2. En service de psychiatrie de l’adulte

Chapitre 2. En service de psychiatrie de l’adulte

actualité de la clinique des névroses et des psychoses

Michel Normand




Sur le plan de la discipline, on assiste à la fin de la distinction entre la psychiatrie et la neurologie, et à leur fusion au sein d’une même spécialité médicale chapeautée par les neurosciences. Elle rejoint ainsi la médecine qui, elle-même, est devenue de plus en plus technicienne, soucieuse de faire la preuve de son efficacité en suivant des protocoles de pratiques évaluées et standardisées, selon un modèle qui se veut scientifique. Nous sommes donc à un moment où, abandonnant sa spécificité, la psychiatrie intègre cette médecine scientifique qui a pour corollaire la montée en puissance de la psychiatrie neurobiologique et du discours de la science.

Porté par ce mouvement, l’hôpital psychiatrique est devenu tour à tour, centre hospitalier spécialisé, puis centre hospitalier, organisé selon les règles de la nouvelle gouvernance inspirées du management de l’entreprise. Le rôle de la psychiatrie de secteur est repensé pour mettre en œuvre cette politique. Désormais ses missions sont calquées sur celles de la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires (HPST). La psychiatrie et la santé mentale sont traitées sur le même mode que la médecine somatique, la chirurgie et l’obstétrique, selon le modèle anatomo-pathologique. On ne parle plus de folie, et de moins en moins de psychose et de névrose. La psychopathologie clinique a laissé place à des notions pragmatiques, athéoriques : celles de troubles, de dysfonctionnements (le DSM). Même le terme de maladie mentale s’efface pour laisser place à celui de « bien-être » et de « santé mentale positive » (Rapport « La santé mentale, l’affaire de tous », 2009). La psychiatrie devenue santé mentale est désormais incluse dans la santé publique et devient l’objet de programmes d’éducation et d’adaptation, développés au plan européen. Ils s’appuient sur la définition qu’en donne l’OMS. La santé mentale ne se réduit pas à l’absence de la maladie mais à un « état complet de bien-être, physique, mental et social et qui n’est pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité ». Bref, le droit à la santé s’est étendu au domaine psychique. Dans cette conjoncture nouvelle, le psychologue est lui-même requis pour entrer dans le domaine des soins et de promouvoir non plus seulement l’autonomie mais « le bien-être de la personne » (fiche métier 2008).

Pourtant, le psychologue clinicien, ayant reçu un enseignement initial en sciences humaines, et orienté par la psychanalyse, sait combien l’aspiration au bien-être, comme la notion de santé, sont illusoires s’ils ne sont pas corrélés à ce qui est leur envers, à savoir ce qui fait le drame, le tragique de l’être humain, confronté qu’il est à l’impensable que sont la maladie, la finitude, la mort, le sexe, la folie. L’incomplétude, le manque, la dysharmonie sont inhérents au sujet parlant.





Cette part intraitable dont il ne peut guérir est cette vérité qu’il ne veut pas connaître : l’importance de la pulsionpulsion sexuelle et le caractère inconscientinconscient du psychisme. (Freud, 1917) »


2.1. De notre formation à la psychopathologie et à la clinique psychanalytique et ses conséquences




2.1.1. Psychanalyse et psychiatrie : un « habitat » encore possible


En pratiquant jusqu’à la fin de son enseignement la présentation de malades, on peut dire que Lacan a toujours considéré l’hôpital psychiatrique comme ce lieu de la clinique et de la thérapeutique au sein duquel la psychanalyse pouvait trouver un habitat où se loger. Quant au psychologue clinicien, praticien de la parole et de la fonction symbolique, il est de ceux qui ne sont pas sans savoir ce que représente une institution comme celle qu’est l’Hôpital.





De ce point de vue, l’institution, toute institutioninstitution, est d’abord une création de la Culture, de la Civilisation, soit un lien social produit par un discours, effet d’une loi qui, en son fond, est celle de la structure du langagelangage. (Freud, Lacan, Lévy-Stauss) »

C’est dans cet ordre du langage que le sujet est appelé à s’inscrire comme sujetsujet. Comme telle, l’institution représente symboliquement la manifestation du lien social. C’est cette dimension symbolique qui caractérise toute organisation humaine. Ce qui la différencie d’emblée de tous les autres types de groupement du règne animal. Du point de vue de la psychanalyse, Freud nous rappelle que « la grande société humaine prend la place du père ou des deux parents » (Freud, 1929).


