1 Peu de termes sont aussi polysémiques, voire flous, que ceux de subjectivité et d’intersubjectivité. Pourtant, les évolutions récentes de la psychopathologie clinique et des sciences expérimentales le confirment : ces deux notions ont conservé une place importante en psychologie clinique et psychanalyse, et conquis deux composantes majeures de la psychologie scientifique moderne : les neurosciences cognitives, sorties du solipsisme grâce aux neurosciences sociales et qui n’hésitent pas à proposer une approche objective de la subjectivité et de l’intersubjectivité, et les sciences du développement qui en étudient les premières manifestations chez le bébé puis l’évolution dans ses interactions précoces. Plusieurs chapitres de cet ouvrage témoignent de ces travaux. Enfin, la psychiatrie contemporaine tend à définir la schizophrénie ou l’autisme comme l’expression de troubles de la subjectivité, à différents temps du développement, sur la base de références neurobiologiques et cognitives et non psychanalytiques ni phénoménologiques. Nous pouvons donc aujourd’hui concevoir subjectivité et intersubjectivité dans le cadre d’une psychologie scientifique qui les relie à l’activité mentale et cérébrale sans les y réduire, et les dégage de l’ineffable et d’une transcendance, qu’elle soit religieuse (l’âme), mystique, symbolique (le sujet du langage), ou matérialiste biologique (le sujet du corps). Comment situer ces deux notions dans le cadre général d’une psychologie scientifique contemporaine objective et positiviste ? Cette dernière postule que l’activité mentale est liée au fonctionnement neurobiologique. Selon une perspective fonctionnaliste difficilement contestable, elle distingue d’une part les opérations mentales (élémentaires ou complexes) qui assurent la production de la pensée et des émotions, et d’autre part les produits (états mentaux et émotionnels) de ces mécanismes. Notons déjà que subjectivité et intersubjectivité nous conduisent ici dans des directions un peu différentes. Quant à l’intersubjectivité, la définition philosophique la situe dans l’échange ou relation entre deux « sujets », au sens phénoménologique de deux agents de pensée, de paroles et d’action. Décrite ainsi, elle risque de se réduire à un schéma de communication de contenus mentaux entre deux individus. Pourtant, ce n’est pas dans ce sens que nous conduisent les travaux récents sur l’intersubjectivité, en sciences cliniques et psychanalyse autant qu’en neurosciences cognitives et sciences du développement. Ceux-ci nous éloignent en effet de la perspective phénoménologique, située au plan des produits de l’activité psychique, et nous invitent plutôt à concevoir l’intersubjectivité comme une interaction psychique ou mentale décrite au plan des mécanismes psychiques sous-jacents à l’expérience subjective de soi comme d’autrui. Ils voient donc l’intersubjectivité comme une interaction entre deux activités psychiques, saisies au plan de leurs mécanismes, et non comme une relation entre deux « sujets ». Un « interpersonnel » si l’on veut, mais défini en deçà de la personne. Les modèles neuroscientifiques et cliniques de l’activité inter ou co-psychique : systèmes neuronaux « miroirs » ou « résonants », notion de « représentations partagées », théorie réactualisée de l’empathie, processus d’activité mentale partagée et d’influences psychiques réciproques ou de « co-pensée » ou « co-associativité », rendent inutile une intersubjectivité qui se révèle trop allusive et finalement imprécise, et n’est au mieux qu’une métaphore. Il reste pourtant légitime de recourir aux termes de subjectivité et d’intersubjectivité d’un tout autre point de vue, dans un sens phénoménologique : la subjectivité au sens de l’implication de la personne dans la complexité et l’entièreté de sa vie psychique, l’originalité de son imaginaire, de ses croyances et émotions, de son histoire unique. « Subjectivité » définit ici à la fois le prisme du monde interne qui détermine le rapport du sujet au monde environnant, s’opposant à une visée d’objectivité, et la singularité de ce monde interne, opposable à toute tentative d’uniformisation des individus. Elle désigne enfin par-là l’intimité du monde psychique de soi ou de l’autre, intimité pensante ou désirante, en