10: Ce que l’imagerie cérébrale nous apprend sur l’intersubjectivité

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Ce que l’imagerie cérébrale nous apprend sur l’intersubjectivité1



L’invitation à contribuer à un ouvrage sur l’intersubjectivité pourrait être une forme de consécration pour les neurosciences sociales : la reconnaissance des avancées conceptuelles et expérimentales apportant un regard différent sur des phénomènes liés à la vie sociale des êtres humains. Dans un premier regard, pourtant, rien ne porte à leur conférer une particulière originalité pour discuter des fondements de la relation à l’autre. Il faut bien noter la relative récence de la constitution d’un champ de connaissance alors même que la psychologie sociale était établie depuis les années 1970 et que les méthodes d’imagerie fonctionnelle, ou l’exploration des lésions cérébrales avaient connu leur révolution méthodologique dans les années 1980. En outre, les principaux concepts et paradigmes dont elles se servent ne trouvent-ils pas leurs origines et leurs assises dans des disciplines comme l’éthologie, la psychologie du développement, la pédopsychiatrie avec l’étude de l’autisme ou encore la philosophie de l’esprit ? Enfin et plus fondamentalement, les neurosciences cognitives n’ont-elles pas une réticence assumée à reconnaître la spécificité du fait intersubjectif puisqu’elles aspirent à « atomiser » le psychisme en ses éléments de traitement de l’information dans une vision computationnelle ? En somme, nous serions fondés à adopter une lecture prudente sur les résultats issus d’une discipline aussi nouvelle, tout comme ont pu le faire des auteurs comme Cacioppo et al. dans un article intitulé de manière quelque peu provocante Just because you’re imaging the brain doesn’t mean you can stop using your head (2003) !


Ayant fait aveu de jeunesse, nous souhaitons maintenant inviter le lecteur à s’intéresser à quelques-uns des résultats les plus saillants issus de l’application des méthodes de cartographie cérébrale pour l’étude des phénomènes intersubjectifs supposant donc la prise en compte de l’altérité. Pour commencer, nous identifierons les phénomènes étudiés en rappelant des principales définitions des construits et en assumant l’approche réductionniste absolument impérative pour aboutir à la mise en place d’expérimentations. Tentant de synthétiser des modèles récemment proposés, nous définirons les construits psychologiques (les concepts) pouvant être intégrés de manière cohérente au sein d’un modèle de traitement de l’information. Cette base nous permettra de donner plusieurs exemples expérimentaux en neuro-imagerie conduisant à discerner au sein de la complexité du fonctionnement cérébral les « signatures neuronales » de ces traitements de l’information. Enfin et pour finir, nous tenterons de montrer de manière prospective les voies que ces recherches ouvrent, avec la question de la temporalité des processus et l’ouverture à l’étude des facteurs modulateurs des réseaux neuronaux.



Les principaux ingrédients de la cognition sociale


Deux concepts sont liés de manière incontournable dans la mise en œuvre de l’intersubjectivité : la théorie de l’esprit et l’empathie. La théorie de l’esprit correspond à la faculté de comprendre et prédire le comportement d’autrui en lui prêtant des états mentaux. Notons tout de suite que selon le modèle théorique dans lequel on s’inscrit, cette faculté peut être comprise de manières différentes. Pour les théoriciens de la théorie (theory-theorists) comme Carruthers, les raisonnements sur les états mentaux sont l’application de mécanismes inférentiels basés sur un corpus de connaissances — assimilable à une « théorie » (1996). Les défenseurs de la théorie de la simulation, quant à eux, mettent en avant l’idée que pour déduire les états mentaux et prédire les comportements des autres, nous projetons ce que nous savons d’eux sur notre propre répertoire d’actions et de comportements puis nous procédons à une simulation mentale de ce que nous ferions à leurs places (Gordon, 1999). Enfin, citons un troisième courant de pensée qui n’est pas en contradiction avec les précédents et dont l’accent porte sur l’existence de modules spécialisés dont le développement dans l’enfance puis l’interaction aboutissent à la mise en place d’une théorie de l’esprit fonctionnelle (Baron-Cohen et Swettenham, 1996).


