12: Mères borderline et développement précoce de l’intersubjectivité : des interactions troublées

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Mères borderline et développement précoce de l’intersubjectivité


des interactions troublées





Troubles de personnalité borderline : troubles de l’intersubjectivité


Aborder les pathologies du narcissisme, et en particulier les troubles de personnalité borderline, les organisations limites, ne peut se concevoir sans faire un retour sur la construction même du psychisme. Les conceptions psychodynamiques, parce qu’elles ont été essentielles dans la réflexion sur le développement de la psychopathologie et dans les hypothèses sur les aléas du fonctionnement psychique humain, sont ici au premier plan. Les troubles borderline s’inscrivent dans les pathologies limites, les états limites ou les fonctionnements limites selon les auteurs (André, 1999; 2002 ; Bergeret, 1970 ; 1974; 1999 ; Chabert, 1999).


Par la suite, Bergeret envisage les états limites comme une pathologie de la frontière ; l’état limite serait instable, menacé de basculement dans la psychose, avec un potentiel d’évolution vers la névrose. Paradoxalement, ce qui caractérise le fonctionnement des personnalités limites est pourtant l’extraordinaire persistance d’un mode précis d’organisation. L’absence d’un soi intégré de l’état limite est caractérisée par des sentiments chroniques de non-réalité, de perplexité, de vide, par une perturbation du « sentiment de soi », une incapacité à se percevoir comme un être complet intégrant de bonnes et de mauvaises parts de soi. Il est sans cesse menacé d’effondrement, mais ne peut s’écrouler, et n’arrive guère à se maintenir (Kernberg, 1984).


Les troubles borderline sont pour Kernberg des troubles limites par excellence. Dans le DSM-IV1 (Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders, 4th ed.), auquel Kernberg a participé, les critères du trouble de personnalité borderline sont les suivants :



1. efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés ;


2. mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisés par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation ;


3. perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistante de l’image ou de la notion de soi ;


4. impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet : dépenses ; sexualité ; toxicomanie ; conduite automobile dangereuse ; crises de boulimie, troubles des conduites alimentaires. Ne pas inclure les comportements suicidaires et auto-mutilatoires ;


5. répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires, ou d’auto-mutilations


6. instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur, dysphorie épisodique intense, irritabilité ou anxiété de quelques heures à quelques jours au maximum ;


7. sentiments chroniques de vide ;


8. colères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère ;


9. survenue transitoire dans des situations de stress d’une idéation persécutrice ou de symptômes dissociatifs sévères.


Afin de répondre au diagnostic, il faut retrouver 5 des 9 critères cités ci-dessous en plus des critères généraux caractérisant les troubles de personnalité en général. Les troubles de personnalité sont des troubles durables qui interfèrent dans au moins deux des domaines suivants : la cognition ; les émotions ; le contrôle des impulsions ; les relations interpersonnelles.


Les patients présentant des troubles borderline ont des difficultés à évaluer leurs idées en termes de représentations de la réalité externe ; ils sont dans l’obligation d’avoir recours à de la pensée concrète (Segal, 1957), et de ce fait de s’appuyer sur une relation thérapeutique anaclitique. Fonagy propose de concevoir la problématique des borderline comme des difficultés majeures de représentation des émotions propres et des émotions des autres. Leur manque d’empathie proviendrait d’un défaut d’intériorisation des émotions d’autrui du fait de l’incapacité de leur propre caregiver de leur avoir fourni une fonction de miroir et de détoxification adéquate (Fonagy, 1991).


Les expériences affectives et cognitives ne peuvent être pleinement intégrées par le sujet. Il ne peut pleinement ressentir ses propres expériences subjectives, ni l’impact de ses attitudes et de son comportement réel dans les relations interpersonnelles. Les patients présentant des troubles de personnalité borderline s’avèrent difficilement capables d’inclure les autres au sein d’un scénario de représentations. Les comportements sont alors régis par des perceptions immédiates plutôt que par un modèle intériorisé, persistant, continu, accessible au soi. Les capacités d’empathie par conséquent s’avèrent très réduites. Kernberg propose de faire des liens entre le comportement de ces patients avec un repérage objectif et un certain nombre de propositions concernant leur fonctionnement mental. Il s’agit, pour lui, de lier les mécanismes de défense aux comportements qui en découlent, afin d’allier la possibilité d’un diagnostic fiable à une réflexion psychopathologique féconde de l’approche thérapeutique, souvent très difficile, de ces patientes.


