9. En service d’alcoologie ambulatoire

Chapitre 9. En service d’alcoologie ambulatoire

se faire terre d’accueil pour la parole de l’alcoolique

Yves Nougué




Convenons qu’il existe une impossibilité à dire l’être d’un sujet, à le définir, qu’aucun signifiant, jamais, ne dira le tout d’une personne. Or, il est frappant de constater que le signifiant alcoolique, quand il est utilisé à propos de quelqu’un, à tendance à la fois à saturer les dires le concernant, au point de réduire son approche autour de cette seule problématique, et de servir d’écran qui invite à toutes sortes de projections. Au point, en conséquence, de rendre impossible sa prise de parole, ce que précisément les alcoologues considèrent comme symptomatique de cette pathologie : l’alexithymiealexithymie !

L’alcoolisme est un symptôme médical, un fait social, un problème de santé publique, un élément pris en compte par la justice mais ce n’est pas un concept psychanalytique. Alors comment une pratique clinique orientée par le savoir de la psychanalyse peut-elle opérer ? Nous rencontrons ces sujets, mais que faisons-nous de différent et comment par rapport à l’ensemble des autres soignants ?


9.1. De l’alcool à l’alcoolisme


Les céréales et les fruits fermentés furent probablement les premières boissons alcoolisées fabriquées par les hommes après qu’elles aient été découvertes fortuitement. Les découvertes archéologiques montrent, en effet, qu’en divers endroits du monde, la fermentation a été volontairement répétée.

Ces boissons alcoolisées furent, dans les civilisations antérieures, utilisées pour favoriser le lien social et/ou pour établir un lien avec les dieux. Tentative de recherche du sens et de symboliser le réel à partir de l’idée que l’ivresse, comme les rêves, permettait de rentrer en lien avec les dieux et de se faire lecteur oraculaire d’un destin au mortel insaisissable. Il est frappant de constater que l’alcoolisme n’est pas décrit, dans les récits antiques, comme pathologique alors que les manifestations et symptômes étaient les mêmes qu’aujourd’hui.

Les hommes ont très tôt su produire l’alcool et en faire usage, dans des conduites ritualisées et socialisées, c’est-à-dire comme modalité de lien. Progressivement détaché de cette fonction de lien, l’alcool va être utilisé comme désinhibiteur, anxiolytique voire anesthésiant. Mais il faut attendre la fin du XIXe siècle pour trouver des descriptions qui témoignent de l’émergence sociale du problème d’alcool (on pensera en particulier à E. Zola et ses magistrales descriptions de l’alcoolisation et du délirium tremens dans « L’assommoir » par exemple). L’alcool, alors, est rangé au rang de produit et de substitut d’objet de satisfaction pulsionnelle ou d’anesthésie face aux difficultés de la vie.

C’est au médecin suédois Magnus Huss que nous devons le terme d’alcoolisme, qu’il a utilisé en 1849. Ce terme vise à dénommer une pathologie qui se définit comme l’ensemble des conséquences de l’abus de consommation de boissons alcoolisées. Ces conséquences peuvent être à la fois physiques, sociales, familiales, professionnelles, financières, etc.

Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que la clinique médicale utilise un langage commun et parvienne à certaines classifications concernant l’alcoolisation et ses conséquences. Grossièrement, la médecine alcoologique distingue un alcoolisme sans trouble associé dit d’entraînement, d’un alcoolisme compliqué accompagné d’autres symptômes présenté comme un alcoolisme solitaire. Ces classifications nosographiques, plus ou moins complexes, sont à la fois descriptives et objectivantes, au détriment de la lecture et de l’expression de la position subjective de l’alcoolique.


9.2. Un lieu de soin particulier : ambulatoire




9.2.1. Une pratique pluridisciplinaire


Cette unité de soins est composée de différents corps de métiers : psychiatre, médecin généraliste, assistant social, infirmier, secrétaire, psychologue. Chacun a un rôle et chaque rôle est interdépendant. Ce qui suppose des échanges, par le biais de réunions cliniques par exemple et que chacun ait une représentation claire de la pratique de chacun de ses collègues de travail. D’où la nécessité d’aménager des temps de rencontre et d’élaboration de savoirs en commun, mais également des partages d’expériences et de formations. La pratique pluridisciplinaire oblige chacun à se décentrer d’une position mégalomaniaque à l’égard du patient considérant que le soignant n’est pas seul à s’occuper de lui engage à ce penser pas-tout, c’est-à-dire n’ayant pas tout le savoir, tout le pouvoir… Les alcooliques ont cette tendance à s’offrir à la toute puissance de l’Autre, pour la mettre en échec d’ailleurs ; l’expérience nous l’apprend.


