7 « Ce qui est au dehors, nous le savons uniquement par la face de l’animal ; car le tout jeune enfant, nous le tournons déjà et le forçons pour qu’en arrière il voie l’affiguré et non l’ouvert, qui dans le visage de la bête est si profond. Libre de toute mort. » R.M. Rilke Huitième élégie. NRF Poésies. Paris : Gallimard ; 1994. p. 89. À quel âge commence-t-on à « prêter » des intentions, bonnes ou mauvaises, à l’autre qui nous fait face, se dérobe, ou nous tourne le dos, à celui qui nous élève, nous fait penser, et nous apprend à vivre… l’autre ? À quel moment développe-t-on « une théorie » sur la pensée de celui qui s’occupe de nous, d’une manière ou d’une autre… sur les soins qu’il nous prodigue, puis sur lui-même ? À quel instant laisse-t-on naître en nous un sentiment sur sa façon de faire à partir des sensations puis des émotions qu’il a générées en nous ? Enfin et surtout à quel âge les bébés commencent-ils à rêver ? Le rêve… toujours solipsiste comme si la réalité intérieure inconsciente ne pouvait être qu’individuelle… À quoi penses-tu ? À quoi rêves-tu ? Deux demandes insistantes qui débutent et clôturent les histoires d’amour. Mais le rêveur utilise le matériau des traces diurnes… aussi y a-t-il toujours une création intersubjective du rêve. Mais rêver l’autre, être enfermé dans le rêve d’un autre… y a-t-il des alliances intersubjectives inconscientes ? Vastes questions ! Didier Anzieu n’hésitait pas lorsqu’il les abordait à mettre en parallèle deux interrogations : comment l’enfant commence-t-il à penser et comment la vie a-t-elle commencé sur terre ? Et poétiquement il posait la question de « l’inorganisation primitive, l’état d’indifférenciation antérieur à toute notion d’ordre aussi bien que de désordre dans, avant le temps, la transparente opacité d’une nuit sans forme, ni couleur, ni chaleur, la nuit grise d’avant toute différence » (Anzieu, 1990). Noyau autistique primaire commun à tout sujet ? Il posait aussi rapidement un élément de réponse winnicottien : tout va dépendre du rôle de l’objet en particulier maternel, et une dimension qu’il tient de Freud (le moi est avant tout corporel… une surface, une étendue et il n’en sait rien) : « l’esprit se construit avec son expérience du corps ». Ainsi pour le psychanalyste… le fait psychique est immédiatement contemporain de la création d’un soi corporel privé (et personne ne peut avoir une idée précise de ce qui se passe dans notre tête parce que personne ne peut se mettre dans notre peau et s’y éprouver tel qu’en soi-même nous nous sentons), et cela dure longtemps. Nous sommes corps et âme (Nietzsche, Rimbaud) tant que nous sommes enfants, avant la monstruosité des remaniements pubertaires. Est-ce notre espace corporel archaïque pulsionnel (la face de l’animal de R.M. Rilke, cité en exergue), notre corps charnel, sensuel, ces deux faces de notre intériorité, ou notre esprit déjà secondarisé, qui réagit à la présence de l’autre et singulièrement de son visage et de ses yeux portés sur nous ? Vaste question sur laquelle psychanalystes et neuro-développementalistes n’ont pas fini de débattre. Probablement que notre réaction à la sollicitation de sa présence vivante en son altérité foncière est un mixte de ces trois régimes de fonctionnement (archaïque, charnel et psychique), plus ou moins cohérent, syntone, équilibré, et extrêmement variable selon les êtres et les cultures. Mais n’oublions pas la leçon de Bergson de « ne jamais substituer des états à des mouvements », qui nous invite à appréhender le rythme qu’adopte l’élan vital issu de ce mixte, ce que R.M. Rilke a su magnifiquement poétiser : « Respirer continûment, purement, au prix de l’être propre, espace échangé. Contrebalance au rythme de quoi proprement j’adviens » (Rilke, Année). Du rythme des sens au sens du rythme. Il résulte de ce mixte selon les cas : • un rejet face à ce qui est vécu comme une menace sur notre identité (réflexe animal pour une question de territoire dans un régime archaïque) jusqu’à ce que (avec l’entraînement à se sentir persécuté) l’identité ne se définisse plus pour le sujet que par le refus de l’apport de l’autre, puis de l’autre-même ; • une excitation, puis un désir, qui se cherche un accordage, un embarquement ou un embrasement (Eros de la chair), et qui peuvent devenir un assentiment ou un doux consentement (le psychique affectivé) aux pensées de l’autre lorsqu’elles se posent sur nous, nous caressant, portant, nous accréditant et définissant enfin… Quel que soit l’âge de l’établissement d’une intersubjectivité (en tout cas très tôt, dès la fin de la 1re année), il semble que pour l’infans qui n’a pas encore accès au langage pour lui et à l’intelligibilité du langage de l’autre, la générosité de cœur et d’esprit de l’autre ne puisse lui être transmise que par la générosité de sa chair. C’est pourquoi le désir et son corollaire, le deuil, et leur impact sur l’équilibre biopsychologique de la mère ne peuvent être éludés dans la compréhension des modalités et aires d’opérations de la construction des liens. De la même manière qu’en économie on ne saurait exclure, en ces temps de crise, la question centrale de l’avidité voire de la cupidité de certains, on ne peut en psychologie développementale s’intéressant à l’intersubjectivité pendant la « crise » de l’adolescence en extraire la question de l’impact du sexuel et de l’affectif à moins de tout simplement dénier qu’il n’y a de possible représentation de soi ou de l’autre sans éros et affect et que pour bon nombre de patients à l’intersubjectivité malade, la question est bien la difficulté de la transsubstantiation d’une sensation somato-corporelle en affect puis en émotion, en sentiment puis symbole, chemin obligé du corps à la pensée pour pouvoir se séparer des autres et de soi-même et atteindre une conscience subjective, affective et réflexive, de soi et des autres. Les effets de la séparation des corps rendue obligatoire pour l’adolescent, qui vit son corps bouleversé comme un objet extérieur à lui-même, sont indispensables à prendre en compte dans la réflexion portant sur les nouvelles cartes de l’intersubjectivité à cet âge charnière de la vie. Donald Winnicott prophétisait-il une société malade de l’intersubjectivité où l’on n’hésiterait plus à marcher sur l’autre, déniant même qu’il puisse exister, face à son « libre » développement personnel ? « L’économie, une science de l’avidité dont toute mention d’avidité serait bannie quand il s’agit de la planification de nos vies. […], le problème est que les penseurs font toujours des plans qui ont l’air formidables. Toute fissure qui apparaît est colmatée par un peu plus de réflexion, plus brillante encore et, en fin de compte, le chef-d’œuvre de construction rationnelle s’effondre à cause d’un petit détail comme l’avidité dont on n’avait pas tenu compte » (Winnicott, 1971). • déniée et rejetée, elle rebrousse dans le corps et la psyché de l’adolescent ; • subie sans propositions de limites contenantes voire interdictrices, elle vitriolera le visage et le corps des parents internes, se vivra comme une puissance menaçante et installera une terreur d’exister ; • tempérée par l’affect et la réflexion parentale, elle sera motrice d’une puissance d’exister, qui permettra au sujet de rester ouvert à l’altérité de l’autre (ses pairs), n’étant pas enfermé dans une passion subjective du foyer primaire.
Adolescence et intersubjectivité
À quel âge ?
La fièvre dans le sang
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