73: L’interruption volontaire de grossesse

Chapitre 73 L’interruption volontaire de grossesse





La pratique de l’avortement, répandue dans toutes les sociétés depuis l’Antiquité, obéissait au désir de limiter les naissances pour raison économique (accueil impossible d’un enfant supplémentaire), d’éviter l’opprobre d’une grossesse illégitime ou délictueuse, mais aussi de préserver la santé de la mère, épuisée par l’enchaînement des grossesses, la plupart du temps non prévues et des naissances parfois dramatiques.


Les procédés employés pour contribuer à l’arrêt de la grossesse et à l’expulsion du produit de conception étaient d’une étonnante variété. Outre le recours à une pharmacopée traditionnelle à l’aide de plantes réputées abortives (rue, queue de persil, racine de fougère mâle, tige de lierre, ergot de seigle, etc.), plus ou moins accompagné de pratiques incantatoires, s’ajoutaient des procédés mécaniques parfois violents, allant des contraintes corporelles (contention du ventre, chute volontaire, etc.) à l’intrusion de corps étrangers dans la matrice (injection d’eau savonneuse, aiguilles à tricoter, crochets, sondes, etc.) ; souvent très mutilants et délétères pour la femme enceinte.


L’attitude et le regard de la société à l’égard de l’avortement dépend fortement de l’influence religieuse, en particulier celle du christianisme. Dès le Moyen Âge, les théologiens ont débattu de la date « d’animation de l’âme du fœtus » (40 jours pour les garçons et 80 pour les filles), pour finalement, au XIIIe siècle, la fixer vers le milieu de la grossesse, lorsque les mouvements actifs sont perçus par la mère. En déterminant les normes morales, l’Église condamne l’infanticide comme un crime, à l’instar de l’homicide volontaire, donc passible de la même sanction, à savoir la peine de mort. Cette dernière visait à la fois la femme ayant recours à des pratiques abortives, mais aussi ses complices, matrones et sages-femmes, celles-ci étant plus souvent accusées que les charlatans ou médecins. Elle est cependant demeurée peu appliquée, remplacée parfois par le bannissement, la fustigation publique ou une peine de réclusion pour l’avorteur(se).


Il est à noter qu’apparaît déjà vers la Renaissance la notion d’avortement pour raison médicale en cas de danger pour la mère, essentiellement hémorragique, qui restera la seule indication jusqu’au XXe siècle.


C’est à partir du XIXe siècle que l’on observe une attitude hostile grandissante à l’égard de l’avortement, en raison de l’inquiétude liée à la baisse de la fécondité : la France a été en effet un des premiers pays européens à voir, de façon significative et durable, une diminution de sa natalité dès la fin du XVIIIe siècle. Le comportement « malthusianiste », plus ou moins conscient, de la population s’explique en partie par l’adaptation aux transformations socio-économiques (paupérisation, urbanisation, etc.) mais aussi par la diminution progressive de la mortalité et de la mortinatalité liées aux épidémies, aux famines et à la guerre. Dans le même temps, on observe une évolution de la place de l’enfant dans la famille et dans la société : l’enfant à naître pour les classes sociales les plus favorisées devient désiré et cesse progressivement d’être une fatalité contraignante.


Au 2e rang des grandes puissances avec 36 millions d’habitants au début du XIXe siècle, la France ne se situe plus qu’au 4e rang en 1870 alors que son principal ennemi, l’Allemagne, continue à voir sa population progresser. Les préoccupations démographiques des politiques vont alors prendre le dessus, avec l’appui sans réserve de l’église catholique, très influente et puissante. L’hécatombe de la première guerre mondiale renforcera ces inquiétudes et exacerbera la répression à l’égard des comportements visant à limiter les naissances, qu’il s’agisse de l’utilisation de moyens contraceptifs ou de pratiques abortives par la loi de 1920.


Il faudra attendre le milieu du XXe siècle, avec un réel mouvement social, les actions conjuguées des associations militantes féministes, de quelques médecins et de certains politiques, pour voir enfin évoluer la législation sur la contraception (loi Neuwirth en 1967) et celle sur l’interruption volontaire de grossesse (loi Veil 1975).


