22: Hémoglobinopathies et autres anémies

Chapitre 22


Hémoglobinopathies et autres anémies





Hémoglobinopathies


L’hémoglobine, principal composant de l’hématie, est une protéine de structure quaternaire. Elle est constituée de 4 chaînes polypeptidiques de globines, identiques 2 à 2. À l’état normal, 4 types de globine sont identifiés. L’hémoglobine A est constituée de 2 α globines et de 2 β globines ; l’hémoglobine A2 de 2 α globines et 2 δ globines et l’hémoglobine F de 2 α globines et 2 γ globines [17].


Chez le fœtus, l’hémoglobine (Hb) est essentiellement de type F. À la naissance, l’hémoglobine F représente 80 % de l’hémoglobine ; elle est remplacée par l’HbA dans les 6 mois qui suivent [56]. Chez l’adulte, le sang contient essentiellement de l’hémoglobine A (> 95 %), un peu d’hémoglobine A2 (2,5 %) et des traces d’hémoglobine F [72].


Le gène codant pour l’α globine est dupliqué sur chacun des 2 chromosomes 16. Quatre gènes contribuent donc à la production des chaînes α. Les gènes codant pour les autres globines (β, δ, γ) sont situés sur le chromosome 11, avec un seul gène par chromosome [41].


Chacune des chaînes de globine héberge un groupement prosthétique : l’hème, constitué d’un ion fer (Fe2 +) complexé par une porphyrine. C’est ce complexe qui fixe le dioxygène de l’air des poumons et le transporte.


Deux types d’hémoglobinopathies sont à distinguer [51] :




Drépanocytose



Génétique


La drépanocytose est une anémie hémolytique constitutionnelle, autosomique récessive. Elle résulte de la mutation d’un acide aminé en position 6 de la chaîne β globine (acide glutamique remplacé par une valine). Il en résulte une hémoglobine anormale, l’hémoglobine S (HbS, S pour Sickle cell disease) [53]. Il existe plusieurs formes génétiques de la drépanocytose ; nous ne citerons que les plus fréquentes :



Les sujets homozygotes HbS/HbS présentent des manifestations cliniques sévères, à savoir un syndrome drépanocytaire majeur. Les formes hétérozygotes composites ont des manifestations cliniques un peu atténuées mais elles font également partie des syndromes drépanocytaires majeurs [41]. Les sujets hétérozygotes sains (HbA/HbS) sont des sujets transmetteurs. On parle alors de trait drépanocytaire. Ce trait présente un bénéfice en milieu impaludé puisqu’il permet une résistance accrue au Plasmodium falciparum. Ceci expliquerait les similitudes de la répartition géographique de la drépanocytose et du paludisme [54].



Physiopathologie


La présence de l’hémoglobine S provoque une série de modifications structurales de l’hématie, à l’origine d’une cascade d’événements dont l’aboutissement est la survenue d’occlusions microvasculaires [69]. On observe notamment :



image une falciformation des hématies [32]. En situation désoxygénée, les molécules d’hémoglobine S se polymérisent et s’agrègent, ce qui modifie l’aspect morphologique de l’hématie qui devient falciforme (drépanocyte). Cette falciformation est réversible pendant plusieurs cycles, avant de devenir irréversible (perte de plasticité des hématies) ;


image une hyperhémolyse secondaire à la fragilisation des hématies et à de nombreuses altérations membranaires favorisant leur reconnaissance par les macrophages [69, 81] ;


image une augmentation de l’adhérence des hématies à l’endothélium vasculaire, ce qui provoque un ralentissement circulatoire et favorise la falciformation et la vaso-occlusion [20, 85] ;


image des anomalies du tonus vasculaire, notamment une vasoconstriction de la microvascularisation, réduisant la perfusion tissulaire [40, 46] ;


image une augmentation de la viscosité du sang [53] ;


image une diminution de l’affinité de l’HbS pour l’oxygène ;


image des phénomènes d’activation de la coagulation [8, 69].


Les conséquences cliniques de tels processus sont :



image des ischémies et nécroses tissulaires, notamment osseuses. La croissance squelettique peut en être affectée [33] ;


image une anémie résultant :



image une augmentation de l’hématopoïèse intra et extramédullaire, réactionnelle à l’anémie chronique ;


image une susceptibilité aux infections bactériennes (100 fois supérieure à la population générale) et en particulier aux germes encapsulés (Streptococcus pneumoniae, Streptococcus de type B, Haemophilus influenzae de type b, Neisseria meningitides, klebsielles et salmonelles) en raison de :





Biologie


En dehors de toute complication aiguë, la drépanocytose homozygote est caractérisée par une anémie normochrome, normocytaire et régénérative plus ou moins sévère (7 à 9 g/dL). Les frottis retrouvent quelques drépanocytes spontanés, des corps de Jolly (témoins de la faible fonctionnalité de la rate), une poïkilocytose et une érythroblastose. L’électrophorèse de l’hémoglobine met en évidence la présence d’HbS (75–95 %), HbF et HbA2 ; il n’y a pas d’HbA. Le test d’Emmel (hématies incubées dans un milieu privé d’oxygène) objective le phénomène de falciformation.


