8: Empathie clinique ou l’intersubjectivité clinique

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Empathie clinique ou l’intersubjectivité clinique



L’intersubjectivité clinique parle au clinicien de sa « coexistence » avec un patient et de leurs façons d’être ensemble, au cours de leurs rencontres, qu’il s’agisse d’une rencontre unique, d’une séquence de consultations ou d’un suivi. Il serait naïf de prétendre capter la richesse et la complexité de ces coexistences mais il est cependant très tentant de chercher à les approcher, ce que permet dans une certaine mesure le concept d’empathie clinique. Il s’agit d’un champ de recherche d’actualité, au « cœur de la médecine » (Shapiro, 2008). Selon M.A. Davies (2009), l’empathie répond au besoin inné de la nature humaine d’être compris, avec un succès médical lorsque le patient ne se sent plus isolé avec sa maladie mais éprouve un soulagement à être compris par le clinicien. Il s’agit d’un « composant crucial dans la relation thérapeutique » (Reynolds et Scott, 1999). Neumann en fait un moyen de dépasser le clivage entre une médecine centrée sur le patient et une médecine fondée sur les preuves (EBM) (Neumann et al., 2009).



Définition et indéfinition de l’empathie clinique


L’empathie clinique est définie par Mercer comme « la compétence socio-émotionnelle d’un clinicien capable de comprendre la situation d’un patient, son point de vue et ses émotions, de communiquer sa compréhension au patient, de vérifier son exactitude et d’agir avec le patient à partir de cette compréhension de façon thérapeutique » (Mercer et Reynolds, 2002). Notons que les auteurs sont toutefois divisés en ce qui concerne sa définition.


L’origine de la notion d’empathie remonte à l’utilisation du néologisme allemand Einfühlung (« sentir dedans », se référant à un processus où l’observateur se projette lui-même et notamment ses états affectifs dans les objets qu’il observe) dans une perspective esthétique par Vischer en 1873 (Widlöcher, 2004). Lipps, l’appliquant en psychologie, lui conféra une acception élargie à la préhension de l’expérience subjective d’autrui, partant du phénomène que la perception d’une émotion chez un autre active la même perception chez l’observateur, même sans que cela passe par une appellation ou une prise en compte cognitive du phénomène. Le terme d’empathie à proprement parler est apparu ultérieurement dans la traduction du mot allemand Einfühlung par Tichener, qui s’est alors appuyé sur les deux mots grecs em et pathos pour rendre la notion de « sentir dedans » (Neumann et al., 2009).


Les premières étymologies insistent donc sur l’événement affectif que représente l’empathie définie par Friedlmeier comme « une réaction affective qui survient lors de la perception d’un autre état émotionnel ou de la situation d’une autre personne, qui implique une expérience vicariante de la situation d’une autre personne (c’est-à-dire se substituant) et qui est caractérisée par l’attention apportée aux émotions des autres personnes » (Neumann et al., 2009).


À la suite de ces descriptions, des théories ont insisté sur la dominante affective de la perception directe, basée sur la contagion émotionnelle ou sur l’imitation. D’autres se sont centrées sur un phénomène cognitif moins immédiat, en œuvre chez les humains (Preston et De Waal, 2002). Cette réaction passe par une identification partielle, avec un maintien de la conscience de soi et une différentiation de l’autre. On rejoint ici la définition de Carl Rogers d’une capacité à ressentir le monde du patient, comme si c’était le sien mais sans perdre sa qualité de « comme si ». Cette nuance du « comme si » distingue l’empathie qui est plus une aptitude à entrer dans l’univers cognitif et émotionnel de l’autre et à ressentir « avec », de la sympathie consistant à éprouver une inclinaison positive à l’égard de l’autre. Globalement, l’empathie clinique apparaît à la fois comme un événement cognitif et un événement affectif ; il s’agit de la capacité à une « immersion empathique dans la vie intérieure des patients », à se rapprocher du ressenti de l’autre, sans se mettre à sa place, ce qui n’est ni possible ni souhaitable. Dans cette lignée, Wispé définit l’empathie comme la « tentative d’une personne consciente d’elle-même d’appréhender sans jugement les expériences positives et négatives d’une autre personne » (Wispé, 1986). La Société de médecine interne la pose comme « le fait d’avoir connaissance de l’état émotionnel d’un autre, sans expérimenter soi-même cet état » (Markasis, 1999 cité par Halpern, 2003). C’est ici qu’intervient la distinction avec la sympathie qui interfère avec l’objectivité nécessaire au diagnostic et au traitement et qui peut avoir un impact indirect sur la santé du clinicien (Nightingale et al., 1991). En pratique, cette distinction peut être moins aisée. Toutefois la notion d’empathie clinique insiste sur la compréhension des émotions du patient avec un « détachement compassionné », basée en grande partie sur des compétences professionnelles, plus qu’une expérience émotionnelle subjective ou un trait de personnalité que le clinicien aurait ou n’aurait pas (Mercer et Reynolds, 2002).


