6: La pulsion messagère et l’intersubjectivité

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La pulsion messagère et l’intersubjectivité



Je trouve personnellement très regrettable que le concept d’intersubjectivité menace d’être confisqué par certains courants de pensée qui font de son utilisation leur emblème, et qui, en s’abonnant à des définitions restrictives de celle-ci, en freinent l’exploration métapsychologique et psychanalytique.


Pour ce qui me concerne il me semble que le concept de sujet pris en particulier dans le sens du processus de subjectivation, c’est-à-dire du processus que j’ai proposé d’appeler l’appropriation subjective (ébauché à partir de la célèbre formule de Freud [1932] « Wo es war soll ich verden »), a gagné sa place dans la terminologie psychanalytique et qu’il peut être utilisé sans encourir le risque de rester pris dans la métaphysique. Le concept d’intersubjectivité me paraît donc aussi pouvoir être utilisé pour autant qu’il soit référé à une conception « psychanalytique » du sujet, c’est-à-dire une conception qui intègre l’existence d’une dimension inconsciente de la subjectivité qui croise la question de la pulsion et du sexuel. C’est en effet là où les conceptions ambiantes de l’intersubjectivité me semblent en difficulté, elles tendent à faire disparaître où ne savent pas comment situer les processus inconscients (et pas seulement « non conscients ») et la dimension « sexuelle » qui les habitent, le concept de pulsion menace alors d’être abandonné et avec lui toute la complexité de la dynamique psychique.


Pour ce qui me concerne j’utilise le terme intersubjectif pour penser la question de la rencontre d’un sujet animé de pulsions et d’une vie psychique inconsciente avec un objet, qui est aussi un autre-sujet, et qui lui aussi est animé par une vie psychique et pulsionnelle dont une partie est inconsciente. Une telle définition me paraît tout à fait essentielle pour souligner la place de l’objet, et de la « réponse » de l’objet aux mouvements pulsionnels du sujet, dans le devenir psychique de ceux-ci. Je me situe ainsi dans la perspective que Green désigne comme celle du « système pulsion/objet », et au sein d’un courant de pensée qui, sous différentes appellations, place la question de l’appropriation subjective au centre du processus psychique. Cette position présente bien une certaine parenté avec celle des premiers psychanalystes français qui ont évoqué l’intersubjectivité, Lacan et Lagache, même si sur de nombreux points elle peut s’en éloigner, mais en revanche elle est tout à fait distincte de celle de Stern (1985) qui fait de l’intersubjectivité une dimension spécifique et séparée de la vie pulsionnelle, et plus encore du courant dit « intersubjectiviste » de la côte Est des États-Unis (Renik, 1993 ; 1998). En revanche elle peut trouver chez Trevarthen une référence commune à la prise en compte de la vie pulsionnelle dans l’analyse de la rencontre intersubjective (Trevarthen et Aitken, 19962003). Ceci pour situer très rapidement les choses.


Une autre manière d’aborder la question serait de partir de la clinique du « fait » intersubjectif fondamental que sans doute nul clinicien ne contestera. Le sujet humain se connaît, se construit et se reconnaît par et dans la rencontre avec les autres sujets avec qui il se constitue, c’est l’un des aspects fondamentaux de la configuration œdipienne qui est une constellation intersubjective. On peut maintenant ajouter à cet apport fondamental de Freud que l’ensemble des explorations actuelles sur les premiers temps de la vie psychique donne sa pleine valeur à l’hypothèse de Winnicott d’une mère fonctionnant comme « miroir » primaire des états internes du bébé, elles ont en plus précisé que cette fonction « miroir » était nécessaire pour que le bébé puisse entrer en contact avec son propre monde affectif, voire son propre monde représentatif (Winnicott, 1969; 1970). Dans le même sens, l’importance des formes de la fonction symbolisante de l’objet est maintenant largement reconnue.