Ce psychologue n’ignore pas non plus les relations qui ont existé entre la psychanalyse et la psychiatrie. Bien qu’elles ont été souvent antinomiques et conflictuelles. Il sait combien la psychanalyse a fécondé la psychiatrie et comment celle-ci a contribué à enrichir la théorie freudienne dans sa dimension clinique (en 1919, Freud promeut une « psychiatrie psychanalytique »), ainsi que dans sa dimension institutionnelle (la psychothérapie institutionnelle, Tosquelles 1940), selon le vœu même du fondateur de la psychanalyse. En effet, Freud lui-même, dans « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique » en 1918, soutenait la création d’établissements et de dispensaires psychanalytiques. C’est ainsi que le discours de l’analyste, le désir de l’analyste, se rencontrent pas seulement dans son cabinet et sur le divan, mais aussi dans des institutions (au premier chef, dans l’hôpital psychiatrique), compatibles avec la gratuité rendue possible par la solidarité nationale et l’effet redistributif de l’impôt, pour s’occuper des névropsychoses considérées aussi comme une question de santé publique, associant « secours psychique et aide matérielle » (Freud, 1918).



2.2. La place du psychologue dans la psychiatrie de secteur : une place paradoxale



2.2.1. Aspects institutionnels


Ce que l’on a appelé la psychiatrie de secteur a mis en place des structures conçues comme des réponses alternatives à l’hospitalisation, évitant qu’à la souffrance psychique du patient s’ajoutent la rupture avec son milieu de vie familial et professionnel et à sa désinsertion sociale : hôpitaux de Jourhôpitaux de Jour, appartements thérapeutiquesappartements thérapeutiques, soin à domicile, centres médico-psychologiquescentres médico-psychologiques (CMP). En particulier, les CMP, pivots du système de soins ambulatoires, remplissent jusqu’à maintenant des missions de prévention, de diagnostic, de soins et de réinsertion. Ils assurent au premier chef ce soin de proximité. Bien que ce dispositif risque fort de devenir caduque au moment où va s’appliquer le volet santé mentale de la loi Hospitalisation Patients Santé Territoires, via les Agences Régionales de Santé, il reste qu’aujourd’hui encore, c’est une même équipe pluridisciplinaire qui prend en charge le soin extra et intrahospitalier, dans une aire géographique circonscrite à une population donnée.

Dans ces structures extra et intrahospitalières, nous assistons actuellement à l’extension d’une demandedemande « psy » qui devient exponentielle. Elle est transmise sous la forme d’une plainteplainte elliptique le plus souvent, à partir des signifiants de l’époque : « stress », « dépression », manque de confiance, « mal dans sa peau », besoin d’ « évacuer », « besoin de parler ».


Pourtant, sans être nécessairement lacanien, le « soignant » n’ignore pas ce fait majeur : qu’elle soit physique ou mentale, la « maladie » est un événement non seulement subi, mais vécu par quelqu’un, dans son être, dans sa singularité. Une telle expérience implique nécessairement la subjectivitésubjectivité. Autrement dit, si nous prenons l’exemple de la dépressiondépression, il n’est pas indifférent de la concevoir comme une « fatigue neuronale » (anhédonie), selon l’approche neurocognitive, ou comme cette « fatigue d’être soi », selon la belle expression d’Ehrenberg. Dans la première conception, nous avons affaire à un être sans parole, pur organisme, réduit à une image à résonance magnétique (IRM), paradigme de « l’homme sans qualité » (Musil). Alors que la seconde perspective implique une mise en question de l’être, qui est corrélée à son histoire singulière, à ses identificationsidentification et à ses idéauxidéaux, mais également à une certaine précarité face à l’exigence d’autonomie et de compétence individuelle qu’impose notre époque, marquée par le déclin des idéaux collectifs.

Donc cet être singulier, souffrant (« dans son corps ou dans ses pensées », (Lacan 1973), requiert une attention, une aide tout autant particulière : celle venant d’un semblable, surtout de celui qui a fait du soin sa profession. Au moment où le terme anglo-saxon de « care » rencontre un écho public (notion promue depuis longtemps par le psychanalyste anglais Winnicott), rappelons que, dans un service de psychiatrie, l’empathie, l’aide, le « prendre soin de quelqu’un », engagent une pratique relationnelle de l’écoute, de la parole et du soutien bienveillants qui est assurée par plusieurs professions telles : le psychiatre, l’infirmier, l’aide-soignant, l’assistante sociale, le rééducateur. Ainsi aujourd’hui, dans les CMP par exemple, les infirmiers sont souvent en première ligne pour accueillir cette souffrance dans des entretiens à visée thérapeutique et, le cas échéant, orienter cette demande de soin vers d’autres professionnels (psychiatre, psychologue, assistante sociale).


