome d’Asperger de Gillberg (1989), les Multidimensionally Impaired Disorders de Kumra et al. (1998) ou les schizophrénies infantiles de Bender (1941). En France le diagnostic qui occupe une place particulière est celui des dysharmonies psychotiques de Misès (1968). Ces différents tableaux cliniques sont actuellement classifiés dans le DSM-IV et la CIM-10 (Classification internationale des maladies, 10e révision) sous le cadre diagnostique des troubles envahissants du développement non spécifiés. Cette catégorie diagnostique a été introduite à partir du DSM-III pour tenter de remettre de l’ordre devant la multiplication des étiquettes diagnostiques proposées et pour délimiter ces tableaux cliniques et théoriques. Cependant, comme Cohen a pu le dire avec ironie, cette nouvelle étiquette diagnostique sonne comme une réminiscence des écritures en marges des anciennes cartes géographiques qui indiquaient des territoires encore à explorer (terra incognita) (Cohen et al., 1986).


En effet, il n’existe pas de consensus sur le statut diagnostique des TED-NS en raison de la variété phénoménologique des tableaux cliniques inclus dans cette catégorie (qui tantôt décrivent sélectivement un ensemble particulier de symptômes, tantôt mettent en évidence un aspect particulier du trouble de l’enfant, tantôt encore se réfèrent à des enfants avec des types différents de psychopathologie qui peuvent être tous rassemblés sous la catégorie diagnostique de TED-NS) et en raison de l’influence complexe du niveau évolutif et de l’intelligence sur l’expression symptomatique. Le problème est que la catégorie TED-NS est définie avant tout pour ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas un trouble autistique. Sa validité interne, donc, ne peut qu’être insatisfaisante. En effet, les cas hétérogènes qui entrent dans cette catégorie peuvent correspondre à différents profils :


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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 13: Psychopathologie du soi et de l’intersubjectivité dans les troubles multiples et complexes du développement

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