16: Quelle place donner aux troubles de l’intersubjectivité dans la schizophrénie ?

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Quelle place donner aux troubles de l’intersubjectivité dans la schizophrénie ?



Pour aborder la question de l’intersubjectivité des patients schizophrènes, il convient de poser plusieurs principes sur lesquels nous allons nous appuyer dans la suite de ce texte. Le premier point concerne la nature particulière de la pathologie schizophrénique. La schizophrénie se définit comme une combinaison de symptômes, apparaissant chez les jeunes adultes, ayant rapport à la perception de la réalité et la représentation de soi (délire et hallucinations), à l’organisation de la pensée et de la communication (désorganisation, dissociation), à la volition (syndrome déficitaire), et ayant une caractéristique de chronicité. Au-delà de la définition symptomatique des classifications internationales (CIM et DSM), les patients schizophrènes présentent un large cortège d’anomalies mesurables : réduction du fonctionnement social et pragmatique représentant un handicap constitué, baisses de performances dans une large gamme de fonctions cognitives (mémoire de travail, attention, fonctions exécutives, etc.), anomalies de l’activation cérébrale soit au repos soit lors de la réalisation d’activités mentales spécifiques (hypofrontalité régulièrement mise en évidence), anomalies neurochimiques (dysrégulations dopaminergiques), anomalies cérébrales structurales, etc. Malgré la quantité de connaissances acquises, le terme schizophrénie ne qualifie pas, à ce jour, une chaîne étiopathogénique claire et identifiée. Garder à l’esprit la situation des connaissances sur cette pathologie est crucial, car il en découle qu’on ne saurait raisonnablement chercher à expliquer la pathologie schizophrénique dans sa complexité comme un trouble de l’intersubjectivité. Il sera plutôt question de caractériser les anomalies de l’intersubjectivité chez les patients, d’en comprendre les possibles relations avec le handicap fonctionnel et l’expression clinique et de chercher à en définir les mécanismes.


Le second point de ce préalable est de limiter notre champ d’investigation aux données issues de l’expérimentation. La schizophrénie correspond à une réalité subjective, une façon d’être au monde, mettant à mal l’intersubjectivité dans sa possibilité même. Contrairement à ce que l’on serait tenté d’imaginer en se mettant à la place du patient, l’expérience hallucinatoire — le fait « d’entendre des voix » — n’est pas assimilable à l’écoute passive de stimuli auditifs puisqu’elle s’accompagne d’une production infraverbale comme cela a pu être démontré par des enregistrements périoraux (Gould, 1948 ; Green et Preston, 1981). En conséquence, la compréhension des phénomènes pathologiques doit se prémunir de tout appel à l’interprétation et à l’application d’une forme de psychologie de sens commun puisque les mécanismes à l’origine des symptômes échappent majoritairement au partage des expériences subjectives. La démarche de recherche propre aux neurosciences (sociales) offre une garantie contre ce risque au moins par le fait qu’elles mettent systématiquement à l’épreuve de l’expérimentation les construits psychologiques. Dans ce qui suit, notre description sera guidée par les modèles des processus mentaux mis en jeu dans la cognition sociale à notre disposition (cf. chapitre 10).



Étendue des troubles de la cognition sociale chez les patients schizophrènes


La capacité à inférer l’état mental d’autrui, autrement dit la théorie de l’esprit, est largement reconnue comme dysfonctionnelle chez les patients schizophrènes comme peut en attester l’accumulation à ce jour de plusieurs dizaines d’études. En premier lieu, l’intensité de la baisse de performances chez les patients schizophrènes est tout à fait significative. Des méta-analyses ont récemment été publiées permettant d’étendre ce constat à l’ensemble des patients schizophrènes qu’ils soient symptomatiques ou en rémission et ce, avec des paradigmes non verbaux ou verbaux et différentes catégories d’états mentaux comme les fausses croyances et les intentions (Brune, 2005 ; Sprong et al., 2007 ; Bora et al., 2009).


Afin de mieux comprendre la relation entre les anomalies de la théorie de l’esprit et les symptômes, une étude menée par l’équipe de recherche de l’hôpital de Versailles (en collaboration avec les laboratoires Lilly) a testé 207 patients sur une tâche d’attribution d’intentions à un personnage présenté sur de courts extraits de films (figure 16.1). L’originalité de l’expérience était de baser la lecture des états mentaux sur un large ensemble d’indices sociaux comprenant les gestes, les postures, les émotions faciales, la prosodie, assez proche de situations dites écologiques (Bazin et al., 2009). Les patients se voyaient administrer par ailleurs l’échelle PANSS (Positive And Negative Syndrome Scale), outil consensuel permettant de mesurer l’ensemble de la symptomatologie psychotique (Kay et al., 1987). Un résultat intéressant fut de démontrer l’absence de corrélation significative entre les troubles de l’attribution d’intentions et les symptômes délirants. En revanche, des corrélations significatives quoique modestes (coefficients de corrélation R entre 0,17 et 0,31) ont été retrouvées avec le retrait affectif, le mauvais contact, le repli social passif, les difficultés d’abstraction, la désorganisation conceptuelle et le manque d’attention.