À côté des aspects affectif et cognitif, des auteurs insistent sur la dimension comportementale et sociale de l’empathie, qui a pu être appréhendée comme la résultante d’un conditionnement (Church, 1959, cité par Preston et De Waal, 2002). L’empathie implique assurément une connaissance des facteurs sociaux, une capacité à les repérer dans les relations et à se positionner en fonction d’eux dans une compétence interactive et sociale (Neumann et al., 2009). Morse rajoute une composante morale à l’empathie (motivation altruiste) (Morse et al., 1992).


Ainsi, l’appréhension de l’empathie est loin d’être unitaire. Des auteurs signalent que l’empathie a été simplifiée de façon unitaire, sans qu’une réelle cohérence n’ait été obtenue (Reynolds et Scott, 1999 ; Pedersen, 2009). Ce dernier auteur la décrit comme la compréhension appropriée d’un patient en signalant qu’il n’y a pas de consensus pour savoir comment la définir, l’enseigner et la mesurer. Toutefois, un accord s’est dégagé pour la décomposer en processus affectifs et cognitifs (Davis, 2009 ; Hojat et al., 2002). Retenons donc pour l’empathie clinique qu’il s’agit de la capacité du clinicien à construire un espace d’intersubjectivité, où inter signifie « entre », « à l’intérieur de deux » (en associant une préposition formée de in « dans » et de ter servant à opposer deux parties). Il exprime ici la capacité relationnelle du clinicien à construire cet espace « d’entre eux », aussi bien au plan cognitif en appréhendant les cognitions du patient qu’au plan affectif par une appréhension voire une mise en résonance avec les émotions du patient tout en maintenant la distance nécessaire à l’exercice de son métier.


Une revue critique des études empiriques sur l’empathie clinique a récemment recensé 206 publications d’études empiriques (dont la majorité sont quantitatives, 33 qualitatives, 3 qualitatives et quantitatives et 2 biologiques) et 38 outils de mesure (Pedersen, 2009).



Qu’est-ce qui influence l’empathie clinique ?


La capacité du clinicien à construire ce type d’intersubjectivité a bénéficié d’études empiriques allant dans trois directions :



Notons d’ores et déjà que l’empathie clinique s’approche comme un phénomène multidimensionnel, alliant une composante stable (qui tient de la disposition générale, d’un trait humain inné passant par une capacité de résonance et d’imagination, en lien avec une dimension de personnalité) à une composante situationnelle susceptible d’évolution (fonction du statut professionnel, du processus communicationnel et des expériences émotionnelles du clinicien) (Kunyk et Olson, 2001 ; Reynolds et Scott, 1999).



État des lieux des dynamiques empathiques en clinique


Quatre études montrent que des progrès restent nécessaires pour améliorer l’empathie du clinicien et répondre aux indices émotionnels livrés par les patients en clinique quotidienne médicale (Levinson et al., 2000 ; Morse et al., 2008 ; Fallowfield et al., 2002 ; Epstein et al., 2007).



• Des vidéos de rencontres cliniques quotidiennes de patients avec des chirurgiens ou avec des oncologues ont montré qu’il n’y avait pas d’expression d’empathie par le clinicien dans 37.5 % des cas, avec une moyenne de 1,0 à 1,5 expression empathique par rencontre (Fallowfield et al., 2002).


• Des films avec des patients acteurs amenant dans la consultation des questions « chargées » émotionnellement telles que « vous pensez qu’il peut y avoir quelque chose de sérieux ?… » ont montré que l’expression d’une réponse empathique par les cliniciens survenait dans seulement 15 % des cas. Les cliniciens avaient plutôt tendance à réagir par une nouvelle enquête biomédicale (72 % des cas), par une action (53 %), par une prise en compte non spécifique de la question (42 %), par une information médicale sans réassurance (40 %) ou par une réassurance du patient (37 % des cas). L’empathie était plus fréquente dans la situation de symptômes médicaux inexpliqués, que dans des cas de diagnostic identifié clairement par le clinicien comme par exemple un reflux gastro-œsophagien (Epstein et al., 2007).