Ce chapitre a pour objet d’étudier l’évolution de la législation sur l’avortement à partir du XIXe jusqu’à la période actuelle :







La legislation de l’avortement en France : évolution chronologique




La première moitié du XXe siècle et les lois répressives


La loi du 23 juillet 1920 réprime « la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle ». Elle entrave surtout la contraception féminine (cape, pessaire) tout en autorisant la vente libre du préservatif dans un objectif de lutte contre les maladies vénériennes.


Aux craintes démographiques des politiques s’adjoindront des raisons purement morales de préservation de la vie ainsi qu’une certaine hantise d’émancipation féminine : le travail des femmes, en nette augmentation depuis la première guerre mondiale, les conduisait à sortir de leur foyer et à intégrer tous les niveaux de la vie économique et sociale. Apparut alors la crainte inavouée que leur liberté de procréer réduise la natalité et remette en question le dynamisme de la société et de la vie familiale traditionnelle.


La loi du 27 mars 1923, devant l’inefficacité de la répression et la relative tolérance des tribunaux, correctionnalise l’avortement et aggrave les peines. La sévérité des tribunaux, auparavant composés de jurés populaires et désormais de magistrats, fait alors passer le taux de condamnations de 28 % entre 1897 et 1908 à 81 % entre 1925 et 1934.


Le 29 juillet 1939, la promulgation du code de la famille consacre « le délit impossible » à savoir la tentative d’avortement sur une femme supposée enceinte.


La loi du 15 février 1942 est adoptée pour répondre à la virulence et à l’hostilité haineuse des ligues natalistes envers l’avortement, en particulier de l’Alliance nationale contre la dépopulation : cette loi fait de l’acte d’avorter « un crime contre la sûreté de l’État » et les avorteurs deviennent donc des criminels passibles du tribunal d’État et de la peine capitale.


Pendant l’occupation, les peines prononcées sont très lourdes et, en 1943, deux personnes sont exécutées en raison de leur pratique d’avortements, Désiré Pioge et Marie-Louise Giraud, dernière femme à être guillotinée en France.


La même année, le conseil de l’ordre des médecins est créé par le gouvernement de Vichy avec, entre autres fonctions, celle d’appliquer les mesures disciplinaires spécifiques (telles que l’interdiction d’exercice) pour les médecins reconnus coupables d’avortement. Celui des sages-femmes, créé l’année suivante, répondra aux mêmes objectifs.


Ces lois, appelées par la suite « scélérates » par les mouvements féministes, vont porter un coup fatal aux néomalthusiens, qui continueront cependant à dénoncer les pratiques scandaleuses et les risques liés aux avortements clandestins (hémorragie, perforation, septicémie) souvent mutilants, voire fatals pour les femmes.



La seconde moitié du XXe siècle et l’évolution des idées et des lois


À la libération, les conseils de l’ordre créés par Vichy sont dissous et la loi de 1942 est abrogée par les autorités ; le tribunal d’État est supprimé. Mais, si l’on observe un rétablissement de l’application des circonstances atténuantes pour les avortées et du sursis pour leur complice, le code de la famille (1939) reste en vigueur et la période de l’après-guerre voit l’apogée de la répression : le maximum des sanctions pénales se situe statistiquement en 1946. Cette période est aussi celle de la reprise de la natalité (baby boom) qui ne peut être expliquée uniquement par l’essor économique spectaculaire puisqu’elle avait démarré dès 1943.


C’est en Grande-Bretagne et aux États-Unis qu’émerge dès 1930, sous l’influence des féministes, le Birth Control (contrôle des naissances) qui évoque la nécessité de la contraception, y compris dans le cadre du mariage, comme moyen d’équilibre de la famille et de lutte contre les risques d’avortement provoqués. En France, des militants s’inspirent du Birth Control : le Dr J. Dalsace ouvre à Suresnes en 1935 la 1re consultation de contrôle des naissances.


