5 Le concept d’intersubjectivité a connu un épanouissement imprévu ces dernières années dans la psychanalyse américaine, grâce au développement des mouvements interpersonnels et relationnels et, tout récemment, aux découvertes dans les neurosciences. Aujourd’hui, l’utilisation du terme, ainsi que celle de son adjectif « intersubjectif », sont devenues très répandues dans le discours psy nord-américain, même si le sens de ces mots reste un peu flou. Peut-être que l’on devrait parler du signifiant « intersubjectivité » plutôt que du concept, étant donné l’écart gigantesque entre les interprétations diverses qu’on lui accord dans des systèmes théoriques variés. À cet égard, on peut se demander pourquoi ce terme est devenu une sorte de schibboleth de la psychanalyse aux États-Unis et, ensuite, s’interroger sur son évolution actuelle. Dans ce texte, je voudrais esquisser l’histoire de son emploi et développer quelques-uns de ses usages les plus importants. Dans une analyse de la base données Psychoanalytic Electronic Publishing (PEP) des revues psychanalytiques américaines, le premier usage du mot intersubjectif figurait dans un article de Heinz Hartmann, Notes on the Reality Principle (1956) (Notes sur le principe de réalité). Dans ce texte, Hartmann, un fondateur de l’école d’Ego Psychology, fait référence au rôle de la « validation intersubjective » en science, par contraste avec l’acceptation intersubjective d’une réalité partagée entre sujets très proches, la mère et l’enfant en l’occurrence. Le but de son argumentation était de distinguer la démarche de la science naturelle du champ de la réalité humaine vécue et, donc, de la socialisation du savoir. Mais curieusement, il s’évertue à définir la psychanalyse elle-même en termes de méthode de recherche objective susceptible d’être soumise à une validation par d’autres chercheurs, une avancée basée, semble-t-il, sur la capacité de rationalité intrinsèque au moi. Ce contraste souligné par Hartmann entre les formes différentes de savoir se trouve également dans un deuxième texte de 1958. D’après cette dernière formulation, la psychanalyse fonctionne comme un instrument de vérité — le reality testing étant la fonction privilégiée de l’analyste pendant cette période. Ici, le signifiant « intersubjectivité » n’a rien à voir avec son usage actuel qui, tout au contraire, insiste sur le fait que l’analyste reste avant tout un être parlant, noué dans un réseau intersubjectif. Le lien entre l’intersubjectivité et la science objective était un créneau férocement défendu par les psychologues du moi pendant la période d’après-guerre jusqu’aux années quatre-vingt contre l’hérésie interpersonnelle qui voulait impliquer l’analyste dans le déroulement du transfert. Les premières apparitions du mot intersubjectif dans son utilisation courante, opposée à celle d’Hartmann, se trouvent dans les écrits d’un analyste freudien de New Haven, Stanley Leavy, fortement influencé par la théorie de Jacques Lacan. Leavy en effet se réfère au texte de Lacan sur La Lettre Volée pour illustrer son concept. S’opposant à la perspective dominante à l’époque de la psychologie du moi, il insiste sur le fait que l’analyste n’est jamais en mesure d’interpréter « objectivement » la réalité psychique de son patient. En revanche, écrit Leavy, « le modèle de travail n’était plus celui d’un observateur qui confronte les tissus morts ou des animaux vivants, mais celui de la rencontre entre personnes. La base des opérations entre patient et analyste est l’intersubjectivité » (Leavy, 1973). Leavy cite également le livre de Paul Ricœur, De l’interprétation, traduit en 1970 à New Haven par Yale University Press (Freud and Philosophy). L’argument de Leavy est subtil et complexe et s’appuie sur l’immersion de l’analyste et du patient dans la langue et sur un processus d’interprétations mutuelles et continuelles transmises par des mots échangés. Dans ce texte, on peut dire que Leavy est doublement éloigné de l’enjeu de la psychanalyse américaine (débat entre la psychologie du moi et la théorie « classique ») par ses deux références à Lacan et Ricœur — les écrits du premier étant presque inconnus aux États-Unis, et la contribution philosophique de l’autre pas prise très au sérieux par les dirigeants de l’American Psychoanalytic Association (APsaA). À cet égard, Leavy anticipe les formulations de la relation analytique plus contemporaines. Le décentrement de la psychanalyse de sa soi-disant appartenance aux sciences naturelles se montrait également dans les écrits d’A.H. Modell. Dans son ouvrage principal, La Psychanalyse dans un nouveau contexte (1984), Modell exploite sa connaissance de la philosophie de la science pour souligner que la psychanalyse est au fond une affaire des subjectivités et que les comportements de l’être humain sont inséparables de sa position dans une structure relationnelle. Inspiré par D.W. Winnicott et familier avec certaines idées de A. Green (traduites en anglais), Modell trouve des sources du self dans la réciprocité enfant/mère et dans la