• Dans un article publié dans le JAMA, Levinson et al. ont présenté une étude intéressante qui décomposait les dynamiques empathiques lors de films de 116 consultations de patients avec 54 médecins généralistes et 62 chirurgiens. Elle a individualisé deux types d’« indices à potentialité empathique » livrés par les patients : d’une part des indices sociaux amenant le médecin à s’enquérir sur des aspects de la vie du patient tels que l’annonce par le patient d’un mariage ou une naissance dans la famille (et les questions naturelles qui vont s’ensuivre sur les liens ou les distances avec les membres de sa famille), et d’autre part des indices émotionnels par l’expression en consultation d’une émotion par le patient. L’équipe de recherche a alors classé les interactions qui leur faisaient suite selon deux catégories de dynamiques empathiques : les « réponses positives » et les « opportunités manquées ». Les « réponses positives » comprenaient les situations où le clinicien était allé dans le sens d’une expression par le patient de contenus personnels, psychologiques ou en lien avec sa famille en nommant et reconnaissant l’émotion ou l’inquiétude (exemple : « en vous écoutant je me sens comme frustré et j’imagine que votre frustration est bien plus grande que la mienne »), les situations où le clinicien avait encouragé et réassuré le patient (exemple : « je pense que des personnes comme vous, qui font beaucoup d’effort pour contrôler le diabète, y arrivent »), et les situations où le clinicien avait soutenu voire suivi le patient dans ses inquiétudes (exemple : « je pense que c’est très important pour vous d’avoir un second avis pour ce problème compliqué »). Les « opportunités manquées » rassemblaient les situations où le clinicien avait noté l’indice à potentialité empathique mais n’avait pas répondu au patient (exemple : le patient « je suis si fatigué… », le médecin : « vous devez faire ce que vous avez envie de faire… je vous encourage à sortir et marcher… je ne peux pas vous dire plus, vous savez »), les situations où il avait plaisanté de façon inappropriée (exemple : « vous êtes en train de devenir tellement vieux »), où il avait dénié l’inquiétude du patient (exemple : « ce n’est pas une si grosse affaire »), et enfin les situations où il avait coupé court à la discussion (exemple : le patient « je suis une poule mouillée », le médecin : « bon, je vous vois vendredi. Vous avez des questions ? »).


    Les résultats ont montré que des indices à potentialité empathique étaient repérables dans 52 % des consultations de médecine générale et dans 53 % des consultations de chirurgie, avec majoritairement des indices émotionnels (présents respectivement dans 76 et 60 % des cas). Ces indices étaient plus généralement initiés par les patients (dans 71 et 69 % des cas) que par les médecins. De nombreux indices survenaient dans des « interstices » : au milieu d’une discussion biomédicale ou d’un examen physique, et ils étaient rarement amenés directement. Malgré l’expression fréquente d’indices à potentialité empathique, les médecins ne répondaient positivement que dans un nombre limité de cas (dans 38 % des cas en soins primaires et 21 % en chirurgie), et ces réponses consistaient avant tout en une prise en compte de l’émotion. Les opportunités empathiques manquées étaient majoritaires, survenant dans 79 et 62 % des cas. Il est intéressant de constater que les consultations étaient plus longues en cas d’opportunités empathiques manquées qu’en cas de réponses empathiques positives (Levinson et al., 2000).


• Dans le même esprit, Morse a mené une étude qualitative sur les opportunités empathiques auprès de 20 patients atteints d’un cancer du poumon en enregistrant les rencontres médecin/patient et en voyant dans quelle mesure un milieu d’intersubjectivité propice à la relation était obtenu ou non (Morse et al., 2008). L’auteur a individualisé les opportunités empathiques (où le patient fait une référence explicite à une émotion), les opportunités empathiques potentielles (où le patient semble indiquer une émotion sous-jacente), les réponses empathiques (où le médecin reconnaît explicitement l’émotion du patient) et les opportunités empathiques manquées. Trois cent quatre-vingt-quatre opportunités empathiques ont été relevées, avec un éventail allant de 2 à 42 opportunités par rencontre, 61 % autour de l’impact du cancer tournant dans 32 % des cas autour des attentes et inquiétudes sur la morbidité et la mortalité, amenant des peurs, des inquiétudes et des préoccupations existentielles. L’ensemble des opportunités empathiques aboutissait à 345 opportunités empathiques manquées, et dans seulement 10 % des cas (39) à des réponses empathiques. Les médecins apportaient peu de soutien émotionnel développant prioritairement les questions biomédicales. L’empathie semblait plus facile quand les patients rapportaient une difficulté concernant le système de santé ou de décision par rapport aux traitements.


