L’adolescent et sa famille


L’adolescent et sa famille



Les relations adolescents–parents et leurs enjeux


Une des particularités de l’adolescent est d’être une personne qui réclame avec vigueur son autonomie et individualité, mais qui reste encore profondément dépendant du cadre familial de son enfance. La place des relations familiales, de la structure familiale, de la personnalité des parents, est très vite apparue comme l’un des facteurs déterminants de ce qu’on appelle la « crise de l’adolescent ». De nos jours, l’évaluation de l’environnement familial d’un adolescent en difficulté doit être incluse dans l’ensemble de l’approche clinique. La diffusion récente des thérapies familiales, qu’elles soient d’inspiration systémique ou psychanalytique, a montré que leur pertinence était particulièrement grande lorsqu’il y a un adolescent « malade » dans le groupe familial ; la maladie de cet adolescent est souvent en rapport avec des craintes ou des menaces (réelles ou fantasmatiques) pesant sur la cohésion de la famille, non seulement cohésion des parents, mais aussi de la fratrie et des grands-parents.


D’un point de vue simplement épidémiologique, les diverses enquêtes statistiques mettent en évidence l’incidence des situations familiales anormales (au sens de la norme sociale) sur la fréquence des troubles des conduites de l’adolescent. Ainsi M. Rutter et coll. (1961) notent que les difficultés psychologiques pendant l’adolescence sont associées à divers indices de pathologie familiale : divorce ou mésentente parentale chronique, maladie mentale parentale, instabilité des parents, etc. Qu’il s’agisse des tentatives de suicide (voir chap. 10), du groupe des toxicomanes (voir chap. 13, La toxicomanie) ou des conduites de type psychopathique (voir chap. 12), toutes les enquêtes citent la fréquence de ces distorsions. À titre d’exemple, Davidson relève dans la famille des adolescents suicidants un pourcentage anormalement élevé : 1) de séparation familiale ; 2) de suicide ou pathologie parentale diverse ; 3) d’alcoolisme parental ; 4) de situation de migrant.


Enfin, les enquêtes « autoconfessées » faites chez les adolescents « à problème » montrent qu’il existe un taux d’insatisfaction très élevé à propos de leurs parents : ils les trouvent trop ou pas assez sévères, trop inaccessibles ou trop envahissants… Le taux d’insatisfaction est nettement plus élevé que dans la population d’adolescents dits « normaux ». Dans l’ensemble, on peut dire que plus l’adolescent manifeste un comportement pathologique ou déviant, plus les relations entre cet adolescent et ses parents semblent insatisfaisantes, conflictuelles et médiocres.


Toutefois, il faut bien reconnaître que la totalité des adolescents traversant ou non des difficultés établissent des relations plutôt conflictuelles avec leurs parents. On peut même dire que cette conflictualité fait partie du mouvement psychoaffectif de l’adolescent. A. Freud résume parfaitement ce point de vue : « j’admets qu’il est normal pour un adolescent d’avoir pendant très longtemps un comportement incohérent et imprévisible, … d’aimer ses parents, et de les haïr, de se révolter contre eux et de dépendre d’eux, d’être profondément honteux de sa mère devant d’autres, et de façon inattendue de désirer lui parler à cœur ouvert… Je pense qu’il faut lui laisser le temps et la liberté de trouver lui-même son chemin. Ce sont plutôt les parents qui ont besoin d’aide et de conseils pour le supporter. »


L’importance des relations familiales étant notée, on peut de façon en partie schématique distinguer trois types de position :



1. d’un côté certains auteurs comprennent les conflits relationnels entre parents et adolescents comme la conséquence du processus de l’adolescence, c’est en quelque sorte l’adolescent qui entre en conflit et s’oppose à ses parents ;


2. d’un autre côté des auteurs de plus en plus nombreux ont tendance à considérer que les conflits adolescents–parents témoignent, quand ils atteignent une certaine intensité, aussi bien de difficultés chez l’adolescent à assumer sa croissance et son autonomisation que de difficultés chez les parents à surmonter ce qui a été appelé la « crise du milieu de la vie » ou la « crise parentale » ;


3. d’autres enfin estiment que les conduites déviantes de l’adolescent résultent en grande partie des attitudes pathologiques parentales.


Ces trois points de vue ne sont certes pas incompatibles ; mais selon chaque adolescent et chaque famille, l’un d’eux paraît souvent plus pertinent. Nous les envisagerons successivement.



Le conflit avec les parents comme partie prenante de la « crise d’adolescence »


« La réorganisation sur une nouvelle base des relations avec les géniteurs constitue un des événements marquant de l’adolescence » (J. Burstin, 1976). L’adolescent remet en cause la personnalité de ses parents : cette remise en cause représente la manifestation clinique et comportementale de la réorganisation intrapsychique, en particulier du remodelage des images parentales. Ainsi pour Th. Lidz (1969) il est normal et naturel que l’adolescent et sa famille soient en conflit. Qui plus est pour cet auteur : « la violence de la révolte est souvent une mesure de la pression nécessaire pour vaincre les liens qui unissent l’adolescent aux parents plutôt que l’indice de son hostilité à leur égard. »