D’apparence plus immédiate, l’empathie correspond à la faculté de comprendre et partager les états émotionnels d’autrui, qu’il s’agisse des émotions simples, des émotions sociales ou de sentiments complexes. Celle-ci a été l’objet de nombreuses expériences en psychologie sociale, étant promue comme l’un des moteurs fondamentaux des comportements pro-sociaux et de la relation altruiste humaine (Batson, 1990). Or, les recherches récentes, dont nous faisons ici une brève revue, démontrent que le phénomène est complexe et composite. L’empathie n’est ni un froid processus déductif, ni uniquement la contagion émotionnelle. Pour des auteurs tels que Decety et Jackson (2004), elle fait appel de manière coordonnée à plusieurs composantes, telles que les représentations partagées, la prise de perspective, et la régulation émotionnelle, qui ne peuvent se résumer l’une à l’autre et sont absolument nécessaires à la production normale du phénomène. Si l’on reste assez fidèle à un tel modèle, les processus et les représentations peuvent être décrits comme la combinaison de plusieurs niveaux avec pour propriétés émergentes les phénomènes impliqués dans l’intersubjectivité. Dans la figure 10.1, une représentation schématique de l’articulation de ces composantes est donnée.



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Figure 10.1 Position de l’ensemble des éléments décrits et leurs rapports mutuels.
L’interaction des éléments représentés permet l’émergence des phénomènes liés à la théorie de l’esprit et à l’empathie au moins dans leurs étapes précoces, implicites. Les flèches représentent des relations entre des systèmes. En pointillés des relations dont l’existence est discutable. Ce schéma reprend des aspects du modèle proposé par Decety et Jackson (2004) et par Lamm et al. (2007a) : activation des représentations partagées, monitorage de la source par un système permettant la distinction soi/autrui, et mentalisation. De plus, sont intégrées les représentations sociales catégorielles ne faisant pas intervenir le répertoire d’action de l’individu. Il est supposé que les représentations interagissent avec le stock de connaissances sur le monde (mémoire épisodique) et avec la mémoire autobiographique de l’individu. Enfin, sont figurées les interactions permanentes entre ces représentations et des processus de mentalisation, d’inférence et de génération d’hypothèses qui, en générant le contexte des états intentionnels et épistémiques, permet d’accroître la cohérence de l’ensemble des représentations.


Les représentations partagées (shared representation) englobent, tout en étant un concept plus général, ce qui est souvent appelé systèmes miroirs, bien que cela ait été critiqué puisque phénomène démontré essentiellement chez le singe dans des conditions expérimentales spécifiques. Il s’agit des systèmes permettant de maintenir et construire une représentation d’autrui ou de soi-même, dans toutes ses dimensions : affective, motrice, sensorielle, etc. Ces représentations bénéficient d’une propriété remarquable consistant en une isomorphie entre la représentation de soi et la représentation d’autrui. Il s’agit là des systèmes (et substrat neurophysiologique dans les cas des neurones miroirs comme tels) qui seraient à la base des mécanismes de simulation proposés dans certains modèles (Blakemore et Decety, 2001). Ces systèmes sont un espace de représentation à l’interface entre soi et autrui, donc au cœur même de l’intersubjectivité. Notons en toute sincérité qu’il est apparu une certaine dérive intellectuelle dans la tentation d’assimiler toute cognition sociale à la mise en œuvre des représentations partagées, tentation sans doute légitimée par l’application du principe de parcimonie selon lequel une mise en correspondance entre soi et autrui permettrait simplement d’associer des actions aux états mentaux et donc de comprendre les états mentaux d’autrui.


En complément des représentations partagées, nous serions tentés d’intégrer une forme de représentations catégorielles des indices sociaux. De même que nous savons distinguer les objets sans en être soi-même, nous pouvons distinguer des gestes, des situations sociales sans en faire la projection sur notre propre répertoire d’action (ce qui est la moindre des choses sinon à penser qu’un individu souffrant d’agénésie des membres supérieurs ne puisse aucunement se représenter un jongleur !). Pour certains auteurs ce système interviendrait en amont des représentations partagées, à un niveau perceptif. En réalité, il faut garder à l’esprit que la caractérisation des propriétés « miroir » dans les régions codant pour les indices sociaux est soumise aux avancées des méthodes d’imagerie. L’affirmation de l’existence de représentations n’ayant pas ces propriétés ne peut que relever de l’accumulation de résultats négatifs, en l’attente de la preuve du contraire !


