Chapitre 6. « Une élaboration soutenue en petit groupe »
Christiane Alberti
Psychologue dans un service d’hospitalisation à temps partiel1 depuis plusieurs années, je reçois dans ce cadre les enfants qui y sont accueillis. Les rencontres avec ces enfants ont lieu soit avant leur arrivée dans le service, afin de préciser les conditions du travail à engager avec eux, soit au décours de leur hospitalisation, pour des conversations régulières ou ponctuelles, à leur demande, ou à la demande du médecin psychiatre ou d’un intervenant du service. Je participe également à un dispositif nommé « petit groupe analytique » qui réunit cinq enfants, de façon bi-hebdomadaire. La présente contribution2 vise surtout à mettre l’accent sur le rôle des réunions cliniquesréunionclinique que j’ai initiées dans ce service.
6.1. La boussole du symptôme
Qu’une pratique avec des enfants cherche dans la psychanalyse son orientation pouvait paraître jusqu’à une date relativement récente comme allant de soi, tout particulièrement en clinique infantilecliniqueinfantile où elle s’imposait comme référence majeure de l’approche dite psychodynamique, approche somme toute classique. De fait, une approche psychothérapique basée sur la relation constituait l’orientation principale des traitements dans ce champ, qu’il s’agisse d’interventions médico-éducatives ou proprement thérapeutiques. À l’heure actuelle, la donne n’est plus la même, car c’est un éloignement de la clinique du symptôme qui caractérise le champ des pratiques en santé mentale.
La clinique actuelle fait du symptôme une entité morbide qui se dissout dans les séries statistiques. Le symptôme y est réduit à un comportement inadéquat ou déviant. Par une transformation sémantique subtile, cette définition contemporaine du symptôme nous fait passer d’un retard de développement (défini par comparaison à un autre sujet) à un sens qui fige définitivement la personne dans une manière d’être, une arriération, une tare. Le discours sur lequel fait fond cette approche du symptôme est celui de l’adaptation généralisée, où l’adaptation n’est pas définie en relation à une norme de santé, mais plutôt comme norme des normes, même si elle prend de nos jours la forme philanthropique du droit à l’éducation et du bien-être. À réduire le symptôme à un comportement inadéquat, un désordre ou une déviance, une voie possible s’ouvre pour faire place à des pratiques plus ou moins ségrégatives : reconnaître, classer et traiter les symptômes par catégories de comportements déviants, les dyslexiques, les violents, les hyperactifs, les maltraités, la liste peut s’allonger sans que soit prise en compte l’essence même du symptôme.
De même, les relations entre parents et enfants sont conçues sur le mode d’une communication parfaite. Nous savons, au contraire, que le malentendu est au cœur du vivant. Toute tentative qui vise à nier cela, tend à éradiquer tout ce qui dans la vie est dysfonctionnement, ratage, décalage, parasitage et par là même, la vie elle-même. Oui, le malentendu nous est une détermination. C’est pourquoi il y a un enjeu renouvelé aujourd’hui de la clinique dans une société qui connaît un nouvel épisode dans la tentative de normalisation de l’humain : celui de la norme à tout crin qui promeut une conception de la vie strictement opératoire, définie en termes de compétences et d’items et de communication à parfaire. Traitements standardisés avec pour objet de mettre au pas tout le monde.
C’est la dimension symptomatique qui est au centre de notre pratique. Oui, il y a lieu de parler de dignité du symptôme si l’on veut bien admettre qu’il condense pour un sujet, ce qui est plus fort que lui et le fait souffrir, et ce qui le constitue à la fois de façon singulière. C’est ce qui lui a permis de trouver un arrangement avec le monde, une façon de vivre en quelque sorte. Il s’agit de prendre la mesure de cet arrangement et de faire en sorte qu’il devienne moins coûteux.
C’est précisément cette tension entre institution qui vaut pour tous et symptôme propre à chacun qui nous a permis de donner une autre direction à notre pratique des réunions.
6.2. Quel cadre ?
Il existe au fondement de tout lien social et de toute institutioninstitution, des règles et un cadre qui s’impose à tous de la même manière. Dans les institutions infantiles, on attend de ce cadre qu’il fixe la façon de se comporter de ceux qui y sont accueillis. La référence à ce cadre semble être une justification en elle-même, comme si l’on cherchait dans cette invocation quasi-magique du cadre le remède à toutes les difficultés présentées. S’il s’agit de réguler un comportement, représenter la loi et la faire respecter, devient alors la tâche essentielle pour faire limite aux débordements. En d’autres termes, il s’agit d’invoquer le père qui dit non, le père censé interdire. Force est de constater que lorsque l’institution est dominée par cette référence disciplinaire, c’est rapidement l’impuissance à venir en aide au sujet qui domine. Car la priorité exclusive accordée à la règle donne lieu inévitablement à un jeu d’opposition et de soumission, de séduction ou de contrainte, dans lequel les soignants s’égarent. Il s’ensuit inévitablement une déception, une lassitude lorsqu’il paraît que cette référence au cadre ne suffit pas et ne produira pas les effets attendus.
Ceci est dominant dans un service comme celui-ci où les enfants accueillis ne peuvent prendre en compte les règles instaurées faute d’un rapport établi à la loi du père. Le lieu d’accueil réduit à un champ d’application de règles, se transforme très vite en un Autre malveillantAutremalveillant. À l’invocation du père pacificateur, c’est un Autre persécuteurAutrepersécuteur qui répond, capricieux et sans limite qui suscite la peur, sentiment souvent masqué par le passage à l’acte ; ce dernier devenant pour l’enfant la seule issue possible pour sortir de l’impasse. Les règles ne permettent justement pas à ces enfants de donner un cadre ou de servir de point d’orientation. C’est la prise en compte de cette impasse qui nous a permis de travailler d’une autre manière dans les réunions nommées « travail clinique » et la prise en charge de ces enfants.
6.3. Ce que parler veut dire…
Les enfants accueillis ne cessent de nous interroger sur ce que parler veut dire, dès lors que l’on consent à les entendre. Ils le font à tout instant réclamant le plus souvent des réponses dans l’urgence, ne souffrant aucun différé dans la réponse. C’est une clinique de l’urgenceurgenceclinique de l’ et de l’acte qui est ici requise. Le savoir convoqué n’est pas déjà là, il est à construire au cas par cas. C’est cette élaboration de savoir qui est mise au centre d’une pratique en équipe.
Nous sommes en particulier attentifs aux problèmes spécifiques que posent les enfants psychotiques : quel usage faire de la parole dès lors que pour celui à qui l’on s’adresse l’inscription dans un discours établi est incertaine ? Quel usage faire d’une vie à plusieurs pour quelqu’un qui prend à revers les dispositifs éducatifs classiques ? Comment compter sur l’invention de chacun, celle qui est à soutenir et celle qui est à limiter selon les cas ?