15: La nature intersubjective de la dissociation

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La nature intersubjective de la dissociation1



Le 21 avril 1992, dans la prison de Saint-Quentin, après des nombreux renvois, fut exécutée la première peine capitale dans l’État de Californie après de nombreuses années. Robert Harris fut exécuté pour le meurtre brutal de deux adolescents. Le racontant dans les pages de l’American Journal of Psychiatry en 1994, trois psychiatres de la Standford University investiguèrent l’effet psychologique de cet événement macabre sur 18 journalistes qui y avaient directement assisté (Freinkel et al., 1994). Un mois environ après l’exécution, des questionnaires furent administrés aux journalistes, d’où il ressortit que plus de la moitié d’entre eux se rappelaient au moment de l’exécution s’être sentis dans un état d’étrangeté ou détachés par rapport aux autres personnes, d’avoir eu l’impression que les choses autour d’eux étaient irréelles, comme dans un rêve, et qu’ils avaient perdu le sens du temps. Un tiers s’était senti étranger à soi-même, détaché de ses propres pensées et éloigné des sensations corporelles. Un tiers avait fait l’expérience d’une confusion mentale et d’une désorientation temporospatiale. Malgré ces symptômes dissociatifs significatifs qui avaient accompagné l’expérience, après quelques semaines aucun des journalistes participant à l’étude ne présentait de symptômes ou de signes de troubles psychiques significatifs.


Les chercheurs de Stanford expliquèrent l’intense réaction dissociative à partir des thèses avancées au début du siècle par Janet : la dissociation est un état mental, mais aussi un processus pathogénique, dans lequel des émotions violentes et traumatiques altèrent la normale intégration des fonctions mentales en provoquant un rétrécissement du champ de conscience2.


Depuis plus d’un siècle il a été observé de manière répétée que les expériences traumatiques sont le plus important facteur étiologique de la dissociation. Cependant, chez les journalistes de l’étude de Freinkel et al. (1994), la violente émotion, bien qu’elle ait produit une dissociation sur le moment, ne semble pas avoir laissé des signes durables. Pour qu’à des événements traumatiques fasse suite une pathologie dissociative franche et durable, il semble nécessaire que d’autres facteurs additionnels s’ajoutent. Ces facteurs doivent probablement être identifiés dans des processus intersubjectifs. Par exemple, les expériences traumatiques qui se produisent et se répètent dans le contexte familial durant la période du développement sont à l’origine de troubles psychiques persistants, probablement en raison du fait qu’ils impliquent des contextes intersubjectifs significatifs (Carlson et al., 2009).


La recherche contemporaine sur la dissociation, en reprenant de manière explicite les théories psychopathologiques de Jackson et de Janet, et celles du développement mental normal et pathologique de Bowlby, est en train d’apporter des éléments de plus en plus convaincants sur la nature intersubjective des processus mentaux dissociatifs. Dans ce chapitre, pour illustrer la nature intersubjective de la dissociation mentale, nous nous arrêterons sur le rôle des relations d’attachement désorganisées dont les premières, plutôt qu’offrir sécurité et réconfort, deviennent source de menace, de peur et de stress (Liotti, 2009). Cette condition, appelée traumatisme relationnel précoce (TRP), repose sur deux présupposés théoriques :



Avant de résumer ce qui est connu sur l’attachement désorganisé en relation avec la dissociation, nous apporterons un cadre de référence historique et théorique concernant la notion psychopathologique de dissociation.



Dissociation et désagrégation


Bien qu’il n’existe pas de consensus autour du terme « dissociation », le principal élément commun que l’on retrouve dans les différentes définitions est celui de la perte de capacité de l’esprit à intégrer ses différentes fonctions. Selon le DSM-IV, la caractéristique essentielle des troubles dissociatifs (TD) est la désagrégation (disruption) « des fonctions, habituellement intégrées, de la conscience, de la mémoire, de l’identité ou de la perception de l’environnement. » (APA, 1994). Selon la CIM-10 : « la thématique commune partagée par les troubles dissociatifs est la perte partielle ou totale de la normale intégration entre les souvenirs du passé, la conscience de l’identité, des sensations immédiates et du contrôle des mouvements corporels » (OMS, 1992).