Les porteurs sains ne présentent pas d’anomalie de la lignée érythrocytaire. Cependant, le test d’Emmel fait apparaître la falciformation des hématies. L’électrophorèse de l’hémoglobine montre une fraction prédominante d’HbA (55 à 60 %), une fraction importante d’HbS (40 à 45 %) et de l’HbA2 (2–3 %). Chez ces sujets, le problème principal est, en fait, celui du conseil génétique [53, 57].



Clinique


Les patients drépanocytaires présentent une alternance de phases de stabilité [53], pendant lesquelles la symptomatologie clinique est essentiellement en rapport avec l’anémie, et de complications aiguës. Celles-ci peuvent survenir précocement mais pas avant l’âge de 4 mois puisque la présence d’HbF inhibe la polymérisation de l’HbS [41]. Ces complications aiguës sont (encadré 22.1) :




image la crise douloureuse vaso-occlusive. Il s’agit de la complication la plus fréquente. Elle se traduit par l’apparition plus ou moins brutale de douleurs intenses provoquées par des phénomènes d’occlusion microvasculaire d’un ou, plus souvent, plusieurs os (os longs, bassin, rachis, côtes, etc.). La douleur peut migrer d’une région à l’autre. Un facteur favorisant cette crise vaso-occlusive est parfois retrouvé (encadré 22.2) [43, 53]. Des signes inflammatoires locaux peuvent exister, en particulier en cas d’infarctus sous-périostés. Une fièvre ne dépassant habituellement pas 38,5 °C s’observe chez la moitié des patients. L’hyperleucocytose à polynucléaires neutrophiles et le syndrome inflammatoire biologique habituellement présents ne permettent pas de différencier de façon fiable cette crise vaso-occlusive d’une ostéomyélite ;



image les accidents vaso-occlusifs, qui peuvent être graves (cérébraux, abdominaux, priapisme, etc.) ;


image le syndrome thoracique aigu. Il représente la deuxième complication aiguë en fréquence chez l’adulte mais la première cause de mortalité. Il se traduit par un ou plusieurs signes fonctionnels ou physiques respiratoires (toux, dyspnée, fièvre, douleur thoracique, etc.). Plusieurs hypothèses physiopathogéniques ont été avancées (embolies graisseuses à partir de foyers de nécrose médullaire, vaso-occlusion, infection, etc.) [54] ;


image les complications infectieuses, fréquentes, notamment chez l’enfant. Elles sont essentiellement pulmonaires, osseuses et urinaires. L’ostéomyélite se greffe volontiers sur des infarctus osseux et affecte surtout les os longs. Elle est souvent multifocale et peut évoluer vers la chronicité. Salmonella et Staphylococcus aureus sont souvent en cause. Le diagnostic différentiel entre crise vaso-occlusive et ostéomyélite peut être difficile. Des méningites et septicémies peuvent également s’observer ;


image la nécrose médullaire étendue, rare mais grave. Elle s’observe essentiellement chez des patients présentant une crise vaso-occlusive sévère, diffuse, et peut s’accompagner d’une défaillance multiviscérale ;


image des épisodes de déglobulisation aiguë (hyperhémolyse ou séquestration splénique aiguë) [43, 53].


La répétition des thromboses et infarctus tissulaires multiples aggrave l’état viscéral et induit de graves défaillances organiques séquellaires. Chez l’enfant, la maladie retentit inconstamment sur la croissance (retard staturopondéral) et la puberté. Chez l’adulte, des complications chroniques apparaissent : ulcères de jambe, ostéonécroses épiphysaires multiples, insuffisance rénale, respiratoire, cardiaque, rétinopathie, etc. Cependant, l’espérance et la qualité de vie des patients drépanocytaires se sont considérablement accrues ces dernières années, notamment en raison de l’amélioration de l’organisation des soins et des pratiques préventives et avec l’efficacité de traitements de fond [53].



Imagerie


Elle permet d’objectiver un certain nombre de complications musculosquelettiques de la maladie (encadré 22.3).