Il apparaît dans ces études décomposant des interactions de clinique quotidienne que les cliniciens sont en difficulté pour construire un espace d’intersubjectivité nécessaire aux dynamiques empathiques. Sont-ils dans une défense par rapport à une inquiétude d’être débordés par l’affect ? Est-ce lié à la représentation qu’ils se font de leur métier et du type d’engagement cognitif et affectif qu’ils jugent alors nécessaire pour l’exercer ? Manquent-ils de savoir-faire dans cette dynamique d’empathie clinique ?



Recherches sur les facteurs associés à l’empathie


Les études sont insuffisantes pour décrire les facteurs associés à l’empathie du clinicien, ce qui permettrait de mieux comprendre les dynamiques conduisant à la construction de l’espace « entre » le praticien et le patient. Toutefois, les facteurs suivants ont été relevés dans la littérature :



• nous pouvons rassembler les premiers facteurs « médecin » autour de la place dans sa pratique que le médecin va accorder à la relation au patient et à l’écoute. Des études ont montré que les femmes médecins sont plus empathiques que les hommes (Davis, 2009), ce qui autorise à formuler des hypothèses socioculturelles ou autres. Les étudiants en médecine débutants témoignent également d’une plus grande capacité d’empathie et cette capacité décline avec la progression dans les études de médecine (Bellini et al., 2005 ; Hojat et al., 2004). Enfin, les médecins de certaines spécialités basées sur la relation seraient plus empathiques, tels que les psychiatres relativement à d’autres spécialistes (Hojat et al., 2002) ou les praticiens des médecines alternatives (Davis, 2009). À l’inverse, une non-reconnaissance des besoins du patient et une médecine traditionnaliste limiteront l’empathie du clinicien (Halpern, 2003). Plus structurellement par rapport à la médecine, Shapiro s’interroge sur le hiatus existant entre les discours qui prônent l’empathie et la réalité de la place qui lui est faite dans les soins. L’auteur analyse des résistances et des barrières de la médecine moderne par rapport à l’impulsion naturelle consistant à se rapprocher de l’autre, elle prône pour les dépasser une éthique de l’imperfection qui seule va permettre au clinicien d’accepter de rester proche du patient, face à la maladie et la mort (Shapiro, 2008) ;


• le deuxième groupe de facteurs a trait avec la familiarité et la similarité que le médecin va éprouver vis-à-vis du patient. Dans une synthèse sur les études expérimentales sur l’empathie en général menées chez les animaux et les humains nourrissons, enfants et adultes, les facteurs de familiarité (l’expérience antérieure du sujet avec l’objet), de similarité (la superposition perçue entre le sujet et l’objet en termes d’espèce, de genre, d’âge ou de personnalité), d’apprentissage (explicite ou implicite), les expériences passées de situation de détresse et la salience (la force du signal perceptif en termes de volume, de proximité, de réalisme, etc.) ont été décrits comme augmentant l’empathie (Preston et De Waal, 2002).


    La notion de familiarité empathique a également été pointée, par Widlocher dans le travail analytique, comme liée à un effet d’induction qui se produit dans l’écoute du thérapeute et aboutit à un travail associatif et interprétatif du thérapeute du fait de l’activité associative du patient (communication, 2010). Cela a conduit des analystes à rapporter l’empathie à une identification partielle et transitoire (Widlöcher, 2004).


    Pour prolonger la discussion sur la familiarité, des auteurs ont questionné le rôle des expériences personnelles de blessure du médecin. Davis utilise l’image du centaure Chiron pour rendre compte du fait que les expériences personnelles de blessure sont un moyen de cultiver l’empathie. C’est du fait de son expérience de blessure à la jambe causée par la flèche empoisonnée d’Hercule et de la douleur chronique qui s’en est suivie, que le centaure a eu le désir de soigner les autres, fondant la médecine moderne via un de ses disciples, Esculape. De la même façon, un soignant « blessé » pourrait être dans une certaine mesure plus empathique. Cela renvoie au concept du contre-transfert influencé par les expériences de vie du clinicien (Davis, 2009) ;


• le troisième groupe qui aborde les facteurs contextuels liés aux conditions de travail des praticiens, qui n’auraient pas assez été pris en compte, reste jusqu’ici insuffisant (Pedersen, 2009). L’anxiété du clinicien, plus ou moins liée à une pression sur le temps, a été individualisée comme une limite à l’empathie (Halpern, 2003). La perception par le patient d’un relatif débordement de l’équipe hospitalière a aussi été associée à un frein de l’expression d’empathie des médecins dans l’évaluation par des sujets atteints de cancer (Neumann, 2009).

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 8: Empathie clinique ou l’intersubjectivité clinique

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