En 1953, le Dr M.A. Lagroua-Weil-Hallé, gynécologue, sensibilise le corps médical aux conséquences dramatiques observées à la suite d’avortements clandestins et fonde en 1955, avec la sociologue E. Sullerot et A.M. Dourlen Rollier, La Maternité Heureuse, dont les objectifs sont « de lutter contre les avortements clandestins, assurer l’équilibre psychologique du couple, améliorer la santé des mères et des enfants. »


Ce mouvement devient en 1960, Le Mouvement français pour le planning familial (MFPF) et contribue, grâce à une opinion publique de plus en plus favorable et à l’appui de personnalités médicales et populaires, à combattre l’avortement clandestin, tout en démontrant la nécessité de la contraception. Sur le plan juridique, si la loi de 1920, non abrogée, interdit toujours la propagande anticonceptionnelle, elle ne concerne ni la prescription ni l’usage des contraceptifs : cependant le corps médical dans son ensemble reste hostile à leur diffusion, hormis quelques rares médecins faisant partie du « collège médical » du MFPF. En 1965, trois prix Nobel de médecine André Lwolf, François Jacob et Jérôme Monod vont symboliquement accepter la présidence d’honneur du MFPF.


La fréquentation croissante des centres qui se créent dans toute la France démontre un réel besoin dans ce domaine et une inadéquation manifeste de la législation alors en vigueur. Par ailleurs, l’ouvrage de Marcelle Auclair en 1962 montre que le recours à l’avortement semble de plus en plus fréquent au sein des couples mariés désirant supprimer une grossesse non désirée et casse, de fait, l’argument de la grande détresse socio-économique des femmes misérables antérieurement évoqué.


La loi Neuwirth, du nom du député UDR Lucien Neuwirth, est adoptée en 1967 après de nombreux amendements : elle suspend l’article 3 de la loi de 1920 qui interdisait la diffusion de la contraception. Elle reste cependant restrictive pour les mineures (l’âge de la majorité étant alors fixé à 21 ans) qui doivent fournir le consentement écrit des parents : cette restriction ne sera levée qu’en 1974 par une nouvelle loi. La publicité, même indirecte, reste interdite, limitant ainsi l’information des femmes en âge de procréer : cette interdiction ne sera abrogée qu’en 1987 pour permettre la propagande pour les préservatifs, afin de limiter la diffusion du sida.


L’Association nationale pour l’étude de l’avortement (ANEA) est créée en 1968 par les médecins issus du MFPF qui vont remettre en cause la loi de 1920 dans une optique exclusivement médicale, en soulignant les ravages causés par les avortements clandestins. En 1966, l’INED (Institut national d’études démographiques) évalue à environ 250 000 le nombre d’avortements clandestins, véritables problèmes de santé publique, responsables de 250 décès par an.


Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), qui fait du droit à l’avortement un de ses principaux objectifs, prend naissance en 1970 et fait descendre les femmes dans la rue.


En 1971, l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur déclenche le 5 avril un événement médiatique sans précédent en publiant un article sur 343 avortées, dont beaucoup sont célèbres (femmes de lettre, comédiennes, avocates, etc.) : toutes déclarent avoir eu recours au moins une fois à l’avortement, aucune ne sera par la suite inculpée.


La marche internationale des femmes pour l’abolition des lois contre l’avortement rassemble le 20 novembre 1971 des milliers de personnes, montrant ainsi l’évolution de l’opinion publique sur le sujet.


Alors qu’en 1966, un Français sur deux est favorable à l’avortement dans certaines conditions, en 1970 65 % considèrent que la législation en vigueur est obsolète. En 1972, le procès de Marie-Claire à Bobigny contribue à faire évoluer les mentalités en mettant en exergue l’impossible application de la loi de 1920 : une jeune fille de 17 ans comparaissait, ainsi que sa mère et son avorteuse, pour s’être fait avorter à la suite d’un viol. Des témoignages en sa faveur de la part de personnalités telles que le Pr Milliez, gynécologue obstétricien reconnu, et Simone de Beauvoir, célèbre femme de lettre, ainsi que la plaidoirie de son avocate, Me Gisèle Halimi, conduisent à la relaxe de la jeune fille. L’issue de ce procès contribue à une diffusion médiatique en faveur des partisans de l’avortement.