Le chemin de soi à soi (de « ça » à « moi ») n’est pas immédiat, il passe d’emblée par l’objet autre-sujet, l’objet en tant qu’il est un autre sujet, et le reflet de soi dans l’autre dont il dépend étroitement pour se constituer. Le narcissisme primaire ne peut plus être pensé sans la médiation de l’objet, il est parcouru par des formes d’identifications primaires qui installent d’emblée « l’ombre portée » de l’objet dans la construction du sujet et le processus d’appropriation subjective au centre de celui-ci.


Mais, au-delà de la référence à la première enfance, la clinique de l’impasse contenue dans des formes de la souffrance narcissique-identitaire de l’adulte fait apparaître la collusion des défenses narcissiques avec certains aspects solispistes de la théorie et invite à reconnaître la nécessité de s’engager dans une approche métapsychologique de l’intersubjectivité. Il y a une « pénétration agie » des défenses narcissiques dans la théorie elle-même, dans la théorie du narcissisme lui-même, dont le meilleur antidote est la vigilance à reconnaître la place et la fonction de l’objet, considéré comme autre-sujet, dans l’organisation même de la vie pulsionnelle.


Ce n’est pas mon enjeu actuel de tenter une « métapsychologie de l’intersubjectivité » ni non plus de profiler son architecture d’ensemble, mais il me semble que, plus modestement, une première approche, disons un « débroussaillage » métapsychologique de l’intersubjectivité, qui interroge la place de la vie pulsionnelle et du sexuel dans celle-ci, me semble possible et même relativement urgent, c’est sur celui-ci que je vais donc me centrer.


Ceci étant il faut sans doute aussi s’attendre, inversement, à ce que la prise en compte de l’intersubjectivité ait, à son tour, des effets rétroactifs sur notre conception du sexuel et de la vie psychique inconsciente eux-mêmes. Par exemple et juste pour en indiquer la trace sans entrer dans la complexité des développements que celle-ci implique, la référence à l’inconscient et aux processus de négativation qui en constitue les formes et formations s’est infléchie et complexifiée ces dernières années avec la prise en compte des « pactes dénégatifs » (Kaës), « communauté de déni » (Fain), « clivage partagé, forclusion commune, pacte dénégatoire » (Roussillon), autant de manières différentes de penser l’impact de l’ombre portée de l’objet autre-sujet ou de l’autre dans l’organisation psychique, donc de fait de la dimension intersubjective. Les processus de négativation par lesquels un contenu psychique est soustrait au « devenir conscient » et au travail d’appropriation subjective que celui-ci impose ne peuvent plus simplement être pensés dans l’intimité des profondeurs de la vie psychique, ils peuvent (doivent ?) aussi impliquer les conditions de la rencontre avec un objet autre-sujet, et la manière dont les motions pulsionnelles engagées par l’un et l’autre des acteurs de la rencontre sont reçues et traitées par l’un et l’autre. On ne peut plus penser la pulsion, son devenir psychique et sa construction sans prendre aussi en compte la manière dont elle est reçue, accueillie ou rejetée par l’objet qu’elle vise, on ne peut plus penser la pulsion comme simple impératif de décharge sans prendre aussi en considération le « message » subjectif qu’elle porte et transmet. Ce qui me conduit à une rapide reprise de la question dans la pensée de Freud.



La valeur messagère de la pulsion


La tradition psychanalytique a surtout retenu de la pensée de Freud l’importance économique de la vie pulsionnelle, et l’impératif de « décharge » que celle-ci implique. Et il est vrai que dès l’origine Freud souligne le caractère traumatique de l’absence de possibilité de décharge pulsionnelle. On se souvient que cette conception est sous-jacente à la conception de « l’affect coincé » dégagée d’abord à propos de l’hystérie et plus généralement des névroses de transfert. Le traumatisme est alors conçu comme l’effet d’un débordement pulsionnel.


