7: Adolescence et intersubjectivité

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Adolescence et intersubjectivité








À quel âge ?


À quel âge commence-t-on à « prêter » des intentions, bonnes ou mauvaises, à l’autre qui nous fait face, se dérobe, ou nous tourne le dos, à celui qui nous élève, nous fait penser, et nous apprend à vivre… l’autre ? À quel moment développe-t-on « une théorie » sur la pensée de celui qui s’occupe de nous, d’une manière ou d’une autre… sur les soins qu’il nous prodigue, puis sur lui-même ? À quel instant laisse-t-on naître en nous un sentiment sur sa façon de faire à partir des sensations puis des émotions qu’il a générées en nous ? Enfin et surtout à quel âge les bébés commencent-ils à rêver ? Le rêve… toujours solipsiste comme si la réalité intérieure inconsciente ne pouvait être qu’individuelle… À quoi penses-tu ? À quoi rêves-tu ? Deux demandes insistantes qui débutent et clôturent les histoires d’amour. Mais le rêveur utilise le matériau des traces diurnes… aussi y a-t-il toujours une création intersubjective du rêve. Mais rêver l’autre, être enfermé dans le rêve d’un autre… y a-t-il des alliances intersubjectives inconscientes ?


Vastes questions ! Didier Anzieu n’hésitait pas lorsqu’il les abordait à mettre en parallèle deux interrogations : comment l’enfant commence-t-il à penser et comment la vie a-t-elle commencé sur terre ? Et poétiquement il posait la question de « l’inorganisation primitive, l’état d’indifférenciation antérieur à toute notion d’ordre aussi bien que de désordre dans, avant le temps, la transparente opacité d’une nuit sans forme, ni couleur, ni chaleur, la nuit grise d’avant toute différence » (Anzieu, 1990). Noyau autistique primaire commun à tout sujet ? Il posait aussi rapidement un élément de réponse winnicottien : tout va dépendre du rôle de l’objet en particulier maternel, et une dimension qu’il tient de Freud (le moi est avant tout corporel… une surface, une étendue et il n’en sait rien) : « l’esprit se construit avec son expérience du corps ». Ainsi pour le psychanalyste… le fait psychique est immédiatement contemporain de la création d’un soi corporel privé (et personne ne peut avoir une idée précise de ce qui se passe dans notre tête parce que personne ne peut se mettre dans notre peau et s’y éprouver tel qu’en soi-même nous nous sentons), et cela dure longtemps. Nous sommes corps et âme (Nietzsche, Rimbaud) tant que nous sommes enfants, avant la monstruosité des remaniements pubertaires.


Cette fameuse « théorie » de l’esprit ne nous advient pas… primitivement et ex nihilo… les psychanalystes ne sont pas spiritualistes et ne croient pas à l’âme… Pas de Dieu et par conséquent pas d’immortalité de l’âme comme du corps. Elle émergerait donc plutôt des sensations générées en nous par l’autre, sensations en devenir d’affects, puis d’émotions, puis de pensées affectives (sentiments) avant que de pensées abstraites ?


Est-ce notre espace corporel archaïque pulsionnel (la face de l’animal de R.M. Rilke, cité en exergue), notre corps charnel, sensuel, ces deux faces de notre intériorité, ou notre esprit déjà secondarisé, qui réagit à la présence de l’autre et singulièrement de son visage et de ses yeux portés sur nous ? Vaste question sur laquelle psychanalystes et neuro-développementalistes n’ont pas fini de débattre. Probablement que notre réaction à la sollicitation de sa présence vivante en son altérité foncière est un mixte de ces trois régimes de fonctionnement (archaïque, charnel et psychique), plus ou moins cohérent, syntone, équilibré, et extrêmement variable selon les êtres et les cultures. Mais n’oublions pas la leçon de Bergson de « ne jamais substituer des états à des mouvements », qui nous invite à appréhender le rythme qu’adopte l’élan vital issu de ce mixte, ce que R.M. Rilke a su magnifiquement poétiser : « Respirer continûment, purement, au prix de l’être propre, espace échangé. Contrebalance au rythme de quoi proprement j’adviens » (Rilke, Année). Du rythme des sens au sens du rythme.


Il résulte de ce mixte selon les cas :



Ainsi l’accordage rythmique, pulsionnel, affectif n’est jamais parfait dans ce bain hormonal et émotionnel où se cherchent les anticipations maternelles (répertoire maternel primaire acquis avec l’évolution de l’espèce) et les préreprésentations de l’enfant… et il est illusoire qu’il soit parfait comme l’est l’idée d’un instinct maternel primaire, d’une bonté naturelle de l’homme, ou celle d’une biologie primaire intentionnelle.


Surtout se pose une question préalable à l’élaboration de l’impact du mixte de ces deux registres de réactions : à partir de quand avons-nous une représentation claire et différenciée de l’autre et de sa capacité à nous penser ? Et corrélativement, quand accède-t-on à l’idée que le sujet puisse penser à quelqu’un d’autre et sans nous ? On le voit, notre définition de l’édifice complexe des causes et des conséquences qui ont permis au sujet sa présence au monde et les conditions de son accès à l’intersubjectivité renvoient au concept classique de lien qui est sous-tendu par la circulation ouverte et dynamique des affects, des fantasmes et des représentations… propres et intersubjectifs, conscientes et inconscientes. Dans les pathologies du lien que nous observons à l’adolescence, si nous prenons en compte les problématiques d’attachement, nous mettons en exergue les modalités intrapsychiques, interpsychiques et inconscientes de la constitution morbide des liens de filiation (carentielle, narcissique, toujours aliénante en plein ou en creux).