Hyperplasie de la moelle osseuse


À l’état normal, la proportion moelle rouge/moelle jaune varie avec l’âge mais aussi avec les besoins hématopoïétiques de l’organisme. Après la naissance, il se produit une conversion progressive de la moelle rouge en moelle jaune, jusqu’à l’âge adulte. Cette conversion est centripète. Elle débute aux extrémités du squelette appendiculaire et est symétrique pour un même individu. Aux os longs, elle débute aux apophyses et épiphyses ; elle intéresse ensuite les diaphyses, puis la métaphyse distale et enfin la métaphyse proximale. Sur la section transversale de l’os, la conversion débute au centre, la moelle rouge persistant en situation sous-corticale. Chez l’adulte, la moelle rouge est normalement présente au crâne, au rachis, aux os plats et possiblement à la partie proximale de l’humérus et du fémur. En IRM, la moelle jaune possède un signal de type graisseux (hypersignal en T1 et T2). La moelle rouge présente un signal intermédiaire en T1 (égal ou légèrement supérieur à celui du muscle) sauf chez le nouveau-né où le signal T1 est plus faible que celui du muscle [34]. Son signal est intermédiaire en T2 et se rehausse de manière discrète après injection de gadolinium [18, 34].


L’anémie chronique, résultant de la destruction excessive des hématies, entraîne une élévation du taux d’érythropoïétine, principal stimulus de l’expansion de la moelle rouge. La conversion graisseuse physiologique de la moelle est freinée, voire même stoppée, avec persistance de moelle rouge aux chevilles, poignets et à la diaphyse des os longs. Ce défaut de conversion graisseuse est bien objectivé en IRM (fig. 22.1). De plus, la stimulation constante de la moelle rouge est responsable d’un élargissement de la cavité médullaire, d’un amincissement cortical de l’os et d’une raréfaction osseuse, ce qui peut favoriser une fracture pathologique, et d’un épaississement grossier de la trabéculation résiduelle [32]. Ces modifications sont parfois détectées en radiographie, notamment au squelette axial.




Crâne et massif facial

L’élargissement du diploé est associé à un amincissement des tables externe et interne. Un aspect moucheté du crâne est parfois observé, décrit à tort comme une « ostéoporose » alors qu’il témoigne de l’hyperplasie médullaire [76]. L’aspect en « poils de brosse » de la voûte du crâne, classique dans la thalassémie, est moins souvent observé [48, 70]. Des zones radiotransparentes focales dues à une hyperplasie ou à un infarctus sont parfois objectivées. Rarement, une ostéocondensation focale ou diffuse témoignant d’une myélofibrose est présente [70]. L’atteinte mandibulaire est habituelle mais les autres os de la face sont en général respectés, à la différence de la thalassémie [63].



Rachis

On observe une augmentation de la raréfaction osseuse des corps vertébraux, avec un amincissement cortical parfois marqué. La compression des plateaux vertébraux par les disques intervertébraux adjacents est à l’origine d’une déformation uni ou biconcave des corps vertébraux [36, 65]. Il peut s’y associer une hypercyphose thoracique et une hyperlordose lombaire [13]. Avec le temps, il peut exister une ostéocondensation vertébrale en raison de la myélofibrose secondaire aux infarctus médullaires (apparition de calcifications médullaires dystrophiques et non renouvellement de l’os) [33].





Occlusions vasculaires


Elles constituent une complication majeure de la drépanocytose. Elles peuvent être révélées par une crise douloureuse vaso-occlusive ou être asymptomatiques, de découverte fortuite. Leur siège dépend de la distribution de la moelle hématopoïétique, ce qui est à l’origine de tableaux cliniques et radiologiques différents selon l’âge. Chez le petit enfant, les extrémités sont préférentiellement touchées, à l’origine du syndrome main-pied. Chez le grand enfant, l’occlusion intéresse préférentiellement les os longs, à l’origine d’infarctus osseux. À l’adolescence et chez l’adulte, les épiphyses sont fréquemment atteintes (ostéonécroses) [4, 33].



Infarctus osseux métaphysodiaphysaires

Le syndrome main-pied révèle la drépanocytose dans un cas sur deux en Afrique [82]. Il correspond à l’infarctus spongieux, cortical ou périosté des os tubulaires des extrémités. Il atteint préférentiellement les enfants de 6 mois à 2 ans (persistance de moelle rouge à ce niveau à cet âge). Il est rarement observé après l’âge de 6 ans. Il serait favorisé par le froid qui induit une vasoconstriction ou un shunt artérioveineux des extrémités. Cliniquement, ce syndrome se traduit par une tuméfaction douloureuse des mains et/ou des pieds, avec limitation de la mobilité articulaire et fébricule. Les radiographies initiales peuvent être normales, hormis l’épaississement des tissus mous. Après une à deux semaines, on observe une réaction périostée active, un amincissement cortical et une ostéolyse mouchetée des métacarpiens, métatarsiens et des phalanges (fig. 22.2). Les petits os du carpe et du tarse peuvent également être affectés. L’atteinte est habituellement assez symétrique. L’évolution peut parfois se faire vers une disparition du contour osseux. Avec le temps, le remodelage osseux aboutit à la reconstruction d’un os normal mais des déformations peuvent persister [9, 25].