2.2.2. Spécificité du psychologue


Pourtant, parmi ces pratiques pluriprofessionnelles, le psychologue clinicien apporte sa spécificité tant au plan clinique et thérapeutique qu’au plan institutionnel. Chercheur et praticien de haut niveau universitaire, non seulement de la souffrance mais de la vie psychique, cadre de la fonction publique, il engage sa responsabilité auprès de ceux qui s’adressent à lui. Cette responsabilité et l’autonomie qu’elle implique, sont le répondant de celles du sujet qui demande à le rencontrer. C’est d’abord le sujet du droit, celui que reconnaît le droit des malades (ou des usagers) garantissant à chacun son libre-arbitre, et donc le libre choix de ses décisions, choixchoix qui ne peut être délégué à un tiers (que ce soit le médecin ou l’équipe professionnelle). C’est ce que rappelle, si besoin en était, le Code de Déontologie des Psychologues qui énonce dans son premier article : « toute personne doit pouvoir s’adresser directement et librement à un psychologue ». Mais, jusqu’à ce jour, bien qu’appartenant à l’un des corps du personnel hospitalier, le psychologue clinicien ne fait pas partie des professions paramédicales régies par le code de la santé publique. Autrement dit, si l’on peut conseiller ou encourager une personne à le rencontrer, nul ne peut prescrire une telle démarche, ni anticiper sur sa décision qui ne peut faire l’objet ni d’une obligation, ni d’une injonction. Enfin, et plus fondamentalement, insister sur cette dimension de la responsabilité et de l’autonomie (celles du psychologue comme de l’« usager »), n’est pas tant une question de droit qu’une question d’éthiqueéthique : celle du sujet singulier et du respect de l’intimeintime. Cette spécificité-là, le psychologue la tient de sa position, surtout quand elle est fondée sur sa propre expérience de la psychanalyse et orientée par elle.


2.2.3. Une place qui favorise une position extime


Ainsi, ni psychologue médical au sens de la psychologie médicale, ni psychologue scientifique au sens du modèle idéal de la physique et de la psychologie expérimentale, le psychologue freudien, est, peut-on dire, le psychologue laïc, pour paraphraser l’expression que Freud emploie pour justifier le psychanalyste non médecin (« Laïeanalyste », Freud 1926). Au sein de l’hôpital, c’est même à partir de cette place apparemment paradoxale qu’il peut se soutenir d’une certaine position d’extérioritéextériorité, non pas marginale, ni extraterritoriale, mais d’une position tierce, extimeextime, à la fois dedans et dehors. Celle qui, dans la topologie lacanienne, garantit un au-delà de la pure et simple réalité que constitue toute relation humaine, qu’elle soit interindividuelle ou collective. Cet écart permet, par-là, d’ouvrir un espace, un autre lieu, une place vide qui troue la prétention au savoir absolu. Cette place vide est celle du désir du sujet.




2.2.4. Un autre éclairage sur la maladie mentale


Apporter cette précision est attirer l’attention sur un autre aspect de la spécificité du psychologue : celui d’une clinique qui se réfère non pas au symptôme comme indice médical d’une maladie, mais comme message à déchiffrer au lieu de l’inconscient. C’est également souligner que les concepts destinés à la maladie organique ne sont pas applicables à ce qu’on appelle la maladie mentale ou « la maladie psychologique ». Foucault a dénoncé le « mythe d’une pathologie unitaire » qui fusionnerait maladies du corps et maladie de l’esprit et qui ignorerait la dimension psychologique de la maladie mentale et la psychopathologie comme « fait de civilisation » (Foucault, 1954). La maladie mentale a à voir avec l’histoire individuelle. La psychopathologie, les conduites morbides, ont un sens ; elles forment un nœud de significations, dont le sens ultime est la défensedéfense contre l’angoisseangoisse qui, elle, est au principe et au fondement de cette dimension historique de l’être humain (qui n’est pas le simple résultat d’une évolution de stades ou de phases sur le modèle biologique).

C’est cet éclairage inédit sur la maladie mentale que le psychologue clinicien est en mesure d’apporter. Il se fait ainsi le partenairepartenaire original et inclassable, aussi bien de l’équipe, du collectif de travail, que du sujet, pour faire sa place à leur invention, quels que soient le cadre normatif ou l’idéal de l’institution.

Est-il besoin de rappeler que depuis la rencontre de Freud avec l’hystériehystérie de symbolisation (Freud, 1895), mais aussi bien avec la psychosepsychose paranoïaque ou hallucinatoire, il n’existe pas de maladies mentales, de celles qui ressortiraient à une pathologie du cerveau, mais il y a « des penséespenséesqui rendent malade » (Lacan, 1967). Avec l’inconscient, Freud découvre que « l’être humain tombe malade en raison du conflitconflitentre les revendications de la vie pulsionnelle et de la résistance qui s’élève contre elles. » (Freud 1933). Le sujet accuse le stress, le surmenage ou bien telle ou telle figure parentale, alors qu’il est malade de cette vérité insue, celle de son désirdésir contre laquelle il se défend et qui dévoile quelque chose, un réel insupportableinsupportableréel, pour lequel le mot manque comme l’oubli d’un nom, Signorelli dont Freud donne la clé (Freud, 1904).