Quel que soit l’âge de l’établissement d’une intersubjectivité (en tout cas très tôt, dès la fin de la 1re année), il semble que pour l’infans qui n’a pas encore accès au langage pour lui et à l’intelligibilité du langage de l’autre, la générosité de cœur et d’esprit de l’autre ne puisse lui être transmise que par la générosité de sa chair. C’est pourquoi le désir et son corollaire, le deuil, et leur impact sur l’équilibre biopsychologique de la mère ne peuvent être éludés dans la compréhension des modalités et aires d’opérations de la construction des liens.


Après l’acquisition du langage et de la maîtrise des symboles qui va singulièrement modeler les représentations subjectives, la puberté va redistribuer les cartes de cette première phase de séparation-individuation-subjectivation pour l’enfant et rendre la confirmation de l’accession à l’intersubjectivité à nouveau aléatoire, dépendante certes de lignes de force antérieures générées lors des interrelations précoces, mais devenant à cette étape charnière de la vie lignes de crête et lignes de sorcière, ouvrant donc la voie au pire (l’aliénation) comme au meilleur (l’hétéronomie). C’est qu’à cet âge tout devient étrange (et non seulement redevient étrange) d’une manière absolument singulière plus originale qu’originelle… inouïe.


Il nous faut donc prendre en compte dans la constitution de l’intersubjectivité ces deux temps, à savoir le temps de l’événement interelationnel mère/enfant qui dépose sa trace corporelle et psychique du lien de filiation et le temps de l’adolescence où s’exprime la reviviscence de cette trace interne… où elle re-prend corps. C’est dans ce cheminement qu’advient la subjectivation, c’est-à-dire l’émergence d’un espace interne à partir des émissions somatosensorielles.



La fièvre dans le sang


Le sujet en proie aux métamorphoses hormonales et charnelles, émotionnelles et psychologiques de la puberté, se sent passivement devenir étranger à lui-même et à l’autre, tout aussi brutalement n’est plus le même, qu’il reprenne des figures du passé ou s’exile dans des figures d’avenir. S’il est une vertu de l’adolescence, empêtrée dans l’éducation sentimentale et sexuelle du monde, c’est d’affirmer que toutes les constructions purement cognitives et que toutes les économies psychosomatiques de façades (faux self), construites dans l’enfance, ne résisteront pas aux vagues pulsionnelles, sexuelles et affectives, quelles que soient leurs capacités à avoir été des digues (identité d’emprunt ou de compensation), sous peine de maladies graves, ou l’établissement problématique de frontières étanches, défenses qui deviennent des entraves et qui amputent le devenir.


De la même manière qu’en économie on ne saurait exclure, en ces temps de crise, la question centrale de l’avidité voire de la cupidité de certains, on ne peut en psychologie développementale s’intéressant à l’intersubjectivité pendant la « crise » de l’adolescence en extraire la question de l’impact du sexuel et de l’affectif à moins de tout simplement dénier qu’il n’y a de possible représentation de soi ou de l’autre sans éros et affect et que pour bon nombre de patients à l’intersubjectivité malade, la question est bien la difficulté de la transsubstantiation d’une sensation somato-corporelle en affect puis en émotion, en sentiment puis symbole, chemin obligé du corps à la pensée pour pouvoir se séparer des autres et de soi-même et atteindre une conscience subjective, affective et réflexive, de soi et des autres. Les effets de la séparation des corps rendue obligatoire pour l’adolescent, qui vit son corps bouleversé comme un objet extérieur à lui-même, sont indispensables à prendre en compte dans la réflexion portant sur les nouvelles cartes de l’intersubjectivité à cet âge charnière de la vie.


Donald Winnicott prophétisait-il une société malade de l’intersubjectivité où l’on n’hésiterait plus à marcher sur l’autre, déniant même qu’il puisse exister, face à son « libre » développement personnel ? « L’économie, une science de l’avidité dont toute mention d’avidité serait bannie quand il s’agit de la planification de nos vies. […], le problème est que les penseurs font toujours des plans qui ont l’air formidables. Toute fissure qui apparaît est colmatée par un peu plus de réflexion, plus brillante encore et, en fin de compte, le chef-d’œuvre de construction rationnelle s’effondre à cause d’un petit détail comme l’avidité dont on n’avait pas tenu compte » (Winnicott, 1971).


Tâchons de ne pas faire la même erreur en excluant de la réflexion sur l’économie psychique de crise à l’adolescence la question de l’affect sacrément tourmenté par la violence interne que génère la sexualisation du corps et de l’espace relationnel familial et social. Parfois à ce point tourmenté qu’il ne peut prendre que le visage de la destructivité de soi et de l’autre ! Violenté de l’intérieur par la puberté vécue dans une passivité confondante, l’adolescent va devoir en effet redistribuer cette violence dans son espace relationnel, altérant agressivement les images infantiles qu’il a intériorisées de ses proches. De la capacité à ceux-ci à survivre à ses attaques, nécessaires à sa construction identitaire, de leur compréhension qu’ici s’exerce un droit d’inventaire où l’adolescent se compose et se décompose une identité à partir de ce qu’il garde et de ce qu’il rejette des introjections de l’enfance, va dépendre le devenir de cette violence :


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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 7: Adolescence et intersubjectivité

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