Cette caractéristique dérive directement du terme désagrégation utilisé par Janet au début du siècle pour identifier « une maladie de la synthèse personnelle » (1907), c’est-à-dire un trouble de la capacité d’intégration qui comporte une fragmentation mentale à plusieurs niveaux : du déficit du champ de conscience jusqu’à la compromission de l’unité même de la personnalité de l’individu. Selon les auteurs contemporains, en suivant le chemin tracé par Janet, la perte d’intégration impliquée par l’état dissociatif devrait s’étendre, au-delà de l’état de conscience et de la conscience de soi, au comportement, au contrôle des émotions et des impulsions, au schéma et à l’image du corps, à la capacité à réfléchir sur ses propres états mentaux comme aux états mentaux d’autrui, à la cohérence des visions de soi et des narrations autobiographiques (Putnam, 1994 ; Fonagy, 2002 ; Carlson et al., 2009 ; Liotti et Prunetti, in press)3.


Comme nous l’avons déjà rappelé, c’est Janet qui, le premier, a pointé l’effet fragmentant et désorganisant des expériences traumatiques pour le développement affectif et cognitif de l’individu (van der Kolk et van der Hart, 1989). Contrairement à l’hypothèse défensive soutenue par Freud qui envisagait la dissociation comme le résultat d’une action d’autoprotection face à des situations intolérables, Janet considérait la dissociation comme une déconnexion des niveaux fonctionnels des fonctions mentales normalement superposées et intégrées, en raison d’un effondrement structurel produit par de violentes émotions (Ellenberger, 1970 ; van der Hart et Dorahy, 2009). Selon le psychanalyste Meares : « … la dissociation est la manifestation d’une désorganisation subtile du fonctionnement cérébral générée par l’effet déstructurant des émotions associées à l’événement traumatique. Il ne s’agit pas à cette occasion d’une défense » (2000). Ferenczi, Sullivan, Kohut furent parmi ceux qui, en suivant l’idée de Janet, firent l’hypothèse de la nature relationnelle du traumatisme émotionnel. Dans son ouvrage Théorie interpersonnelle de la psychiatrie (1953), à propos de l’effet sur l’esprit de l’enfant de l’état émotionnel gravement angoissé de la mère, Sullivan écrit : « L’angoisse est quasiment toujours, même si pas toujours, un élément très important dans la rupture des situations relationnelles (…) c’est une tendance disjonctive et désagrégeante, dans les relations interpersonnelles, qui s’oppose à la manifestation de toute tendance négative (…) elle est comparable à un coup sur la tête (…) l’angoisse a l’effet analogue de produire une inutile confusion. »


Janet avait développé ses idées à partir des théories proposées par Hughlings Jackson vers la fin du XVIIIe siècle. De manière plus générale, une grande partie des modèles explicatifs actuels des processus dissociatifs repose sur le cadre théorique de Jackson (Shore, 2009 ; Nijenhuis et den Boer, 2009)4. Pour mieux comprendre la théorie psychopathologique de Janet et ces retombées actuelles, il est nécessaire de résumer brièvement l’œuvre de Jackson.



Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie


L’œuvre de Jackson a exercé une grande influence sur la pensée de Janet et de Freud, sur la psychopathologie des débuts du XIXe siècle et même sur les théorisations les plus récentes du fonctionnement mental normal et pathologique (Siegel, 1999 ; Porges, 2001 ; Farina et al., 2005 ; Bernston et Cacioppo, 2008). On doit à Ey et à son Modèle organo-dynamique en psychiatrie (1975) le mérite d’avoir reactualisé les principes théoriques de Jackson en psychopathologie. Ces principes sont à la base de la compréhension de la dissociation et de ses effets sur la santé mentale (Meares, 1999).


Le noyau essentiel de l’œuvre de Jackson est que la psyché, enraciné dans le monde naturel du corps, est constitué d’une organisation hiérarchique de différentes fonctions qui, en reflétant l’évolution de l’espèce, intègrent des niveaux toujours plus complexes en coordination entre eux. Chaque niveau supérieur module et se coordonne avec les niveaux inférieurs en construisant leurs représentations et, « aux niveaux les plus élevés, l’esprit se représente lui-même en intégrant l’activité de ses composantes inférieures » (Ey, 1975). En se représentant elle-même, la psyché produit la conscience qui s’exprime, à ses niveaux les plus élevés (les highest levels de Jackson), par des œuvres et des fonctions comme le soi de James et la synthèse personnelle de Janet, c’est-à-dire avec la capacité à représenter de manière unifiée et cohérente les parties de son propre corps et les mémoires de soi. On pourrait ajouter que la représentation que la psyché se fait d’elle-même coïncide avec les théorisations modernes sur la mentalisation et la métacognition, très pertinentes pour l’objet de ce chapitre (Farina et al., 2005 ; Fonagy, 2002 ; Liotti, 2009).


