11: Troubles relationnels précoces et troubles neurodéveloppementaux du point de vue de l’intersubjectivité

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Troubles relationnels précoces et troubles neurodéveloppementaux du point de vue de l’intersubjectivité



Ce chapitre questionne la notion d’intersubjectivité à travers la clinique des enfants présentant des troubles neurodéveloppementaux précoces, dont les difficultés dans l’établissement des échanges interactifs aboutissent à des pathologies de l’intersubjectivité. Dans un premier temps, nous reprendrons l’état des principales discussions concernant le concept d’intersubjectivité, en considérant cette notion acquise : capacité présente dès la naissance, ou construct secondaire ? Nous évoquerons ensuite comment les neurosciences étayent l’hypothèse d’une capacité intersubjective très précoce. Puis, nous nous appuierons sur ces bases neurobiologiques pour mieux comprendre les troubles de l’intersubjectivité survenant lors des troubles neurodéveloppementaux : comment les troubles précoces retentissent sur l’établissement de l’intersubjectivité, mais aussi, comment l’intersubjectivité est une qualité inhérente à la construction des systèmes de développement précoce. Il s’agit donc de proposer des modèles complexes du développement, qui permettent d’étudier les deux dimensions de manière conjointe, si ce n’est simultanée, du moins de manière complémentaire.


Nous passerons en revue les obstacles qui s’opposent à définir une pathologie de l’intersubjectivité. Nous proposerons ensuite une hiérarchie de ces troubles chez les enfants à développement perturbé, selon le niveau et la spécificité des troubles. Enfin, nous introduirons la manière dont une approche intersubjectiviste générale pourrait permettre de transcender cette question. Il nous semble alors que la perspective intersubjectiviste est un cadre fécond, indissociable de l’étude du développement du bébé, qui offre surtout des possibilités de traitement chez les patients en souffrance de leur cognition, et surtout du langage verbal.



La capacité intersubjective vient-elle secondairement au bébé, ou le bébé est-il précocement un être intersubjectif ?


La période d’apparition de la capacité intersubjective chez le bébé donne lieu à des querelles importantes. Deux écoles s’affrontent : celle qui pense que le bébé est doué dès la naissance de cette capacité, et celle qui pense qu’il s’agit d’un construit secondairement apparu, résultant d’un complexe travail d’apprentissage.


Mais cette querelle n’est pas spécifique à la notion d’intersubjectivité : elle traverse plus généralement les théories développementalistes, surtout celles qui concernent des concepts aussi complexes que capacités réflexives, capacités de symbolisation, sens de soi, subjectivité : sont-elles des entités spécifiques, dépendantes ou non ? Cette question du sens de soi et de l’autre est centrale. Ainsi pour Draghi Lorenz et al. (2001), le débat sur la question générale de l’apparition des compétences émotionnelles du bébé n’est pas tant celui de l’existence, ou pas, d’une capacité précoce de symbolisation, mais celui de l’existence précoce d’un sens de soi et d’un sens de l’autre. Il existerait précocement des émotions complexes basées sur « un accès non représentationnel précoce à l’autre en relation à soi » (p. 295), qui se traduit par l’intérêt spécifique dans les caractéristiques humaines telles que le mouvement, la voix, le visage, et dans la forme de reconnaissance des émotions qu’elles expriment.


Cette capacité de connaissance du soi, et donc de l’autre, question traitée de manière corollaire, pourrait être dès le début présente dans la relation (Butterworth, 1989; 1995 ; Murray et Trevarthen, 1985 ; Stern, 1989 ; Nadel et Tremblay-Leveau, 1999).


Stern (1989) a décrit la capacité très précoce de vécu de weness du bébé, qui repose, selon lui, sur un sens de soi aussi précoce. Pour Stern, la théorie de l’attachement, la psychanalyse, et sa vision du développement, ont en commun des constructions d’un ordre supérieur qui servent de principes organisateurs du développement. Le principal, pour lui, est le sens subjectif de soi, tel qu’on peut le déduire chez le nourrisson. Stern définit le sens de soi comme « conscience élémentaire (non réflexive). En employant ces termes, nous nous situons au niveau de l’expérience directe, non du concept. Par l’expression “de soi”, j’entends un modèle invariant de conscience qui ne surgit qu’à l’occasion des actions ou des processus mentaux du nourrisson. Un modèle invariant de conscience est une forme d’organisation. C’est l’expérience subjective et organisatrice de tout ce qui sera ultérieurement nommé le “soi”. Cette expérience subjective et organisatrice est l’équivalent préverbal, existentiel du soi exprimable, objectivable et réflexif. » (p. 18). Il ajoute que « Les expériences d’union [avec l’autre] sont ainsi considérées comme le succès de l’organisation active de l’expérience de soi-avec l’autre, plutôt que comme le produit d’un échec passif de la capacité à différencier le soi de l’autre ». (p. 21). Il inscrit donc bien d’emblée la capacité intersubjective du nourrisson comme faisant partie de ses compétences primordiales.


