Chapitre 2 Éléments de physiopathogénie de la rétinopathie diabétique
Introduction
La pathogénie de la rétinopathie diabétique est complexe. Elle est secondaire à une anomalie biochimique bien définie, l’élévation du glucose sanguin dans le sang, mais les conséquences de celle-ci sur la rétine sont complexes. L’excès chronique de glucose a des effets de nature variée, intriqués les uns aux autres et dont l’enchaînement est mal connu. Les lésions cliniquement observables sont l’aboutissement de nombreux phénomènes imbriqués.
Les principaux mécanismes biochimiques impliqués dans la pathogénie de la rétinopathie diabétique sont l’accumulation de sorbitol et de produits avancés de la glycation, l’activation de la protéine kinase C, le stress oxydatif, l’activation du système rénine angiotensine, l’inflammation, et la production de facteurs de crois sance (Fig. 2.1).
Anomalies biochimiques
Voie de l’aldose réductase (voie dite des polyols)
Historiquement, il s’agit de la première hypothèse avancée pour tenter de comprendre comment l’hyperglycémie lèse la rétine. Cette hypothèse faisait suite à la découverte du rôle de cette enzyme dans la cataracte diabétique [1]. Cette voie de métabolisation du glucose comprend une première étape : la réduction du glucose en sorbitol par l’aldose réductase à l’aide du NADPH. Puis une deuxième étape transforme le sorbitol en fructose par la sorbitol déshydrogénase. Il s’agit d’une voie de métabolisation peu active lorsque la glycémie est normale.
En revanche, en présence d’une hyperglycémie, cette voie s’active de façon exponentielle, et de grandes quantités de sorbitol peuvent ainsi être synthétisées [2]. Le sorbitol formé à l’intérieur des cellules ne pouvant franchir les membranes cellulaires, il s’accumule dans la cellule à des concentrations de plus en plus délétères. Il en résulte une accumulation de sorbitol intracellulaire, une diminution du myo-inositol, et une altération du fonctionnement de la pompe NA/K ATPase.
Plusieurs molécules ayant la propriété d’inhiber la sorbitol déshydrogénase sont disponibles. Celles-ci inhibent efficacement le développement de la cataracte diabétique expérimentale, démontrant ainsi le rôle de la voie des polyols dans la cataracte diabétique expérimentale. Ces inhibiteurs préviennent aussi en partie les lésions de la rétinopathie diabétique expérimentale [3]. L’extrapolation à l’homme des résultats obtenus chez l’animal est cependant délicate, car si les rats ont de grandes quantités d’aldose réductase dans les cellules de leur cristallin et de leur rétine, et donc de grandes capacités de synthèse d’aldose réductase, cela n’est pas vrai pour l’espèce humaine. Il n’est donc pas certain que l’inhibition de l’aldose réductase ait une quelconque influence sur la rétinopathie diabétique humaine. Et de fait, les études en clinique humaine ont donné des résultats plutôt décevants [4]. Les promoteurs de cette famille de molécules arguent du fait que la mauvaise biodisponibilité des molécules étudiées pourrait expliquer leur relatif échec en traitement de la rétinopathie diabétique, bien qu’elles soient efficaces sur la neuropathie [5].
Glycation non-enzymatique des protéines
La glycation est la liaison d’une molécule de glucose sur une protéine, sans l’intermédiaire d’une enzyme. Cette liaison est suivie d’une succession de transformations biochimiques complexes. Aux stades évolués, on parle de produits avancés de la glycation (AGE : advanced gly cosylation end products). Il s’agit d’une vaste famille de molécules, la plus connue étant l’hémoglobine glyquée (HbA1c). Le phénomène de la glycation se produit de manière physiologique lors du vieillissement, mais est très accentué lors du diabète.
La présence des AGE induit toute une série de perturbations métaboliques. Les principales seraient un ralentissement du renouvellement des protéines (turn-over), en raison d’une moindre sensibilité aux enzymes de dégradation. L’accumulation des protéines glyquées pourrait expliquer l’épaississement des membranes basales. Par ailleurs, il se produit une rigidification des tissus par création de liaisons croisées entre protéines (cross-links). De plus, il semble que l’augmentation du flux de glucose dans la voie de l’hexosamine, aboutisse également à la formation des AGE [1]. L’aminoguanidine, inhibiteur de la glycation des protéines, s’est montré efficace chez l’animal pour prévenir la survenue des complications microvasculaires [6]. Chez l’homme, elle réduit la progression de la rétinopathie diabétique, mais entraîne une anémie [7].
Activation de la protéine kinase C (PKC)
La PKC semble jouer un rôle majeur dans la pathogénie des complications microvasculaires du diabète. C’est une très large famille d’enzymes, mais c’est l’isoforme ß qui semble la plus impliquée. L’hyperglycémie chronique entraîne une augmentation des taux cellulaires de diacylglycerol, qui active à son tour la PKC, notamment les isoformes ß. L’activation des PKC provoque une augmentation de l’expression des protéines de la matrice extra-cellulaire et de substances vasoactives, telles que l’endothéline. Cela aurait pour conséquence l’épaississement des membranes basales, une modification de la perméabilité vasculaire et du flux sanguin rétinien [8, 9]. De plus, la PKCß est un composant de la cascade de transmission intracellulaire du VEGF [10]. Des essais cliniques évaluant l’effet d’un inhibiteur de la PKCß ont montré des résultats encourageants, notamment sur l’œdème maculaire.