partie accessible pour soi, mais qui reste en revanche radicalement insaisissable dans l’autre – la subjectivité de l’autre comme énigme. C’est en ce sens que l’on peut défendre, sans contradiction ni paradoxe, une perspective pleinement intersubjective de « l’observation » clinique et notamment psychanalytique. Observation, cette dernière n’en est pas vraiment une, ou au moins elle est de nature particulière car, prise dans l’intersubjectivité, elle implique l’activité psychique de « l’observateur » dans la construction même de son objet, construction qui se produit dans l’interaction entre l’activité psychique de l’observateur et celle du patient. Au-delà de ce cas extrême, c’est bien cette nécessaire prise en compte de la subjectivité en toute science qui conduit aujourd’hui à relativiser l’objectivité supposée des « sciences dures » et l’étanchéité de la frontière entre elles et les sciences « molles » ou humaines (Falissard, 2008). Réciproquement, les neurosciences cognitives en naturalisant et donc rationalisant la subjectivité, en en proposant une étude objective qui la voit comme l’effet de fonctions cérébrales et cognitives définies, la réhabilitent en tant que méthode — si besoin était. Sans doute à cause de la forte connotation phénoménologique historique des termes, continue cependant de peser sur subjectivité et intersubjectivité un risque d’interprétation « naïve » personnaliste, laquelle postule un sujet unifié, agent de la pensée et des actes. Réifiant ou chosifiant le « sujet » comme le fait la psychologie populaire, cette vision s’expose à des critiques justifiées si elle se prétend explicative. Le self comme l’autre sujet n’existent en effet comme tels que pour la psychologie naïve implicite et intuitive qui nous anime, qui est une fonction naturelle de l’esprit et ne peut fonder seule une science objective capable de décrire des réalités préexistantes à leur observation ou à leur expérience. C’est bien en revanche l’effort pour concevoir un en deçà a-subjectif du fonctionnement de l’esprit, dont la description nécessite un autre langage que celui de l’intentionnalité et de la subjectivité, qui rapproche la psychologie cognitive (niveau subpersonnel de Dennet [1990], syntaxique de Pylyshyn, etc.) et les neurosciences cognitives (la « Physiologie mentale » de Jeannerod) d’une part, et dans les sciences cliniques d’autre part la démarche métapsychologique freudienne, les tentatives de ses successeurs (Bion, Lacan), la psychologie concrète de Politzer (1928), et plus récemment la « métapsychologie du sens » de Widlöcher (1986). Toutes se confrontent à ce paradoxe apparent : concevoir une approche objective de la subjectivité. Malgré leurs limites, retenons qu’une conception transcendantale (l’âme) ou réifiée (biologique) du sujet ne résiste pas à leur lecture. Pour reprendre une distinction classique en sciences modernes de l’esprit, et en adoptant la perspective dite « fonctionnaliste » en philosophie de l’esprit, nous tendons à concevoir la subjectivité plus facilement au plan personnel ou intentionnel, où se décrivent des états mentaux et expériences accessibles à la conscience, alors que l’intersubjectivité nous conduit plus facilement vers le plan de description « subpersonnel » (Dennett, 1990), « subsémantique » ou syntaxique (Pylyshyn), ou « infra-intentionnel » (Widlöcher, 1990). C’est-à-dire ici vers la compréhension des interactions entre deux activités psychiques conçues objectivement comme séries d’opérations mentales (aussi bien selon une référence cognitive que métapsychologique). Relativisons cependant cette opposition trop schématique : subjectivité et intersubjectivité s’appréhendent chacune à l’un et à l’autre plan. Si l’introspection nous confronte à la conscience de soi et à l’évidence vécue d’une expérience subjective, l’intersubjectivité nous confronte en miroir à l’évidence de la personne de l’autre, irréductible à un appareil ou à une mécanique mentale — même si cette évidence est seulement l’effet d’une projection sur l’autre de l’attitude introspective. Il nous faut donc distinguer deux niveaux de description et de compréhension : • celui de la modélisation scientifique, abstraite et objective d’un appareil psychique, qui voit subjectivité et