réalité humaine enracinée dans la matrice maternelle. Plus tard, il élabore une interprétation de la vie psychique autour du processus de métaphorisation — la création du sens par la traduction de l’expérience corporelle en métaphores, c’est-à-dire la fonction symbolique à la base de toute subjectivité. Son intérêt grandissant pour la recherche en neuroscience le mène un peu plus tard à une collaboration avec G. Edelman, prix Nobel, dans laquelle Modell s’est évertué à rendre compatibles les modèles freudiens de la mémoire et de l’après-coup avec les résultats obtenus dans le laboratoire d’Edelman et les modèles de la neuroscience cognitive qui en découlaient. Encore plus récemment, il collabore avec Pincus et Freeman (2007) sur la science de la perception (comme modèle pour l’inconscient) et pour incorporer les nouvelles recherches sur les neurones miroirs (Modell, 2008), qui, selon lui, établit le mécanisme de l’intersubjectivité. La contribution d’Arnold Modell au thème de l’intersubjectivité est pertinente pour une autre raison. Toute le long de sa carrière, il revient sur le concept de self et son statut ambigu entre structure intérieure — le bien d’un self cohérent comme noyau de la psyché — et entité éphémère et changeante qui dépend de l’autre. Dans son autodébat sur le statut du self à travers ses nombreuses publications, Modell semble confronter le dilemme que pose toute conception de l’intersubjectivité : à savoir que le sujet possède assurément une cohérence en quelque sorte, une consistance qui s’impose sur ses relations avec autrui, mais qu’il se caractérise également par sa fluidité et sa réactivité lesquelles dépendent du contexte de ses relations avec autrui. Ici, je cite le paradoxe que les psychopathologies les plus graves semblent illustrer : la première condition d’une imposition du soi et de sa réalité subjective sur autrui, pendant que les névrosés ordinaires réagissent réciproquement avec d’autres sujets (et semblent plus influencés par eux). Le retour aux sources de la psychanalyse — l’importance primordiale de la langue et l’abandon de toute prétention de fonder une science de l’adaptation — ainsi que le grand pas vers l’intersubjectivité comme l’axe de la clinique proposés par Leavy et Modell semblaient voués à l’échec. Tout d’abord, leurs références philosophiques et linguistiques étaient étrangères à la majorité des analystes de l’Association américaine de psychologie. De plus, les concepts de Winnicott et Wilfred Bion, ainsi que ceux de Lacan, restaient peu ou mal connus aux États-Unis. Il faudra attendre l’essor de la nouvelle théorie de Heinz Kohut dans les années soixante-dix – quatre-vingts pour que les thèmes chers à Leavy et Modell trouvent leur place dans le courant principal de la psychanalyse américaine. Si je trouve la démarche de Modell davantage dans la lignée de la relation d’objet et de Freud, ainsi que dans celle des recherches sur les bébés et des expériences en neuroscience, il n’en reste pas moins vrai que c’est Heinz Kohut qui dominait la scène psychanalytique pendant ces années. La psychologie du soi de Kohut ciblait surtout l’aspect mécanique de la psychologie du moi et son mépris pour la phénoménologie de l’expérience vécue. Kohut présentait sa théorie avec des arguments bien plus combatifs que ceux de Modell et de Leavy et sa psychologie du soi (qui présentait le self intérieur comme « centre d’initiative » pour la personne) était plus conforme à la culture individualiste des Américains à l’époque. Son innovation se distinguait par l’abandon de la métapsychologie classique et par son hypostase du « soi » comme structure dominante dans la psyché. La psychanalyse devenait dès lors une affaire de « soi à soi », où l’analyste chercherait à s’accorder autant que possible avec l’expérience subjective de l’autre. Dans la théorie nouvelle, l’inconscient et les pulsions cèdent leurs places aux représentations du soi et de l’autre — représentations qui organisent la vie psychique entière. La méthodologie de la thérapie s’est vue à son tour transformer en reconnaissance d’une relation entre deux sujets dans le hic et nunc. Ici, l’expérience vécue prime sur le langage et la présence du soi sur la détermination du sujet par des structures extrinsèques à la vie individuelle1. Un étudiant de Kohut, Robert Stolorow, faisait un pas supplémentaire avec sa propre formulation de la psychanalyse, organisée explicitement autour du concept d’intersubjectivité. S’il n’est pas le père de l’usage du terme, comme le prétend H. Tessier dans son exposé sur l’intrication des thèmes d’empathie et d’intersubjectivité dans la psychanalyse américaine (2004), il était presque le seul à vouloir fonder sa pratique sur une tradition philosophique distincte de la psychanalyse traditionnelle. Dans un premier texte de 1987, Stolorow et al. accentuent la dimension experience-near (proche du vécu) de la psychanalyse, déjà soulignée par Kohut dans ses premiers écrits sur l’empathie, tout à l’opposé de la métapsychologie classique. Au début, en inconditionnel