Il existerait donc une sorte de pré-programmation génétique qui nous donnerait accès à un « autre virtuel » interne (Bräten, 1998), ou à ce que d’autres ont nommé, dans un contexte théorique différent, une « préconception » de l’autre (Bion, 1962). Bräten propose une conception de la pensée dialogique : il s’agit d’un dialogue soit interne, avec « l’autre virtuel », soit avec une personne, ou « autre actuel ».


Gergely (2007), Watson (1985) et Fonagy et Target (2008) démontent, sur une série d’arguments, cette notion d’intersubjectivité primaire. Pour eux, il s’agit plutôt d’une motivation innée à engager et découvrir la réactivité contingente des stimuli de l’environnement, aussi bien que leur propre efficacité à contrôler les aspects du monde extérieur. Ils arguent que cette spécificité à détecter la contingence n’est ni limitée aux humains, ni aux objets animés. Pour eux, la subjectivité (qui implique un degré de conscience) ne peut intervenir qu’une fois la répétition des repérages de contingences, qui permet l’internalisation d’un pattern. Ils font entrer ce modèle dans le cadre plus large d’une capacité humaine pour la « pédagogie » (Gergely, 2007). Il s’agit d’un système cognitif primaire qui a évolué pour faciliter la transmission rapide et efficiente d’informations culturelles pertinentes d’un « congénère sachant » à un autre non-sachant, mais réceptif : l’enfant. Dans ce cadre, les tours de parole protoconversationnels sont interprétés comme la sensibilité innée de l’enfant et sa préférence aux stimuli présentant une « réactivité contingente » (Gergely, 2007).


Trevarthen oppose des arguments méthodologiques (Trevarthen et Aitgen, 2003) : la plupart des études scientifiques se sont focalisées sur les compétences tactiles et visuelles du nourrisson, négligeant l’audition et le toucher, nettement plus informatifs sur la dynamique du lien précoce. Ainsi, l’imitation chez le nouveau-né est accompagnée d’une augmentation de la fréquence cardiaque, la « provocation » d’une diminution, témoignant de l’intentionnalité du comportement d’imitation, et de l’existence de deux circuits neurobiologiques qui sous-tendent imitation et intentionnalité. Par ailleurs, ils vont à contre-courant de bien des données des développementalistes, notamment piagétiens : « pendant la première période de haute dépendance du nourrisson, il est clair que les mouvements de communication, d’engagement mental avec les parents et la fratrie, par vocalisations, expressions faciales et par gestes, se développent avant l’exploration par observation et manipulation d’objet, et ce bien avant que l’enfant apprenne à se tenir debout et à marcher. Tout se passe comme si le processus évolutif de l’ontogénie individuelle était inversé, mais la logique de ce développement s’accorde bien avec le principe général selon lequel les motivations intrinsèques stimulent et guident l’acquisition des représentations cognitives et motrices plus spécialisées » (p. 352).



L’intersubjectivité secondaire


Elle apparaît à 9 mois. Elle est définie comme une compréhension coopérative « personne-personne-objet ». Cette notion est importante ; Trevarthen souligne bien comment « on a pu confirmer que les motivations, distinctes pour deux objectifs différents, l’un étant la conscience de l’objet ou “faire quelque chose avec l’objet” et l’autre la conscience de l’autre personne ou “communiquer avec elle” se développent de manière divergente, voire même concurrentielle jusqu’au neuvième mois de vie. Par la suite, l’intégration de ces deux motivations se fait, laissant place à une nouvelle forme d’intersubjectivité coopérative (conscience de personne-personne-objet). Ceci fut appelé intersubjectivité secondaire » (Trevarthen et Aitgen, 2003, p. 316).



L’intersubjectivité tertiaire


Elle apparaît entre 2 et 6 ans, inclut les conversations symboliques avec des autres actuels ou virtuels, en lien avec des capacités d’identifier et utiliser les idées, les événements, conduisant à des capacités de second ordre de simulation mentale de l’esprit des « compagnons de conversation ». Trevarthen en fait un système de régulation global : « l’intersubjectivité humaine est conçue comme un processus qui rend possibles la détection et la modification de l’avis et du comportement de l’autre par des expressions intentionnelles, narratives, d’émotions, d’intentions et d’intérêt. C’est aussi la voie par laquelle la “théorie de l’esprit” ou toute autre description intellectuelle de la conscience, mais aussi de l’intelligence et du langage peuvent être acquises » (Trevarthen et Aitgen, 2003, p. 353). Ainsi, pour Trevarthen aussi, l’intersubjectivité est une structure organisatrice des acquisitions cognitives ultérieures, dont la théorie de l’esprit, et non le produit d’une intégration cognitive de contingences organisées secondairement.