Mais dès les années 1895-96, Freud complète cette première conception du trauma en soulignant une conjoncture traumatique qui lui semble caractériser les névroses dites « actuelles ». Dans celles-ci la décharge a bien lieu, mais elle n’a pas lieu « au bon moment » ni « au bon endroit », elle n’a pas lieu en présence de l’objet, dans l’objet, elle n’est pas reçue par celui-ci. À l’époque Freud examine surtout la question de la décharge proprement sexuelle, les rapports sexuels potentiellement « traumatiques » qu’il décrit concernent en effet le coït interrompu (la décharge n’a pas lieu), la masturbation (la décharge a lieu « en dehors de l’objet »), le coït reservatus (la décharge à lieu en dehors de l’objet). Dans L’esquisse en 1895 Freud souligne la menace que fait peser sur l’organisation psychique un signal de décharge qui se déclencherait en l’absence de l’objet. C’est-à-dire un plaisir de décharge qui ne s’accompagnerait pas d’une effective « satisfaction » qui, elle, suppose la participation de l’objet. On notera au passage que Freud disjoint alors plaisir et satisfaction, le plaisir est celui de la décharge pulsionnelle, la satisfaction implique, elle, l’objet et les conditions de la rencontre avec l’objet.


Dans le travail de 1895 (Freud, 1894-1899), le modèle qui est alors sous-jacent à sa réflexion est celui de la tétée et de la relation primitive au sein. Il est très proche en cela du modèle que Winnicott proposera de la nécessité que le sein soit « créé-trouvé » (Winnicott, 1971). Dans les textes qu’il consacre à la neurasthénie et aux névroses actuelles cités plus haut, Freud évoque les conditions traumatiques de l’exercice d’une sexualité « sans objet » ou à côté de l’objet. Les différentes conjonctures potentiellement traumatiques, ou à tout le moins désorganisatrices, qu’il évoque sont en effet, comme je l’ai souligné plus haut, caractérisées par le fait que la décharge de plaisir, sexuel, s’effectue en dehors de l’objet, la décharge, quand elle a lieu, n’est pas « reçue » par l’objet : onanisme, coït interrompu ou réservé. Comme on peut le constater c’est bien le même modèle que Freud met en œuvre aussi bien dans la relation primitive à la mère que dans la sexualité adulte, ce qui invite à penser qu’il pressent là un modèle général de la satisfaction pulsionnelle qui ne peut pas être simplement rabattu sur la question de la simple décharge de plaisir qui elle peut rester « narcissique ».


Bien sûr, on ne peut reprendre telles quelles les observations de Freud, mais en revanche il profile un modèle qui, si on l’abstrait du comportement sexuel à proprement parler, me semble conserver toute sa pertinence clinique. On a souvent souligné aussi que dans la pensée psychanalytique il ne fallait pas confondre l’objet de la pulsion avec « l’objet » externe. Cette distinction est en effet importante mais à condition de souligner que Freud conçoit, et que l’analyse impose, un va-et-vient permanent, une pulsation, entre objet de la pulsion (c’est-à-dire représentation interne d’objet) et objet externe. Tantôt comme dans l’auto-érotisme, ils sont disjoints, mais l’amour et le désir pour l’objet, à l’inverse, les superposent. L’objet « mis à la place de l’idéal du moi » que Freud décrit dans les foules et l’état amoureux en 1921 est autant un objet « interne » qu’un objet interne « transféré » sur un autre-sujet, élu comme objet de la pulsion. La psychologie de l’individu est d’emblée une psychologie « sociale » souligne-t-il dans le même texte, et elle ne sera gagnée comme psychologie « individuelle » que dans un processus de conquête secondaire et à la suite d’un processus d’intériorisation construit à partir d’une intersubjectivité première.