de la psychologie du soi, Stolorow décrivait deux types de situations intersubjectives « inévitables » : la conjonction ou la disjonction des représentations psychiques entre l’analyste et le patient. Dans la première, il s’agissait d’une identification des représentations et des affects du patient avec celles de l’analyste, quand les « configurations centrales » de chacun étaient suffisamment semblables. Dans la seconde, une méconnaissance de l’autre altérait le sens subjectif du matériel exprimé par le patient et empêchait l’emploi de la fonction d’empathie par l’analyste. Ces deux situations représentaient les pôles de la dynamique de la relation duelle qu’il considérait comme noyau de l’intersubjectivité. Selon Stolorow (1986), Kohut a su libérer la psychanalyse du lit de Procruste — c’est-à-dire du matérialisme, du déterminisme, et de la démarche « mécanique » que Freud aurait léguée à la psychanalyse à cause de son immersion dans la biologie du xixe siècle — en résumé, la psychologie à une seule personne, intéressée par un seul « appareil psychique ». Dans leur livre Les structures de subjectivité (Structures of Subjectivity) (1987), Stolorow et Atwood présentaient la thèse suivante : « Le traitement psychanalytique cherche à éclairer les phénomènes qui émergent dans un champ psychologique spécifique, créé par un dialogue entre deux subjectivités — celle du patient et celle de l’analyste. Dans cette conceptualisation, la psychanalyse n’est plus regardée comme science de l’intrapsychique, concentrée sur des événements isolés dans un “appareil mental”. Elle n’est pas non plus conçue comme une science sociale, qui étudierait “les faits comportementaux” de l’interaction thérapeutique vus d’un point d’observation extérieur au champ étudié. La psychanalyse est plutôt décrite par nous comme science de l’intersubjective, centrée sur l’effet entre les mondes subjectifs différemment organisés de l’observateur et de l’observer. » La position de Stolorow est catégorique : pas de lien entre la psychanalyse et les autres disciplines, pas d’appui sur les connaissances extrinsèques acquises par les praticiens ou les chercheurs ; seule l’empathie et l’introspection seraient admises comme sources de savoir. Plusieurs analystes qui suivent Kohut, d’ailleurs, ne peuvent pas souscrire à la thèse de Stolorow, et un clivage dans la psychologie du soi s’est ouvert. Les intersubjectivistes dans le courant de Stolorow prennent la voie de la création d’une association nouvelle. De leur côté, les autres analystes « kohutiens » parlent d’intersubjectivité par référence aux modèles de la relation d’objet internalisés dans la psyché. Le transfert, selon eux, s’organise en fonction du type de relation, entre soi et un autre, déjà internalisée dans la petite enfance du patient. Ces analystes, comme leurs confrères freudiens, visent toujours à formuler des interprétations portant sur les effets des relations précoces et à repérer des carences structurales qui se manifestent dans les rapports intersubjectifs. Quant aux intersubjectivistes dans le sillage de Stolorow, l’analyse entière semble jouer dans le hic et nunc. Pour eux, la tentation de reconstruire les origines de la psyché ou de repérer les structures internes ne représente que des influences néfastes et caduques qui placeraient la psychanalyste dans le rôle d’une fausse autorité. En fait, l’image de l’analyste autoritaire avec sa prétendue objectivité se profile derrière toutes les critiques des Kohutiens. On la verra encore plus présente dans le discours du mouvement relationnel. L’effort de Stolorow de réorienter la pratique des analystes influencés par la psychologie du soi vers sa version de l’intersubjectivité a certainement eu son effet, tout en restant minoritaire sur la scène américaine. Certains analystes comme Renik, par exemple, ont accepté la proposition d’une « subjectivité irréductible » chez l’analyste qui empêcherait toute prétention à une connaissance scientifique ou bien l’application d’une métapsychologie quelconque au sujet individuel. Dès lors, l’analyste doit se priver des grandes théories de l’esprit. L’ambition de la psychanalyse de discerner une structure fondamentale de la psyché ou d’interpréter des motivations implicites et inconscientes chez le patient s’est avérée chimérique. Au fond, elle ne servait que les intérêts de l’analyste — notamment, encore une fois, la préservation de son autorité et de son pouvoir. La neutralité analytique étant donc une illusion, la position la plus éthique pour le clinicien serait, disait Renik, de « montrer ses cartes », c’est-à-dire de divulguer ses préjugés et ses préférences personnelles. • les analystes hors de l’American Psychoanalytic Association et de l’International Psychanalytic Association (IPA), formés principalement à New York dans les instituts indépendants et dans la tradition de Sullivan ; • et les chercheurs intéressés par la petite enfance dans leurs laboratoires de psychologie du développement.
L’intersubjectivisme dans la psychanalyse nord-américaine