Le Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC), collectif associatif des différents mouvements antérieurs (MFPF, MLF), de médecins, de représentants syndicaux et de politiques (PS, PSU, LCR et LO), voit le jour en 1973, avec pour objectifs « l’information sexuelle qui cesse de faire de la procréation le seul but de la sexualité, la liberté de la contraception sans discrimination d’âge ni de moyen, la liberté de l’avortement par la lutte pour l’abrogation de la loi de 1920 ». Un de ses buts est aussi le remboursement de la contraception laquelle interviendra en décembre 1974 avec la loi 74-1026 qui supprime dans le même temps l’autorisation parentale pour les mineures.


En 1974, Valery Giscard d’Estaing, nouvellement élu président de la république, confie à sa ministre de la santé, Simone Veil la préparation d’un projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Grâce au courage et à la ténacité de cette dernière, en dépit de l’hostilité de l’Église catholique et des mouvements pro-natalistes (dont « Laissez-les vivres » fondés par Jérôme Lejeune en 1970), et à l’issue de débats houleux à l’Assemblée nationale et au Sénat (dépassant largement les clivages droite/ gauche), la loi est finalement adoptée le 29 novembre (par 284 voix contre 189). Les opposants saisissent le Conseil constitutionnel au motif que cette loi serait contraire au préambule de la Constitution qui proclame les droits sacrés et indéniables de la personne humaine : ce recours est rejeté et la loi est promulguée le 17 janvier 1975 (loi 75-17, encadré 73.1) en suspendant partiellement l’article 317 du code pénal pour une durée de 5 ans. Loi de compromis et d’encadrement médical, elle n’abroge cependant pas les lois de 1920 et de 1923 : l’IVG, en dehors des strictes conditions de terme, d’âge, de nationalité, de lieu, constitue toujours un délit passible de sanctions pénales. Elle affirme le respect de l’être humain dès le commencement de la vie et invoque la clause de conscience des professionnels de santé. Elle distingue les dispositions de l’IVG avant la fin de la 10e semaine et celle de l’IVG pour motif thérapeutique et précise l’obligation d’information sur la régulation des naissances.



Encadré 73.1 Loi 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption de grossesse (extraits)


Titre 1er


Art. 1er : La loi garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi.


Art. 2 : Est suspendue pendant une période de 5 ans… l’application des dispositions des quatre premiers alinéas de l’art. 317 du code pénal lorsque l’interruption volontaire de grossesse est pratiquée avant la 10e semaine par un médecin dans un établissement d’hospitalisation public ou privé satisfaisant aux dispositions de l’art. L. 176 du code de la santé publique. Titre II


Section I : interruption volontaire de la grossesse pratiquée avant la fin de la 10e semaine


Art. L. 162 : La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.


Art. L. 162-7 : Si la femme est mineure célibataire, le consentement de l’une des personnes qui exerce l’autorité parentale, ou, le cas échéant, du représentant légal, est requis.


Art. L. 162-8 : Un médecin n’est jamais tenu de donner suite à une demande d’interruption de grossesse ni de pratiquer celle-ci, mais doit informer, dès la première visite, l’intéressée de son refus.


Sous la même réserve, aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical quel qu’il soit n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse.


Un établissement d’hospitalisation privé peut refuser que des interruptions de grossesse soient pratiquées dans ses locaux. Toutefois, dans le cas où l’établissement a demandé à participer à l’exécution du service public (…), ce refus ne peut être opposé que si d’autres établissements sont en mesure de répondre aux besoins locaux.


Art. L. 162-9 : Tout établissement dans lequel est pratiquée une interruption de grossesse doit assurer, après l’intervention, l’information de la femme en matière de régulation des naissances.


Art. L. 162-11 : L’interruption de grossesse n’est autorisée pour une femme étrangère que si celle-ci justifie de conditions de résidence fixées par voie réglementaire. Les femmes étrangères de moins de 18 ans doivent en outre se soumettre aux conditions prévues par l’art. L. 162-7.


Section II : interruption volontaire de la grossesse pratiquée pour motif thérapeutique


Art. L. 162-12 : L’interruption volontaire d’une grossesse peut, à toute époque, être pratiquée si deux médecins attestent, après examen et discussion, que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme ou qu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic.

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Sep 24, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 73: L’interruption volontaire de grossesse

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