En 1920, dans Au-delà du principe du plaisir, Freud est très explicite, il décrit un trajet pulsionnel qui se divise en cours de route, une motion pulsionnelle continue son chemin en direction de l’objet, et il n’est pas douteux alors qu’il s’agit de l’objet externe, et une autre partie rebrousse chemin en cours de route sans doute en direction de la représentation interne de l’objet et du moi. On conçoit que cette division de la pulsion ouvre toute la question de la congruence ou de l’accordage entre l’objet interne et l’objet externe. L’antinomie, qui a fait débat dans la psychanalyse de la fin du XXe siècle, entre une pulsion « chercheuse d’objet » et une pulsion « chercheuse de plaisir » me paraît non fondée, elle apparaît plutôt être un avatar clinique particulier du devenir de la pulsion, le témoin d’un échec de la rencontre et non une antinomie essentielle à celle-ci. La pulsion est à la fois « chercheuse » de plaisir et « chercheuse » d’objet, elle est « chercheuse de plaisir en rapport avec l’objet », dans l’objet et le rapport à celui-ci. Les travaux actuels sur l’organisation première de la vie pulsionnelle en rapport avec l’objet primaire iraient même jusqu’à souligner que ce qui est visé ne concerne pas n’importe quel rapport à l’objet, mais que la recherche est celle d’un « plaisir partagé ».


La pulsion ainsi conçue me semble donc avoir une place pleine et entière dans la relation intersubjective, elle s’adresse à un objet visé comme autre-sujet, elle vise sans doute autant le plaisir de soi que le plaisir de l’autre sujet, que la reconnaissance du plaisir de soi par/dans le plaisir de l’autre-sujet.


Denis (1992) a mis l’accent sur un « formant » pulsionnel d’emprise qui s’exerce à côté de l’impératif de satisfaction. Il me semble donc qu’il faut continuer à préciser les différents composants de la pulsion et différencier aussi une fonction « messagère » de celle-ci. Au-delà du comportement proprement sexuel que Freud relève dans ses travaux de la fin du XIXe siècle, il me semble que toute la vie pulsionnelle consciente et inconsciente ne peut être complètement intelligible si l’on n’accepte pas de reconnaître la place de la pulsion dans l’ensemble de la communication humaine et des échanges intersubjectifs qu’elle implique, que ceux-ci soient conscients ou inconscients, qu’ils soient simplement refoulés ou qu’ils engagent des formes de négativité plus radicale comme le clivage, le déni ou la forclusion.


Freud a, en effet, toujours souligné que l’un des vecteurs essentiels de la pulsion était sa force de représentance, c’est d’ailleurs par le biais de celle-ci qu’elle se fait connaître (Freud, 1923-1925). Représentant psychique de la pulsion, représentant-affect, représentant-représentation de mot et de chose, confèrent aux formes de manifestations de la pulsion la valeur de « messages » « présentés » et « re-présentés » pour le sujet, mais aussi de messages en quête de reconnaissance par l’autre-sujet. Cet aspect de la vie pulsionnelle est généralement abordé dans sa composante intrapsychique, la pulsion « exige » un travail psychique de représentance, mais ce qui vaut de la relation du sujet à lui-même vaut en fait tout autant dans la rencontre et l’adresse à l’autre. Comment concevoir le travail psychanalytique et le jeu du transfert, sans considérer que la pulsion est aussi « adressée » à l’objet, considéré comme autre-sujet, du transfert ? Toute la pratique psychanalytique suppose cette conception « messagère » de la vie pulsionnelle, suppose une pulsion en quête de reconnaissance par l’objet. Et s’il revient sans doute à Lacan d’avoir insisté sur cette dimension essentielle du désir humain, elle me semble traverser toute l’œuvre de Freud même si elle n’est pas clairement dégagée comme telle dans celle-ci.


Une approche métapsychologique de l’intersubjectivité doit faire travailler la valeur messagère de la vie pulsionnelle, c’est ainsi qu’il me semble possible de dépasser les impasses théoriques contenues dans une théorie de l’échange et de la communication intersubjective détachée de l’activité pulsionnelle, ou dans une théorie de la pulsion qui ne prendrait pas en compte l’objet à qui s’adresse la motion pulsionnelle.