Le trouble de personnalité borderline représenterait l’archétype du trouble de l’intersubjectivité. La survenue d’une maternité et d’une naissance dans ce contexte introduit un partenaire unique avec une relation intense à laquelle il devient impossible de se soustraire.



Les interactions mère/bébé : l’intersubjectivité observée


Les interactions s’inscrivent dans le monde intersubjectif, carrefour de l’intrapsychique et de l’interrelationnel (Beebe et al., 1994 ; 1997). Elles ont donné lieu à une abondante littérature depuis plus de 30 ans (Beebe et al.,1992 ; Campos et Stenberg, 1980 ; Cohn et Tronick, 1983 ; 1987 ; 1988 ; Field, 1984 ; Field et al., 1986 ; Fogel, 1993 ; Papoušek et Papoušek, 1979 ; Trevarthen, 1979; 1989 ; Tronick et al., 1978 ; 1989). Elles ont beaucoup intéressé les psychologues du développement au fur et à mesure qu’ils ont perçu l’impossibilité d’étudier le développement du nourrisson et du jeune enfant en dehors de son environnement. Bruner (1983) évoquait déjà la nécessité de contextualiser l’apprentissage cognitif du jeune enfant. Ce dernier suggère de quitter le cadre expérimental pour étudier les interactions mère/bébé à domicile. Les jeux et les échanges ludiques, tel le jeu de coucou, sont des éléments pour comprendre comment le petit enfant progresse dans l’apprentissage du langage, langage lui-même indissociable du contexte culturel et familial au sein duquel il se déroule (Gratier, 1999). Cette contextualisation est envisagée comme un dispositif d’échafaudage sur lequel l’enfant se construit. De nouvelles structures de soutien remplacent peu à peu les anciennes, en fonction des besoins progressifs de l’enfant, dans un processus de construction et de reconstruction.


Les interactions représentent les unités de base de cet échafaudage nécessaire à l’évolution du bébé. Elles ont d’abord été étudiées en considérant tour à tour chacun des deux partenaires de la dyade, puis comme un système à part entière, dont les propriétés ne pouvaient se réduire à la somme de celles de chacun des deux protagonistes. Ainsi, se sont dégagées des caractéristiques spécifiques des interactions dyadiques, telles la synchronie, la contingency2 et la mutualité pour les aspects globaux.


La mutualité implique que chacun des deux partenaires réponde à l’autre, dans une modalité interactive qui traduit le même mouvement et la même intention. La mère et le bébé échangent dans un système de régulation mutuelle (Tronick et Cohn, 1989). La co-régulation s’analyse comme un processus où les deux partenaires de la dyade co-construisent, maintiennent et organisent ensemble un moment d’échange (Fogel, 1993). La mutualité s’entend comme une caractéristique commune aux deux partenaires, qui se situent pourtant dans une situation de déséquilibre l’un par rapport à l’autre, du fait de la différence radicale de leur état de maturité psychique. Avant 9 mois, la qualité affective de l’interaction semble généralement initiée par la mère. La probabilité pour qu’un nourrisson de moins de 6 mois manifeste des expressions émotionnelles positives avant sa mère est divisée par 10 par rapport à la situation inverse où la mère initie une interaction teintée d’émotions positives (Cohn et Tronick, 1987). Cette constatation peut surprendre lorsque l’on travaille avec des mères présentant des troubles psychopathologiques où il semble souvent que la tonalité affective « déteint » autant de la mère vers le bébé qu’inversement. À partir de 9 mois cependant, le bébé devient, le plus souvent, l’initiateur de l’interaction et de la sollicitation.