D’autres études ont mis en évidence des anomalies dans la compréhension des émotions d’autrui. Aux anomalies mesurables de la reconnaissance émotionnelle (Edwards et al., 2002 ; Mandal et al., 1998), se superposent des déficits concernant également les facultés d’empathie (Shamay-Tsoory et al., 2007a ; 2007b ; 2007c ; Bora et al., 2008). Ce domaine de recherche est très récent et aucune expérimentation sur des populations larges n’est rapportée dans la littérature. Cependant, nous pouvons faire état ici de l’étude de Montag et al. (2007) comparant les réponses d’un groupe de 45 patients schizophrènes et de 45 sujets contrôles à l’auto-questionnaire IRI (Interpersonal Reactivity Index) de Davis (1980) dont l’objet est de caractériser les dispositions empathiques que le sujet se prête à lui-même. Classiquement, cet instrument quantifie entre autres dimensions : le ressenti aversif éprouvé par la détresse d’autrui, les aspects affectifs de l’empathie et ses aspects plus cognitifs ou encore la prise de perspective. Le résultat principal démontre une dissociation entre la réduction de la prise de perspective qui paraît s’aggraver au cours de la maladie, et une augmentation de la détresse ressentie au contact de la souffrance d’autrui. Avec un autre instrument, le questionnaire d’empathie de Baron-Cohen (Baron-Cohen et Wheelwright, 2004), Bora et al. (2008) démontrent que le déficit d’empathie est significativement perçu par les proches, et qu’il est corrélé aux performances à l’Eyes Task (tâche de lecture des états mentaux perçus dans le regard d’autrui).


En conclusion, ces études démontrent que les troubles de la cognition sociale des patients schizophrènes ont un impact sur un ensemble de symptômes couvrant la désorganisation et le déficit (Brüne, 2005 ; Sprong et al., 2007). Mais cet impact est probablement partiel, ce qui ne signifie pas qu’il est anecdotique et sans conséquences fonctionnelles, mais au contraire que les méthodes d’évaluation clinique classiques (c’est-à-dire entretiens basés sur la sémiologie traditionnelle) ne sont pas en mesure de capturer la variabilité des patients sur une dimension pourtant essentielle de leurs déficits cognitifs, fondant la base d’un iceberg dont les symptômes les plus manifestes sont le sommet (Brunet, 2007).



Les troubles de la cognition contribuent au handicap social des patients


Mettre en évidence un trouble cognitif ne signe en aucune manière son importance fonctionnelle, ses répercussions dans la vie réelle. S’attaquer à cette question comporte cependant des écueils méthodologiques dont la discussion dépasserait largement le cadre de cet ouvrage. Disons tout de même qu’il existe une difficulté majeure pour définir et quantifier les conséquences de la pathologie mentale dans la vie réelle. Très dépendante des conditions sociales, de la structuration des groupes familiaux, des modalités d’accès aux soins, la pathologie schizophrénique décline ses conséquences dans chacun des domaines fondamentaux de la vie. Selon que l’accent est mis sur telle ou telle dimension, les études ont mesuré les variables liées à la maladie (par exemple le nombre de rechutes), les variables comportementales (par exemple l’adaptation au milieu de vie, les réalisations de l’individu en termes d’accès au travail, de statut marital, de développement d’amitiés) ou encore des variables plus subjectives comme l’autoévaluation de la qualité de vie.


Les travaux publiés à ce jour font ressortir l’existence d’un lien significatif entre l’impact des déficits en cognition sociale et différents aspects de cet ensemble hétérogène. Mais les performances en cognition sociale pourraient apporter un surcroît d’information sur le devenir des patients vis-à-vis des autres variables connues pour avoir un lien avec le pronostic fonctionnel. Les variables cliniques présentent des corrélations avec celui-ci dont la réplication d’une étude à l’autre est pour le moins inconstante. Certains auteurs mettent en avant le lien entre symptômes négatifs et mauvais pronostic (Altamura et al., 2001 ; Brill et al., 2009). D’autres mettent en avant la présence de symptômes thymiques ou anxieux comme étant de mauvais pronostic mais jettent du même coup un doute sur la spécificité des symptômes psychotiques comme indicateurs pronostics (Boden et al., 2009 ; Hofer et al., 2005a; 2005b). Enfin, certains n’isolent aucune composante symptomatique spécifique (Bowie et Harvey, 2008 ; Heinrichs et al., 2009; Helldin et al., 2009).