Dès lors il me semble que nous sommes fondés à considérer que les trois formes de représentants de la pulsion classiquement dégagés, et que nous avons rappelées plus haut, sont aussi potentiellement trois formes de « messages » adressés à l’objet autre-sujet, qu’ils impliquent trois types de « langages », et comment un langage ne serait-il pas intersubjectif ? La représentation de mot, et l’appareil à langage verbal qui la porte, a bien évidemment vocation à l’expression subjective et intersubjective, personne ne le contestera, mais la valeur messagère de l’affect, tôt reconnue par Darwin, est maintenant elle aussi bien dégagée et de plus en plus acceptée par les cliniciens, et même par nombreux psychanalystes de langue française. La représentation (de) chose, depuis les développements concernant l’identification projective, a elle aussi pris valeur messagère d’une position, voire d’une posture, subjective, sa valeur de représentation acteur au sein de la rencontre intersubjective est au centre de toute la conception actuelle du transfert (agieren) et de l’utilisation du contre-transfert dans le travail clinique, elle est « représentaction » (Vincent, 1999), mais aussi « langage de l’acte » (Roussillon, 2009). L’élargissement de l’écoute psychanalytique au matériel et au langage « non verbal », y compris à ce que l’appareil à langage comporte comme modalité d’action sur l’objet autre-sujet, implique en effet le concept de « message agi » et l’idée d’une action messagère de la pulsion, d’une adresse à l’objet.


Une telle proposition rend pensable l’élargissement de la compétence des dispositifs de soin d’orientation psychanalytique à toute une série de conjonctures cliniques dans lesquelles priment l’acte, le comportement et l’interaction. L’acte comme le comportement, quand ils sont introduits dans l’espace d’écoute clinique, dans un dispositif analysant, et dont l’effet objectif est souvent celui d’une action exercée sur le clinicien, peuvent alors, au-delà des effets d’interaction qu’ils comportent, être entendus comme des formes de « messages agis » en quête de forme symbolique et de sens. Ils n’apparaissent plus nécessairement et uniquement comme des modalités d’évitement psychique ou de « décharge » dépourvues de sens, ils peuvent aussi être entendus comme un message potentiel, comme le témoin d’une adresse en attente de reconnaissance et de qualification, voire comme une véritable « narration » d’expériences subjectives précoces (Roussillon, 2009; 2010a).


C’est aussi l’une des vertus essentielles de la référence à l’intersubjectivité, elle implique que le sens n’est pas d’emblée donné, et pas indépendamment de la « réponse » de l’objet autre-sujet, mais qu’il se construit aussi en fonction de la manière dont l’objet accueille et, par sa « réponse », permet que se déploient les potentialités latentes du message initial (Roussillon, 2010a). Celui-ci prend alors la valeur d’une proposition en attente de la réponse qui lui permettra de se reconnaître pleinement. L’acte, le comportement, l’interaction, ne sont plus dès lors voués aux gémonies de l’insensé et bannis comme impropres au travail psychique de subjectivation, ils ne sont plus exclus du champ de l’écoute clinique et condamnés au péril désubjectivant des thérapies cognitivo-comportementales, un statut et une place dans la rencontre clinique peuvent commencer à leur être reconnus. Dans l’espace de rencontre clinique, le comportement produit des effets d’interaction qui, s’ils sont accueillis et commencent à être réfléchis par un autre sujet, commencent aussi à prendre valeur intersubjective avant de pouvoir délivrer leur valeur intrasubjective potentielle.


Une première rapide vignette clinique permettra de faire mieux sentir l’importance de l’objet dans la composition pulsionnelle.