La rythmicité des interactions se constitue comme un phrasé musical. La coordination faciale et corporelle de la mère et du bébé de 3 mois au cours d’une séquence interactive de quelques secondes montre, au niveau micro-analytique (par période de 40 ms), que le bébé et la mère anticipent mutuellement les gestes l’un de l’autre (Feldman, 2007). Leur coordination se situe à plusieurs niveaux : coordination interne du bébé entre ses regards et ses mouvements, coordination des regards mère/bébé et des gestes des mères avec les vocalisations et réciproquement (Devouche et Gratier, 2001). Le bébé possède une pulsation tonicomotrice interne intrinsèque (Trevarthen, 2001).


Le paradigme du Still Face démontre à quel point le bébé est sensible aux configurations affectives maternelles (Tronick et al., 1978). Afin d’affiner l’aspect temporel de cette exquise sensibilité du nourrisson aux états affectifs maternels, l’équipe de Cohn a demandé à des mères de faire le Still Face ou visage impassible pendant seulement 5 secondes. Les réactions des bébés étaient directement contingentes à la rupture interactive et se manifestaient notamment par des détournements du regard et des modifications des expressions émotionnelles, plus neutres et moins positives (Cohn et Tronick, 1989). Ces micro-désorganisations donnent la mesure de la sensibilité du bébé aux mouvements émotionnels de son partenaire. De ce fait, le bébé est constamment dans la nécessité d’ajuster et de réajuster ses propres états émotionnels tout en s’inscrivant dans la co-régulation de la dyade avec sa mère.


La question de la régulation émotionnelle se trouve ainsi au carrefour du tempérament, du comportemental par le biais des expressions émotionnelles, de l’intersubjectivité, de l’attachement et des manifestations psychopathologiques (Cole et al., 1994). La plupart des études sur la régulation émotionnelle traite des émotions négatives, pleurs, protestations, peurs, angoisses et honte. La régulation des émotions positives et négatives possède des mécanismes communs sur le plan neuropsychologique (Heller, 1993). Cependant, les émotions positives se caractérisent par la nécessité, pour être maintenue, de la présence d’un partenaire qui interagit et contient l’échange.


Le bébé, pour maintenir sa vigilance et sa capacité d’interagir avec ses partenaires, doit sans cesse réguler ses états émotionnels (Feldman, 2006). Il est fortement dépendant de sa mère, de son caregiver pour cela. Cette dépendance fait décrire le bébé, non seulement comme un système lui-même, mais aussi comme constituant, avec sa mère ou son partenaire privilégié, d’un système dyadique. Comme tout système, pour améliorer son fonctionnement, c’est-à-dire obtenir une meilleure cohérence, une plus grande stabilité de celui-ci, il doit se trouver en expansion. Si nous considérons le processus de la régulation émotionnelle comme un processus dyadique, alors nous pouvons dire que lorsque le bébé et la mère se trouvent dans un moment d’échange intersubjectif, ils gagnent en cohérence, en se situant à un niveau de complexité plus grand du système (celui-ci est composé de plus d’éléments). Cette propension à l’expansion « naturelle de la dyade » est ce que Tronick (1998) nomme l’expansion dyadique des consciences. Le bébé, dans sa quête communicationnelle, dans un besoin de régulation continuelle, chercherait à obtenir une plus grande cohérence et stabilité. Avec sa mère, en interaction, il y aurait une propension à une expansion du système dyadique via l’interrelation des deux. Cette approche souligne le tissage nécessaire des deux partenaires, plutôt que l’apport de l’un ou de l’autre. De plus, il met en lumière le besoin de faire lien entre la mère et le bébé quelle que soit la qualité ou la quantité des interactions, avec ou sans distorsions, qui est proposée. Le système passe d’un moment positif à un état de désorganisation permettant une nouvelle organisation. D’après Tronick et Weinberg (1998), ce serait la possibilité pour le bébé de vivre des moments de régulation des émotions qui entraînerait un sentiment d’élation et d’expansion dyadique de la conscience. Ainsi, l’enfant partagerait avec sa mère un nouvel état émotionnel, qui serait à son tour désorganisé pour atteindre un nouveau stade, donnant à l’enfant un sentiment de maîtrise de ses intentions et de ses buts.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 12: Mères borderline et développement précoce de l’intersubjectivité : des interactions troublées

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