Les infarctus métaphysodiaphysaires et costaux surviennent chez l’enfant plus grand, à partir de 3 ans. Ils sont 50 fois plus fréquents que l’ostéomyélite [56]. Souvent très étendus, ils intéressent l’os spongieux, plus rarement l’os cortical. Tous les os peuvent être affectés mais le fémur, le tibia et l’humérus sont les localisations les plus habituelles. L’atteinte est volontiers bilatérale, parfois symétrique. Cliniquement, il peut exister une douleur intense et des signes inflammatoires locaux, plus rarement généraux. Un infarctus massif avec nécrose étendue expose à un risque d’embolie graisseuse chez l’enfant. On signalera des douleurs thoraciques avec hypoventilation alvéolaire secondaires aux infarctus costaux, pouvant simuler une pathologie pulmonaire (embolie) ou cardiaque. Ces infarctus peuvent également être silencieux.


Les signes radiographiques, inconstants, sont retardés par rapport aux signes cliniques. Ces infarctus peuvent se traduire par une ostéolyse mouchetée, une lésion de type mixte ou une ostéocondensation parfois extrêmement marquée (fig. 22.3). Aux os longs, ils sont volontiers circonscrits par un liseré dense ou radiotransparent. Les infarctus corticaux se traduisent par des anomalies de la transparence corticale et une réaction périostée.



En IRM, ces infarctus de l’os spongieux peuvent être difficiles à détecter en T1 en raison de l’hyposignal de la moelle rouge (fig. 22.4). Ils sont mieux détectés en T2 mais l’infarctus récent est cependant volontiers hyperintense, dans une moelle osseuse également spontanément également hyperintense. Le liseré hypointense périphérique apparaît secondairement. La différenciation avec une ostéomyélite est par conséquent difficile, d’autant que des anomalies de signal périostées et des parties molles adjacentes peuvent également être observées mais sans collection identifiable [14, 35, 88]. Certains signes peuvent néanmoins aider à cette différenciation (tableau 22.1). La réalisation de séquences pondérées en T1 avec saturation du signal de la graisse, avant injection de gadolinium, pourrait notamment être utile [2, 49]. En effet, en raison de la séquestration des hématies au sein de la moelle osseuse, des plages intramédullaires en hypersignal T1 spontané peuvent être visualisées en cas d’infarctus. Elles témoignent de la présence de produits de dégradation de l’hémoglobine [2]. Ce type de signal peut également s’observer au sein des parties molles adjacentes ou dans un hématome sous-périosté. L’injection de gadolinium pourrait également être utile : rehaussement en anneau dans l’infarctus, rehaussement en plage géographique ou plus irrégulier en cas d’ostéomyélite [88] mais ceci est discuté. Les images en soustraction (avant et après injection) permettraient de mieux l’étudier [14]. Avec le temps, les infarctus deviennent hypointenses sur toutes les séquences en raison du développement d’une fibrose.




On signalera l’intérêt potentiel de l’échographie, notamment dans le but de démontrer l’absence de collection sous-périostée ou des tissus mous [16, 74].



Infarctus épiphysaires

Ils s’observent surtout à partir de l’âge de 10 ans et sont très fréquents chez l’adulte. Ils sont habituellement bilatéraux et symétriques. Ils siègent le plus souvent aux têtes fémorales et humérales mais les condyles fémoraux, les plateaux tibiaux, les talus et les os du tarse peuvent également être touchés. À l’âge de 35 ans, environ la moitié des patients présentent une nécrose épiphysaire [84]. Chez l’adulte, l’aspect radiographique est similaire à celui des ostéonécroses classiques mais leur évolution est plus rapide, nécessitant une prise en charge chirurgicale précoce (fig. 22.5) [47, 83]. Chez le grand enfant et l’adolescent, l’aspect peut être celui d’une maladie de Legg-Perthes-Calvé (mais l’âge est plus élevé), avec possibles séquelles (coxa plana, coxa magna, col fémoral court, coxa vara) (fig. 22.1, 22.6 et 22.7).




Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

May 5, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 22: Hémoglobinopathies et autres anémies

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access