Cas clinique


Écho est une femme dont l’anorexie alimentaire clinique est en voie de disparition en cours d’analyse, en revanche sa vie sociale est encore extrêmement restreinte, elle « s’économise », persuadée qu’elle peut ainsi ralentir le temps voire l’arrêter. Elle réduit l’ensemble de ses échanges sociaux au plus strict nécessaire, elle brise d’elle-même ses timides élans pulsionnels, réprime ses affects. En cours de séance, elle est souvent immobile, silencieuse, elle n’évoque qu’avec la plus grande parcimonie quelques aspects de sa vie intérieure. Je me dis qu’elle « anorexise » le travail psychanalytique, mais ce constat n’est que de peu d’utilité. L’idée qu’elle me fait vivre et me communique ainsi ce qu’elle a enduré elle-même ne me sert qu’à m’aider à accepter de supporter à mon tour, sans trop de représailles, les particularités du transfert. C’est ailleurs, dans une autre face du transfert, qu’il faudra trouver les conditions d’une relance des processus pulsionnels et de l’analyse.


La poursuite du travail psychanalytique conduit, en effet, progressivement à déployer dans le transfert la conjoncture intersubjective suivante. Écho peut progressivement formuler ce qui se passe en elle quand elle vient à ses séances. Elle arrive avec un certain plaisir, se sent remplie de choses à dire, elle a envie de m’expliquer telle et telle chose qu’elle a pu se dire et comprendre entre les séances. Mais dès qu’elle est en face de moi, la source et l’envie se tarissent immédiatement, elle reste sèche, sans élan, ce qu’elle avait à dire lui paraît d’un coup insipide, sans intérêt, et ceci avant même qu’elle ait pu commencer à parler. Cette transformation s’effectue dès que je viens la chercher dans la salle d’attente, dès que j’ouvre la porte, au moment même ou elle m’aperçoit.


Petit à petit la pensée incidente qui s’empare d’elle subrepticement à ce moment-là commence à pouvoir devenir formulable. Elle pense que je suis un homme très occupé, bien peu disponible sans doute et qu’elle n’est qu’une petite chose de bien peu d’importance pour moi. Progressivement, ces éléments transférentiels vont pouvoir être reliés à certaines particularités du comportement de sa mère et de l’histoire de sa relation avec celle-ci. Au moment de la naissance de sa sœur, Écho s’est sentie brutalement désinvestie, sa mère reportant toute son attention sur le bébé, l’esprit ailleurs, incapable de penser à deux enfants à la fois. Un certain réchauffement pulsionnel se produit à la suite de la perlaboration de ce moment de son histoire. Mais le fond de sa relation au monde reste globalement inchangé.


Il faudra perlaborer de la même manière les conditions du quotidien de sa vie d’enfant, bien au-delà de l’événement singulier de la naissance de sa sœur. Au jour le jour, dans le quotidien de la vie familiale, la mère se révélera progressivement comme une femme hyperactive, toujours en mouvement, jamais en place, jamais atteignable, saisissable. À table, par exemple, la mère s’active, elle sert l’un, l’autre, mange debout, sur un coin de table, sans s’asseoir, sans se poser, elle sert l’autre, commence à débarrasser la table avant même que le repas soit terminé, espèce de « tornade blanche » ménagère. Quand Écho tente un mouvement vers cette mère, un rapproché, quand elle a un élan, celui-ci tourne court, la mère est déjà ailleurs, elle s’est détournée, occupée à autre chose, Écho glisse sur un objet lisse, sans aspérité mais surtout sans prise possible, inatteignable. L’élan pulsionnel alors se brise, retombe, la pulsion se décompose, se replie sur soi, se rétracte, la vie se restreint dans le même mouvement, l’objet n’est pas « utilisable », la pulsion ne peut plus déployer son mouvement. Il faudra à Écho de nombreuses répétitions de cette séquence en cours de séance, et autant d’interprétations répétées dans le transfert sur l’effet « décomposant » des « réponses » maternelles sur ses élans pulsionnels et affectifs, pour que des changements significatifs de son mode de rapport à la vie pulsionnelle et affective puissent être intégrés.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 6: La pulsion messagère et l’intersubjectivité

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