Stress oxydatif
La synthèse d’espèces réactives de l’oxygène par les mitochondries est stimulée par l’hyperglycémie. Ces espèces réactives de l’oxygène sont principalement l’anion superoxyde qui est une molécule d’oxygène possédant un électron « en trop », et donc très susceptible de se lier chimiquement à des molécules « demandeuses d’électrons ». Ces espèces réactives de l’oxygène ont des effets considérés comme délétères pour les cellules, aboutissant à ce que l’on appelle le stress oxydatif. Dans le cas du diabète, il a été montré que les espèces réactives de l’oxygène induisent non seulement des lésions directement liées à leurs propriétés chimiques, mais également par le biais de la modulation de certaines activités enzymatiques. C’est le cas en particulier de l’enzyme appelée glyceraldehyde-3-phosphate dehydrogenase (GADPH), qui est inhibée pas les espèces réactives de l’oxygène via l’activation de la poly(ADP-ribose) polymerase (PARP). Cette inhibition entraîne le ralentissement de la voie normale de la glycolyse, et ainsi l’accumulation en amont des différents sous-produits de la glycolyse. C’est précisément cette accumulation de sous-produits qui activerait les différentes voies sus-citées [11]. Le stress oxydatif apparaît donc de plus en plus comme le principal facteur causal, directement ou indirectement, des complications du diabète (Fig. 2.2). Un véritable cercle vicieux apparaît donc, l’augmentation de la concentration de glucose participant à l’inhibition de sa propre métabolisation. La rétinopathie diabétique pourrait être due à une déviation métabolique généralisée du glucose.
Activation du système rénine angiotensine
Il existe de nombreux arguments en faveur de l’implication du système rénine-angiotensine (SRA) dans la pathogénie de la rétinopathie diabétique. Tous les composants du système rénine-angiotensine, y compris des récepteurs de l’angiotensine 1 et 2, ont été retrouvés au niveau oculaire chez les rongeurs et les humains, et ils sont surexprimés en cas de diabète [12, 13]. L’angiotensine II (ATII) potentialise l’activité angiogénique du VEGF dans les cellules endothéliales des capillaires rétiniens [14]. Moravski et al. ont montré que l’administration d’un inhibiteur du SRA ou d’un bloqueur des récepteurs de l’ATII peut prévenir le développement d’une néovascularisation dans le modèle de néovascularisation du souriceau nouveau-né [15]. C’est pourquoi des inhibiteurs du système rénine-angiotensine ont été testés en prévention primaire et secondaire de la rétinopathie diabétique (cf. chapitre 7).
Réaction inflammatoire
Il semble de plus en plus probable qu’une inflammation de bas grade et le dysfonctionnement endothélial jouent un rôle dans les stades précoces de la rétinopathie diabétique [16]. Il a été montré que, peu de temps après le début d’un diabète expérimental, les leucocytes adhèrent anormalement à la paroi vasculaire rétinienne, et migrent dans le tissu rétinien [17]. Il en résulte une rupture précoce de la barrière hémato-rétinienne, une non-perfusion vasculaire, et la mort des cellules endothéliales [17, 18]. La leucostase dans les capillaires rétiniens pourrait être la cause de leur obstruction [18]. Le stimulus initial de l’adhésion des leucocytes à la paroi pourrait être l’état inflammatoire chronique induit, entre autres, par les AGE. La protéine integrin cellular adhesion molecule (ICAM-1) joue un rôle important dans cette adhésion leucocytaire à l’endothélium [19]. L’expression de l’ICAM-1 est augmentée précocement dans la rétinopathie diabétique et a été associée à une augmentation du TNF-β, une leucostase, et à la mort des cellules endothéliales [20]. Chez l’homme, le taux des molécules d’adhésion circulantes, provenant des leucocytes activés et de l’endothélium, est élevé chez des patients présentant une aggravation de la rétinopathie diabétique [21].
Augmentation du VEGF intrarétinien
Il a été montré que l’injection d’un facteur de croissance, le vascular endothelial growth factor (VEGF), dans le vitré, peut induire chez l’animal des lésions ressemblant de près à une rétinopathie diabétique débutante. Inversement, les taux rétiniens de VEGF sont augmentés précocement au cours du diabète, bien avant l’apparition de la néovascularisation [22]. De plus, le VEGF peut induire une hyperperméabilité capillaire [23]. Enfin, il augmente l’adhésion des leucocytes à l’endothélium rétinien. Il est donc possible que le VEGF puisse participer aux lésions des stades initiaux de la rétinopathie diabétique, en plus de son rôle bien établi dans la néovascularisation. Ceci est cohérent avec la mise en évidence d’une ischémie chronique à bas bruit.