Ey (1975) a souligné l’évidente nature intersubjective des thèses de Jackson : « Jackson a su imaginer et nous proposer un modèle de structuration hiérarchisée du système nerveux central qui n’est pas tant un modèle d’architecture de la colonne vertébrale, mais plutôt celui de l’ontogenèse de l’autonomie de la vie de relation (…) une hiérarchie fonctionnelle des niveaux d’intégration de la vie de relation qui s’organise non seulement à l’intérieur du système nerveux central mais aussi à travers le système nerveux central (…). Ainsi le corps psychique a son habitacle à l’intérieur du corps (du cerveau), mais son travail s’effectue et le produit de son travail s’objective dans la construction de son monde qui, enraciné dans son corps, s’entrecroise avec ses ramifications avec les autres corps. »


Cette position naturaliste et relationnelle anticipe en partie les théories de la psychologie et de la psychiatrie modernes, et elle résonne clairement dans la théorie de l’attachement, en contribuant à améliorer la compréhension de la nature intersubjective de la dissociation basée sur la conception de l’attachement désorganisé (Liotti, 2009).



La théorie de l’attachement


Selon la théorie de l’attachement (Bowlby, 1969 ; 1974; 1980), il existe chez l’homme une prédisposition innée à chercher soins, protection et réconfort d’un autre membre de son groupe social en situation de danger, de solitude ou de douleur physique ou mentale. Les bases psychobiologiques du système d’attachement sont probablement superposables au système de panique identifiée par Panksepp (1998) dans un réseau neuronal précis (homologue dans les différentes espèces de primates) : la proximité protectrice d’un membre reconnu du groupe social active ce réseau neuronal de manière telle que l’augmentation de production d’endorphines module la peur et la douleur. Vice-versa, l’absence (ou la perception de l’impossibilité de l’atteindre) d’une telle proximité protectrice active le réseau neuronal dans la direction d’un certain type de peur ou de douleur mentale qui s’ajoute à celle suscitée par le danger environnemental et qui peut devenir particulièrement intense (panique). Cette prédisposition, présente durant toute la vie, est l’un des principaux systèmes qui régulent et motivent le comportement interpersonnel humain, en s’entrecroisant avec les autres systèmes motivationnels interpersonnels qui concernent le rôle de dominance ou de subordination dans la relation, la coopération entre pairs et la formation du couple sexué (Liotti et Gilbert, in press). De nombreuses recherches ont démontré que la relation avec les figures d’attachement (FdA) peut modifier les structures neuroanatomiques et influencer le développement des capacités émotionnelles, cognitives et métacognitives de l’individu (Cassidy et Shaver, 2008 ; Liotti et Prunetti, in press).


Selon Bowlby, les expériences que l’enfant réalise concrètement, dès le début de la vie et sur de nombreuses années avec ceux qui lui apportent les soins, sont mémorisées dans des structures de mémoire, les modèles opératoires internes (MOI). Ces modèles influencent les relations successives en déterminant des attentes concernant les réponses des personnes auxquelles on demandera soins et réconfort. Ils correspondent aux différents types ou patterns d’attachement identifiés par la recherche sur les processus d’attachement durant les premières années de vie (Main, 1995 ; Hesse et Main, 2000). Les MOI correspondant aux différents types d’attachement peuvent être classés selon deux dimensions psychologiques fondamentales : la dimension sécurité-insécurité et la dimension organisation-désorganisation (Liotti, 2009) :



• dans la dimension sécurité-insécurité, on distingue des MOI sécures, dérivant d’expériences d’attachement heureuses, qui véhiculent des attentes de sécurité dans le fait de recevoir protection du danger ou réconfort vis-à-vis de la douleur, et des MOI insécures, qui véhiculent des attentes de refus (dans le cas de l’attachement évitant) et des attentes ambivalentes (dans le cas de l’attachement résistant) concernant les réponses des FdA ;


• dans la dimension organisation-desorganisation, on distingue des MOI organisés, qui véhiculent une perception de soi et de la FdA unifiée et cohérente, qu’elle soit positive et sécure ou négative et insécure, et des MOI désorganisés qui, au contraire, véhiculent des perceptions multiples, incohérentes et non intégrées de soi et de l’autre.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 15: La nature intersubjective de la dissociation

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