On peut être étonnés que Gergely récuse l’existence d’une intersubjectivité innée tout en inférant au bébé un système cognitif assez complexe ; probablement plus complexe que ne le requiert la capacité intersubjective telle que la conçoit Trevarthen.


Beebe propose une voie médiane dans cette querelle, en considérant les patterns de régulation interactive et du self, comme des formes précoces présymboliques de l’intersubjectivité. Il s’agit de percevoir et s’aligner soi-même sur le processus avec l’autre, moment par moments (Beebe et al., 2005).


La question ne serait donc pas, pour Beebe : l’intersubjectivité existe-t-elle à la naissance, mais à quel niveau de « conscience » et/ou de symbolisation se manifeste-t-elle, si tant est que l’on puisse parler d’une conscience du bébé ?


Ce débat pourrait prendre place autour de la question d’une phénoménologie du bébé, impossible à construire, à ce jour, en l’état de nos outils conceptuels, et de nos outils d’exploration de la vie psychique de l’enfant en deçà du langage. Tout juste peut-on en poser les prémisses conceptuelles. Mais l’intérêt est majeur : il est de construire un cadre clinique pertinent pour l’étude des bébés à risque, au-delà des querelles théoriques.



L’intersubjectivité est-elle dissociable de la construction des systèmes de développement précoce ?


Une autre manière de traiter cette question est de proposer que l’intersubjectivité fasse partie intégrante des systèmes de construction du développement précoce. Il est impossible de penser la question du bébé, sans penser simultanément celle de sa capacité intersubjective. Le bébé ne transforme ses compétences potentielles, ne se construit que dans la rencontre avec un monde réel, dont l’autre ne peut être exclu. Il s’agirait d’une fonction hautement plastique : l’environnement permet, ou non, sa transformation.


Cette hypothèse prend place dans un contexte épistémologique qui a considérablement évolué. Pendant longtemps, les neurosciences cognitives se sont intéressées à un cerveau « seul » fonctionnant en conditions expérimentales. Puis, à un cerveau fonctionnant en conditions dites « écologiques » (si tant est que les paradigmes expérimentaux explorent en IRM fonctionnelle des paradigmes écologiques…) et, depuis peu, au cerveau de la cognition sociale : un cerveau n’agit jamais seul, mais en lien avec d’autres cerveaux. Viendra le temps où les neurosciences cognitives conceptualiseront le fonctionnement réflexif du cerveau, c’est-à-dire en lien avec lui-même, ou étudieront des dimensions comme celles de l’inconscient, dont il existe déjà des essais de modélisation expérimentale (Gerber et Peterson, 2006).


De la même manière, le « bébé expérimental » a d’abord été un bébé un peu seul, reconstruit par inférences chez les psychanalystes à partir de l’analyse d’adultes, par observation chez les développementalistes, jusqu’au célèbre aphorisme de Winnicott : « un bébé seul, ça n’existe pas ! ». Puis les apports des neurosciences développementales nous ont amenés à penser progressivement le bébé comme le produit de capacités précoces lui permettant, contrairement à la perspective piagétienne, de rechercher et prendre dans l’environnement ce pour quoi il est câblé, et de parfaire son câblage en fonction de ce qu’il trouve, mais qu’il a également cherché. Le « bébé intersubjectif » est peut-être en avance développementale sur le bébé cognitif : il est doué de capacités « infra-cognitives », ou du moins se situant à un autre niveau, corporel, de la cognition, lui apportant des compétences importantes. Lécuyer (2004) le soulignait : les progrès dans le domaine du développement seront théoriques, ou ne seront pas. Gageons que les progrès de la cognition sociale, la complexification des paradigmes expérimentaux développementalistes, apporteront de l’eau au moulin des tenants de l’intersubjectivisme.



Quels soubassements neurobiologiques à cette capacité précoce du « soi avec l’autre » ?


Les récents apports des neurosciences ont étayé l’hypothèse d’une capacité innée d’intersubjectivité primaire. La question reste de savoir s’il existe un « système spécifique » du soi, et de l’autre, ou tout du moins du « non soi ».


Deux systèmes ont particulièrement été proposés : celui des neurones miroirs, et celui des copies d’efférence.