Apportant des informations différentes de l’approche clinique, les variables neuropsychologiques sont reconnues pour intervenir significativement dans le fonctionnement du patient. Les études démontrent des corrélations avec les mesures d’une batterie neurocognitive (Bowie et Harvey, 2008), avec le QI ou quotient intellectuel (Heinrichs et al., 2009), avec le QI prémorbide (Brill et al., 2009), avec la mémoire logique (Fujii et Wylie, 2003), avec l’apprentissage verbal et les fonctions exécutives (Hofer et al., 2005a). Il faut ajouter à ces données que la cognition sociale contribue à la variabilité du fonctionnement des patients schizophrènes et ce, indépendamment de la cognition non sociale (Couture et al., 2006 ; Penn et al., 1996 ; Pinkham et Penn, 2006). Une étude d’Allen et al. (2007) a montré que les items de l’échelle d’intelligence de Wechsler (WAIS) apparentés à la cognition sociale forment un facteur indépendant qui corrèle avec la désorganisation, le syndrome déficitaire et le fonctionnement social. Les tailles d’effets attendues dans ce domaine de mesure sont tout à fait comparables aux tests neuropsychologiques voire supérieures, y compris chez des patients en premier épisode (Bertrand et al., 2007). Parmi d’autres mesures, l’intelligence émotionnelle est une variable contributive au fonctionnement social, et aux items « relations personnelles » et « qualité de l’environnement » de l’échelle de qualité de vie WHOQOL-BREF (Williams et al., 2008). Enfin, lors d’un travail publié en 2006, Bora et al. ont pu montrer que tenant compte d’un ensemble de tests neuropsychologiques, le meilleur corrélat du fonctionnement social d’une population de patients schizophrènes était constitué par le test de lecture des états mentaux dans le regard (Eyes’ Test de Baron-Cohen et al., 1997).



Ces atteintes sont-elles spécifiques d’un point de vue cognitif ?


La question de la spécificité de l’atteinte de la cognition sociale dans la schizophrénie est posée depuis longtemps et n’a d’ailleurs rien de limité à ce domaine car les relations mutuelles entre chacun des déficits sont un enjeu de fond pour la recherche. D’un point de vue théorique, cette question trouve un parallèle immédiat dans la question de la séparation des processus sociaux par rapport aux autres domaines comme le langage, le raisonnement non social, etc. (voir par exemple la discussion des preuves neuropsychologiques par Apperly et al., 2005). Rappelons que malgré la spécificité relative du cerveau social, encore peu de connaissances sont disponibles sur les relations entre le traitement des états mentaux et les grandes fonctions comme l’attention ou la mémoire.


Une étude publiée en 2007 par Sergi et al. offre un regard intéressant sur la séparation des domaines et leurs relations avec les dimensions cliniques. Cent patients furent recrutés en ambulatoire et évalués par une batterie de tests neuropsychologiques et d’autres ciblant la cognition sociale : identification des émotions faciales, de la prosodie affective et compréhension de scènes sociales en vidéo. L’originalité de la démarche a été d’utiliser des méthodes statistiques confirmatoires comme la modélisation par équations structurelles (Structural Equation Modeling) pour rendre compte de la variabilité de l’ensemble des mesures et de leurs interrelations. L’analyse a permis de tester de manière successive et par comparaison entre eux des modèles supposant la contribution d’un unique facteur de déficit, ou bien de deux (la cognition sociale et la « neurocognition ») ou finalement de trois facteurs, en y ajoutant les symptômes négatifs. Le principal résultat a été de démontrer la supériorité d’un modèle reposant sur les trois facteurs latents tout en reconnaissant un lien corrélatif très fort entre la neurocognition et la cognition sociale, mais un lien d’intensité modérée avec la clinique du syndrome négatif.


En somme, reconnaître le trouble de la cognition sociale est judicieux pour bien rendre compte de la variabilité des tableaux schizophréniques, mais il faut le penser comme entrant dans une interaction complexe avec les autres formes de cognition. Comme le note Brüne au sujet des troubles de la théorie de l’esprit, « alors que les déficits attentionnels, les dysfonctionnements exécutifs, et les faibles scores d’intelligence influencent les performances aux tâches de théorie de l’esprit, les différences entre les sujets schizophrènes et les témoins sains restent significatives lorsque les déficits en cognition générale et les mesures du fonctionnement exécutif sont pris en compte (…) » (2005, p. 25). L’explication de ce fait complexe reste difficile : on peut tout à fait penser que les deux domaines présentent des interpénétrations au niveau de leurs construits, mais aussi que des atteintes dans l’un peuvent être compensées partiellement par l’autre faisant apparaître des liens statistiques entre les performances de chaque domaine.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 16: Quelle place donner aux troubles de l’intersubjectivité dans la schizophrénie ?

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