9.2.2. L’humilité clinique


Dans toute pratique clinique, mais particulièrement avec les sujets alcooliques, le psychologue se doit de renoncer à vouloir trouver une causalité psychiquecausalitépsychique ordonnée : « pourquoi l’alcoolisme? » est une question pour l’instant sans réponse et nous ignorons les véritables causes de la dépendance. Les théories biologiques elles-mêmes, essentiellement au nombre de trois actuellement (la théorie membranaire ; les neurotransmetteurs ; la théorie des opioïdes endogènes) sont des explications incomplètes des mécanismes biologiques et chimiques en jeu mais ne sont pas explicatives quant aux causes de l’alcoolisme. En ce qui concerne le fonctionnement psychique, que nous repérions certains points de fixationfixation, régressionrégression ou autres mécanismes de défensemécanismes de défense, peut orienter notre pratique mais en aucun cas expliquer et sans doute faut-il accepter de ne pas comprendre. Il est vrai que le réel pulsionnel en jeu révèle une béance telle que le savoir sert de protection pour celui qui l’énonce.


Classés par la manière de boire, la dépendance, les complications somatiques ou les repères biologiques, les alcooliques restent insaisissables puisque « l’alcoolique n’existe pas » dans ce qui pourrait être un profil type. Seuls des sujets, un par un, tous différents, dont nous avons à respecter le précaire équilibre, existent.


9.3. Quelques particularités dans la pratique


Toute pratique clinique implique une rencontre dans laquelle le psychologue se propose de recevoir ce que les sujets ont à dire, sans disqualifier ce qu’ils disent ou ce qu’ils sont. Car toute disqualification empêche l’expression d’une demande puisqu’elle fait reposer cette dernière sur une parole inconsistante et sans valeur. Cette position de non jugement prend une connotation toute particulière avec les alcooliques tant les appréciations péjoratives les concernant sont répandues dans notre société.


9.3.1. Le symbolique court-circuité


Notre hypothèse de départ est de considérer l’alcoolisation répétée comme un recoursrecours, donc comme une réponse. Or, dire alcoolisation comme recours, c’est accepter et souligner que toute formation symptomatique est une tentative de réponse à l’insupportable de la condition humaine. Un symptôme est à la fois un mode de satisfactionmode de satisfaction et un traitement de la jouissancetraitementde la jouissance. En tant que tel, il permet de réguler son rapport à l’Autre et aux autres. L’alcoolisme peut être considéré comme une conséquence (et non une cause), une manière d’être symptomatique qu’un sujet a trouvée pour soigner son manque à êtremanqueà être et son manque d’êtremanqued’être, soit une solution qui revient à dissoudre dans l’alcool les problèmes rencontrés et/ou le poids de l’être du sujet. En d’autres termes, c’est une dissolution subjective qui est recherchée.

Il s’agit d’une difficulté supplémentaire pour rentrer en contact avec ces sujets, puisque, le plus souvent, il leur est demandé de renoncer à leur alcoolisation et donc à la fonction symptomatique qu’elle remplit. Sommés qu’ils sont de rendre compte des raisons qui les poussent à s’alcooliser, raisons qui leur échappent, ils ne peuvent être que dans l’évitement.



9.3.2. Le corps maltraité


Les personnes alcooliques s’adressent souvent à un soignant ou à un lieu de soins en mettant en avant un dysfonctionnement organique car la solution alcool a entraîné, au fil des années, divers symptômes somatiques. Et certains organes ainsi offerts sur l’autel de la médecine, polarisent une forme de narcissismenarcissisme. Comme si faire soigner les organes permettait de localiser le problème et faisait que le soignant en devenait le porteur. Le corps est méconnu, de même que l’organisme qui tient à l’humain de manière rédhibitoire. L’homme a un corps, l’habite, se l’approprie, le supporte, le modifie à l’occasion mais l’identification passe par l’image. Il faut donc nommer cet organisme pour qu’il devienne corps afin de se l’approprier et tout un chacun ne le fait pas de la même manière. Avant le corps, donc la nomination, les organes ne peuvent être qu’éprouvés (au double sens de ressentis et de mis à l’épreuve). Certaines personnes conservent un mode de fonctionnement qui consiste à éprouver (ici aussi aux deux sens du terme), toujours, les organes. Il ne s’agit pas de narcissisme, au sens Freudien du terme, c’est-à-dire de libidolibido tournée vers le moi, qui prend le moi comme objet d’amour, mais d’auto-érotisme, au sens de faire d’une partie du corps, d’un organe, le point électif d’investissement libidinal et de jouissance en même temps. Avec cette particularité de l’auto-érotismeauto-érotisme, qu’il peut se passer de l’autre pour parvenir à la jouissance, y compris dans les fantasmes où le support de l’autre n’est plus requis.


Il s’agit de créer un espace entre la jouissance impérative (« c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’en empêcher ») et le sujet. Un espace fait d’un nécessaire silence en réponse aux désordres corporels bruyants, où puisse émerger le manque qui ne se réduise pas seulement au produit, mais qui soit le reflet du manque, structurel et structurant, du sujet.

May 9, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 9. En service d’alcoologie ambulatoire

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