intersubjectivité comme des constructions, des effets de l’activité mentale ; • et celui phénoménologique de l’expérience où celui qui se vit comme un sujet s’adresse à celui auquel il s’identifie comme un autre sujet — une autre personne qui est pourtant son double — et se représente, ainsi qu’autrui, comme l’agent de ses actions, le lieu de ses pensées et émotions. Revenons sur la conception « naïve » du sujet, car elle infiltre les sciences de l’esprit. C’est en effet qu’avec le terme de subjectivité s’introduit en psychologie un terme philosophique et métaphysique, dont rien n’indique que la psychologie, clinique ou objective, ait besoin. Pour Delattre et Widlöcher (2003), la question du sujet est un « casse-tête », un concept qui pose plus de problèmes qu’il n’en résout — ou même qui pose dès son introduction des problèmes insolubles ensuite. C’est précisément pour les éviter que Freud n’utilise pas le concept de sujet et adopte celui d’appareil psychique, vide de tout sujet, et celui de « moi » défini comme instance fonctionnelle et qui n’est en rien un sujet masqué. Il fonde ainsi avec la métapsychologie une psychologie sans sujet et sans agent. Certes le moi en tant qu’instance produit une représentation de soi — un « je », self ou « ego » — mais il est d’abord un système doté de propriétés fonctionnelles — maintien de cohésion et prise en compte des contraintes de l’activité de l’inconscient et de la réalité externe, adaptation à celles-ci — que Freud désigne comme les « fonctions du moi » (dont tout particulièrement l’identification aux objets comme fonction auto-constitutive du moi, et le maintien de l’homéostasie du système psychique, 1932). La question du sujet disparaît donc au profit d’une reformulation dans les termes de la théorie du « moi » qui articule d’un côté un système fonctionnel, de l’autre une représentation ou expérience construite du soi. À l’inverse d’autres courants psychanalytiques ultérieurs (Lacan notamment), l’ego psychology (Hartmannn) privilégiera cette seconde dimension du moi, proche du sujet de l’expérience subjective de la psychologie scientifique moderne. Mais le statut de ce sujet en psychanalyse reste l’objet d’un débat. Selon Widlöcher, le besoin de compléter la théorie du moi par l’ajout du concept de sujet tiendrait au besoin de distinguer d’une part le moi comme facteur de résistance au changement (malgré sa fonction d’adaptation à la réalité externe), résistance liée à la question du narcissisme (1924), et d’autre part le sujet en tant qu’il connoterait à l’inverse la capacité de changement du moi divisé, sa capacité de transformation et donc de liberté, par un travail permanent de « subjectivation » c’est-à-dire d’appropriation de l’activité psychique notamment inconsciente — une dynamique identificatrice du moi. De ce point de vue, il ne s’agit donc pas d’un sujet instance, mais plutôt d’un processus, la subjectivation au sens d’un travail auto-représentatif d’appropriation de l’activité psychique par le moi. Or ce processus évoque, nous le verrons, la vision contemporaine du self par les neurosciences — la construction permanente d’une conscience « agentive » de l’action propre. Il s’agit en effet pour le moi ou le « sujet » de s’approprier l’activité de l’appareil psychique, du « çà » où « çà pense » de manière machinique a-subjective (cf. Freud, Groddeck, Nietsche, Leibnitz et plus récemment le « cerveau machine » de Jeannerod [1983] qui revisite ce concept du point de vue des neurosciences cognitives émergentes à la fin du XXe siècle). D’une certaine manière, on pourrait dire que Lacan renoue avec une théorie du sujet quand il permet au sujet chassé par la porte de la métapsychologie de rentrer par la fenêtre, comme sujet du signifiant, de l’inconscient, ou de l’énonciation. Et certaines acceptions en clinique du terme de sujet, largement diffusées et trop facilement acceptées car imprégnées par la psychologie du sens commun, s’exposent à la critique méritée de concevoir l’inconscient dans les termes du conscient, de l’intentionnalité et de la subjectivité, et donc de réintroduire via l’inconscient l’homonculus, petit homme caché dans l’homme, sous forme d’une contre-volonté inconsciente, d’un sujet inconscient, ou d’un agent d’intentionnalité inconsciente — tous doubles du soi conscient. La théorie de l’inconscient contraint plutôt à concevoir une intentionnalité sans agent ni sujet. Ni la théorie psychanalytique du moi ni celle de l’inconscient ne sont une théorie du sujet — serait-il inconscient — comme entité causale ou agent ; au plus sont-elles une théorie de la construction d’une expérience subjective de la vie psychique sur une base a- ou présubjective. En cela elles préfigurent les sciences cognitives modernes. Quittons le débat psychanalytique, pour nous demander si la psychologie scientifique contemporaine (psychologie cognitive et neuropsychologie) ne gagnerait pas elle aussi à rompre avec la tradition philosophique ou métaphysique du sujet, de sa transcendance, pour redéfinir la subjectivité autrement. Et plus précisément à suivre la voie de la subjectivité comme processus d’appropriation et (re)connaissance de l’activité psychique, en même temps que construction de « l’effet de sujet », présentation ou présentification émergente, et non évidence ou représentation d’une subjectivité qui préexisterait comme telle à son expérience. Or sur ce point l’examen des neurosciences conduit à un avis nuancé. Pour tout un champ de recherches en neuropsychologie et psychologie cognitive qui ne prennent pas la subjectivité ou le self comme objet, le postulat du sujet-agent est souvent encore implicitement adopté sans excès de précautions. Mais il en est autrement pour les recherches prenant le self et la conscience pour objet, les sciences cognitives de l’action notamment. Ainsi pour Jeannerod (2010) reprenant Canguhilem, la question du sujet est un piège. Nul besoin en effet en neurosciences d’un sujet qui réintroduit l’« homonculus », ce double psychique de l’individu caché en lui qui manipulerait les leviers de la mécanique mentale et dont la volonté ou pensée cachée expliquerait notre volonté ou pensée consciente. Cette critique s’applique à toute démarche qui explique de manière paralogique l’invisible par le visible, qui traite les effets comme des causes, conçoit le subpersonnel sur le modèle du personnel, les mécanismes de production sur le modèle des produits, l’inconscient sur le modèle du conscient, l’élémentaire sur le modèle du complexe… Ce qui conduit à expliquer de manière tautologique la pensée par la pensée, l’action par l’intention, l’intention par une autre intention, la volonté par une autre volonté, etc. Cette perspective spéculaire est source d’un vertige comparable à celui qui nous saisit quand nous voyons, entre deux miroirs, notre image répliquée à l’infini jusqu’à l’invisible. Cette multiplication des soi, projetés à différents étages de l’édifice mental, n’explique rien du soi. Ni la théorie freudienne de l’inconscient ni celle neuropsychologique de l’intention causale ne peuvent légitimement être interprétées en ce sens. Et pourtant, la tentation de l’explication de l’activité de l’esprit par le « sujet-homonculus » reste forte, et peut-être décelée dans de nombreuses pseudo-explications, en psychologie clinique et psychanalyse autant qu’en neurosciences modernes, qu’il s’agisse d’un mystérieux sujet de l’action volontaire, d’un « centre de la décision » ou de l’intention de l’action, ou ailleurs d’un sujet inconscient ou de l’inconscient, d’une intentionnalité ou volonté inconscientes qui ne sont qu’images en miroir de celles conscientes… Il faut voir ici la tendance naturelle et irrépressible de l’esprit à concevoir les actions comme les conséquences de leur intentionnalité, comme causées par leur sens que nous reconstruisons comme l’intention préalable d’un sujet pensant et agissant. C’est le produit de la fonction de mind reading ou de « théorie de l’esprit » : lecture intentionnelle, appréhension et compréhension naturelle et empathique d’autrui et de soi, qui s’exprime dans le langage de la psychologie naturelle ou naïve, qu’elle s’applique à autrui ou introspectivement à nous-mêmes. Bien que compréhension, elle se donne à nous comme une explication causale, trompeuse mais intuitivement convaincante parce que pragmatiquement et socialement nécessaire.
Intersubjectivité et subjectivité en psychopathologie
Du sujet à la construction de l’expérience subjective
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