Ainsi, le symptôme, n’est pas une maladie, mais un mal-à-dire, une demande de dirediredemande de pour peu que le sujet consente à ce vouloir dire, soit assumer ce qui le cause. Dans cette visée, la souffrancesouffrance n’est pas ignorée. Elle est même la voie d’accès à cette question de ce qui fait symptôme pour un sujet, à la fois cause de souffrance et de satisfactionsatisfaction, et donc à la thérapeutique, autrement que par la maladie qui, elle, méconnaît cette dimension de la responsabilité singulière au profit du rapport à la santé selon des critères normatifs.


2.3. Du côté de la clinique : de quelques symptômes


Si, pour Lacan, « toute espèce de question clinique est une question de psychanalyse appliquéeappliquéepsychanalyse » (1953), Freud, de son côté, affirme « l’unité et la commune appartenance de tous les troubles qui se manifestent comme phénomènes névrotiques ou psychotiques » (1923). Deux propositions qui guident à la fois notre clinique et ce qu’on appelle la psychopathologiepsychopathologie psychanalytique, deux termes qui, au fond, restent ou bien antinomiques ou bien tautologiques, si l’on veut bien considérer que, pour la psychanalyse, la psychopathologie englobe tous ces petits événements de la vie quotidienne que sont les oublis, les lapsus, les actes manqués, mais aussi les illusions, les erreurs de jugement que Lacan intègre dans le champ des symptômes. Dès lors, « le symptôme en ce sens est saisi au champ du langagelangage » (Lacan, 1955).


2.3.1. Dans un service de psychiatrie, comment se constitue « notre clinique » ?


À notre époque, la psychiatrie tend à devenir un dispositif d’offre de santé mentale dont le but est non pas tant de répondre à l’expression d’une souffrance, à une demande de guérisonguérisondemande de qu’à des « exigences idylliques » (Lacan, 1964) : celles de réussite, de bien-être, de bonheur, de complétude, étendues à l’ensemble de la société. Ainsi, le sujet contemporain est aliéné à cet impératif du surmoisurmoi de la civilisation capitaliste et scientifique (Kultur-UberIch) : être responsable, autonome, indépendant, s’assumer pleinement, prendre sur soi, savoir ce qu’on pense, ce qu’on dit, savoir ce qu’on est, ce qu’on veut comme homme ou comme femme. Tel est le « moi fortmoi fort » de l’homme moderne qui méconnaît sa propre division, sa faille de structure où gît le noyau de son être qui est manque à dire. Là où Lacan nous a appris à distinguer le sujet de l’inconscient, du moi constitué d’images, qui forment aussi bien le « palais des mirages ». D’où l’errance, « la galère » du sujet contemporain et son cortège de dépression et de plaintes de l’individu face à cet impératif surmoïque qui fait le « tout-venant de la demande » (Lacan, 1976) : « je manque d’estime de moi », « je ne suis pas à la hauteur », « je suis nul », « je suis mal dans ma peau », « j’ai pas confiance en moi », « je suis stressé ». Telle est la plainte, en particulier celle du sujet névrosé, qui souffre de sa condition de sujet divisé ; celui qui, nous dit Lacan dans son séminaire XVI « D’un Autre à l’autre » (1968-1969), « suppose ce savoir à un Autre complet, non barré. Ce qui le rend analysant, puisque c’est à partir de cette “défaillance créatrice de savoir”, marque de l’inconscient, que s’origine “le désir de savoir” ». Remarquons cependant que le sujet psychosé, lui aussi, peut s’adresser à nous avec ces mêmes formes de plaintes : « je ne suis pas sûr de moi », « j’ai pas confiance en moi », « je ne suis jamais sûr de ce que je dis ou de ce que je pense ». Le psychotique ne se présente pas toujours avec sa certitudecertitude délirante. Pour certains, ces propos témoignent ainsi d’une fragilité des assises du sujet. Pour d’autres, ils sont la manifestation d’une hésitation ou d’une réticence à formuler l’énigme que constitue pour eux l’apparition de phénomènes d’automatisme mentalautomatisme mental qui se présentent sous la forme de voix qui le critiquent, le surveillent, le jugent, le dévalorisent, ou même l’insultent.

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May 9, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 2. En service de psychiatrie de l’adulte

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