Système miroir


Nous ne reviendrons pas sur les systèmes miroirs, amplement développés, et que nous considérerons comme acquis. Nous rappellerons juste (Rizzolatti et al., 1996 ; 2001 ; 2008) que les images motrices, les émotions ont un rôle fondamental dans l’imitation réciproque, la « conscience en miroir » de l’autre, l’imagination « mimétique ». Ces phénomènes construisent la base de l’intersubjectivité, et permettent des capacités imitatives et conversationnelles des sujets dont la structure corticale préfrontale est immature ou rudimentaire.


Le cerveau humain a donc, à la naissance, une capacité et une motivation d’interaction « cerveau à cerveau », que Trevarthen nomme innate motive ou « pulsion de communication », au rôle central dans le développement cérébral (Trevarthen et Aitgen, 2003). « Tous les niveaux de processus physiologiques en développement dans l’esprit de l’enfant reposent sur la transmission réciproque d’une activité neuronale entre les systèmes neuronaux qui représentent anatomiquement et physiologiquement le corps et ses comportements, entre le système interne vagal-limbique-émotionnel du soi et le système diencéphalique – néocortical cognitif qui fait le lien avec l’environnement » (p. 370).



Système de la copie efférente


Ce système postule que lorsqu’un sujet initie une action, une « copie efférente » serait envoyée à la zone somatosensorielle correspondante, en même temps que la commande motrice, produisant alors une atténuation de la sensation générée lors de la réalisation de l’action elle-même, afin que le sujet puisse prévoir ou prédire les effets de l’action (Blakemore et al., 1998). Cependant, la question reste de savoir si ce système est impliqué dans des processus cognitifs tels que la prédiction ou l’anticipation des comportements, car ces forward models ont été retrouvés chez différentes espèces, y compris chez les insectes (Webb, 2004). Cependant, ce système pourrait être impliqué dans la différenciation des effets sensoriels des actions réalisées par le sujet lui-même, et des actions réalisées par une autre personne sur son corps, et peut-être plus largement dans la différenciation soi/autrui.



Un système du soi/non soi ? Une analyse critique (Legrand et Ruby, 2001)


La notion de soi et son corollaire de la subjectivité semblent faire partie intégrante du système intersubjectif ; comment peut-on construire un système de l’autre, sans système de soi ? Alors que nombre de publications ont tenté de trouver et localiser les systèmes du soi et du non-soi, une revue de la littérature fort intéressante publiée par Legrand et Ruby (2009) interroge la pertinence des paradigmes expérimentaux, mais surtout les conclusions de ces diverses publications en imagerie fonctionnelle sur le self. Ces auteurs montrent que l’évaluation du self relatedness requiert un réseau cérébral étendu, nommé E-network, qui comprend le cortex préfrontal médian, le précunéus, la jonction temporo-pariétale, et les lobes temporaux. Ce réseau est également activé pendant les resting states (états de repos), le mind reading d’autrui, le rappel mnésique, et le raisonnement, c’est-à-dire des fonctions supérieures non spécifiques. Ainsi, l’activation de ce E-network ne montre pas de préférence pour le self. Les auteurs suggèrent donc que l’activité de ce réseau peut être expliquée par l’implication de processus cognitifs communs à toutes les tâches sollicitant les processus inférentiels, ou le rappel mnésique. Elles concluent que les paradigmes classiques qui essaient de caractériser le self, en se basant sur l’auto-évaluation, n’en atteignent pas les caractéristiques spécifiques. La spécificité du self, la subjectivité, serait de relier tout objet représenté au sujet représentant. Elles proposent que cette relation spécifique sujet-objet serait plutôt ancrée dans l’intégration sensorimotrice de l’afférence et la réafférence (comme la commande motrice de l’action du sujet et ses conséquences sensorielles sur le monde externe), ce qui explique que les paradigmes explorés ne mesurent pas ce qu’ils sont censés mesurer. Cette publication étaie la conception d’un système corporel, « incarné », d’une cognition précoce.



Nécessité de l’intégrité d’un ensemble d’autres systèmes intermédiaires : de l’imitation, des émotions, de l’empathie, etc.


Si l’on peut penser qu’un certain nombre de mécanismes neurobiologiques sous-tendent directement la capacité intersubjective, celle-ci nécessite l’intégrité de maints autres systèmes pour que cette intersubjectivité puisse se développer. Nous ne ferons que les mentionner : capacité d’imitation, intégrité de la lecture et production des émotions, capacité empathique, capacités cognitives notamment de cognition sociale… Ceci pose la question du chevauchement entre différents concepts, et du plus petit dénominateur commun éventuel entre eux. Un trouble dans la détection et la production d’émotions n’empêche pas la capacité intersubjective, mais la modifie : quelle est la nature du partage implicite commun quand le système émotionnel ne permet pas de la replacer dans un référentiel implicite partageable ?

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 11: Troubles relationnels précoces et troubles neurodéveloppementaux du point de vue de l’intersubjectivité

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