Indiquons ici que ces deux systèmes de représentation pourraient supposément faire appel à la mémoire à long terme pour structurer leurs contenus. Cet aspect mal connu du rapport entre cognition sociale et mémoire épisodique en particulier autobiographique devrait être plus exploré car il semble essentiel.


Le système de distinction de l’agent, ou encore de distinction soi/autrui correspond à l’aptitude de garder trace de l’agent à qui s’applique une représentation des indices sociaux ou des états mentaux. Ce système est essentiel à la possibilité d’employer un système de représentations partagées. Le modèle de Jackson et Decety met en avant cette faculté comme composante cognitive intervenant dans l’empathie. Un aspect très important ayant rapport avec cette capacité est inclus dans le concept d’agentivité : il s’agit de la faculté de se reconnaître comme étant source d’action et de distinguer celle-ci des événements extérieurs. Sans entrer dans le détail des modèles de l’agentivité sortant du cadre de ce chapitre, nous pouvons citer en exemple la proposition de Blakemore et al. mettant l’accent sur le phénomène dit de la « décharge corollaire » (2000). Celui-ci correspond au fait que lorsque l’on agit, nous « prévenons » notre propre système perceptif des conséquences attendues de l’action, ce qui aboutit, par exemple, au fait intriguant de ne pouvoir se chatouiller soi-même. La mise en œuvre de ce système permet de distinguer l’origine des événements perceptifs comme provenant de soi ou de l’environnement selon qu’ils sont prédictibles ou non sur la base de nos propres actions.


Le système de mentalisation a à voir avec la composante exécutive de ces systèmes, car il est sous-tendu par des capacités de sélection, d’inhibition des représentations prévalentes, de mise en œuvre de stratégies de traitement de l’information et d’intégration contextuelle. De nombreux auteurs ont tenté d’expliciter les propriétés du système de mentalisation. Gallagher et Frith (2003) mettent en avant la capacité de découplage en référence aux travaux de Leslie et ayant rapport avec l’aptitude de construire une représentation des états mentaux différente de la réalité (le découplage est supposément un mécanisme intervenant dans la faculté de prêter à autrui des fausses croyances et est testé au travers de procédures expérimentales classiques comme la tâche de « Sally et Ann »). Si l’on essaie de généraliser cette idée, nous pouvons dire que le système de mentalisation a la propriété d’enrichir et de donner du sens à la représentation courante, par inférence ou génération d’hypothèses sur les états mentaux. À partir de faits observés, les perceptions sociales, la mentalisation introduit un contexte accroissant le degré de cohérence et réduisant les ambiguïtés des représentations en cours d’élaboration. Ainsi la séquence d’actions observées : prendre une banane, la tenir contre son oreille et parler dedans, prend-elle sens si l’on prête à l’individu l’intention d’amuser son interlocuteur. Conformément à la stratégie de l’interprète décrite par Dennett (1990), la mentalisation apporte un éclairage pertinent aux événements cognitifs endogènes ou sociaux exogènes grâce à l’appel aux concepts d’états mentaux.


Pour finir ce rappel des construits, le concept « prise de perspective » est souvent employé. Certains auteurs l’envisagent sous l’angle des représentations des espaces égo ou allocentriques, mettant l’accent sur la faculté d’adopter la perspective visuelle d’autrui (Vogeley et al., 2001). D’autres lui confèrent un sens plus général se rapportant à la capacité à se mettre à la place d’autrui, émotionnellement, sensoriellement ou même intellectuellement. Il s’agit alors d’une forme d’effort cognitif délibéré imposant un travail coordonné des processus d’agentivité et de mentalisation, qui permettent de surmonter la représentation par défaut égocentrique (cf. discussion dans Lamm et al., 2007a).

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 10: Ce que l’imagerie cérébrale nous apprend sur l’intersubjectivité

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