L’adolescent doit convaincre non seulement ses parents, mais aussi une partie de lui-même qu’il n’a plus besoin d’eux et que désormais lui-même et ses parents sont différents, que leur lien est différent de ce qu’il était étant enfant. Dans l’évolution de cette relation interviennent les différents aspects du processus de l’adolescence : transformation corporelle pubertaire, accession à la maturité sexuelle, réveil du conflit œdipien et exacerbation des désirs-craintes des relations incestueuses, refus d’adhérer à l’image de l’enfant que proposaient jadis les parents, quête identificatoire à travers le groupe des pairs ou l’admiration d’un étranger…Toutefois comme le souligne Th. Lidz : « l’adolescent peut avoir besoin de déprécier ses parents, mais il ne souhaite pas les détruire comme modèle. L’estime qu’il a pour lui-même est étroitement liée à l’estime qu’il porte à ses parents. Il doit dépasser l’image des parents omniscients et parfaits qu’il avait dans son enfance ; mais il a toujours besoin d’un parent auquel il puisse s’identifier et qui lui servira de modèle pour sa vie d’adulte, et d’un autre parent dont il recherche l’affection et l’admiration. »


La majorité des parents sont au fait de ces revendications d’adolescents et modifient leurs attitudes et exigences en fonction de l’évolution de ces derniers. En quelque sorte ils accompagnent leur adolescent à travers sa crise. Ces conflits banaux entre parents et adolescents se caractérisent, comme le déclarait A. Freud dans la citation rapportée ci-dessus, par leur variabilité extrême, par le fait qu’ils sont souvent centrés de façon privilégiée sur l’un des parents et non les deux, par le maintien d’une relation souvent satisfaisante dans un secteur particulier (un intérêt culturel, sportif, politique, etc., commun), par la localisation du conflit aux parents tout en épargnant les grands-parents et la fratrie. En effet, au plan familial l’adolescent doit affronter une alternative paradoxale : d’un côté il doit rompre avec ses parents pour découvrir son identification d’adulte, mais de l’autre il ne peut retrouver les fondements de son identité qu’à travers l’inscription dans le mythe familial. Le rôle maturant du conflit entre l’adolescent et ses parents s’explique par le respect de la barrière intergénérationnelle (avec la reconnaissance de la limite qu’elle implique) et par l’inscription de l’individu dans un mythe familial (sur quoi se fonde son narcissisme). Certains auteurs rendent compte de la place privilégiée qu’occupent les parents dans la vie mentale de l’adolescent en introduisant la notion d’« espace psychique élargi » (Ph. Jeammet).


En revanche, dans certains cas l’opposition entre les deux parents et leur adolescent devient massive, totale, durable : elle diffuse alors à une opposition globale envers tous les adultes, toute la société, etc. Les interactions risquent de se rigidifier, précipitant l’adolescent dans les conduites de plus en plus pathologiques.



La question du secret à l’adolescence


La notion de secret paraît banale et bien connue, ainsi définie par Le Petit Robert : « ensemble de connaissances, d’informations qui doivent être réservés à quelques-uns et que le détenteur ne doit pas révéler » (Le petit Robert, 1985). Dès l’enfance, l’être humain a le besoin et le désir d’avoir de petits ou parfois de plus grands secrets. Il s’agit de secrets qui le concernent personnellement, en particulier vis-à-vis de son entourage proche, ses parents. Il peut également s’agir de secrets qui concernent ses origines, sa famille, son contexte culturel ou social, ou encore un événement particulier, souvent traumatique, dont il a honte ou se sent coupable. Au fur et à mesure que le sujet avance en âge, il prend de plus en plus conscience de ce qu’il peut dire ou doit dire, de ce qu’il désire dire ou ne désire pas dire, et des enjeux de ces choix.


La question du secret se pose ainsi souvent à l’adolescence. On la retrouve à l’intersection de plusieurs espaces, individuel, familial, thérapeutique. Nous tenterons d’aborder ces différents espaces : le secret, comme enjeu dans la construction de l’individualité ; la question des « secrets de famille » ; et enfin, la problématique du secret dans la prise en charge thérapeutique.



Les secrets, un besoin de l’intime et un enjeu dans la construction de l’individualité


Les secrets d’adolescence peuvent prendre différentes formes, avoir différentes fonctions et avoir des significations différentes selon l’histoire actuelle ou passée du sujet, avec la nécessité de prendre souvent en compte les effets d’après-coup que la nécessité de ces secrets semble contenir.


D’un point de vue psychologique et psychopathologique, il est utile d’envisager d’abord ce qui est le plus manifeste, c’est-à-dire le thème explicite du secret et ce qui est souvent lié à ce thème : l’adolescent a-t-il délibérément choisi de garder ce secret ou à l’inverse se sent-il obligé de le garder ?


Lorsque l’adolescent se veut délibérément possesseur d’un secret, ce dernier est généralement le garant de ce que représente pour l’adolescent sa vie privée avec les limites entre soi et les autres. Ce secret vient signifier qu’il a un espace psychique différencié de celui de son entourage. Il y a donc une fonction positive du secret : le secret peut être un garant de notre espace intime. Or on sait que l’adolescence comprend, dans son mouvement maturatif, une quête d’intimité, d’espaces différenciés des espaces familiaux ; une quête de repères personnels se dégageant des référentiels parentaux. On perçoit très nettement ce travail de construction individuelle en observant le développement de l’enfant : du petit enfant, qui se livre sans réserve, spontanément à ses parents, à l’enfant qui développe un certain degré de pudeur, et choisit ce qu’il souhaite raconter à son entourage et ce qu’il préfère taire ; enfin, l’adolescent plus secret, qui cherchera à tout prix à préserver une part de son intimité physique et psychique des regards parentaux. Cette quête est d’autant plus importante que l’adolescent est confronté à des parents dont l’attachement ambivalent et anxieux les amène souvent depuis l’enfance à faire ressentir à leur enfant une insécurité quand la distance entre eux et lui s’accroît. La fameuse phrase « on frappe à la porte », que tout adolescent à un moment ou à un autre prononcera plus ou moins bruyamment à l’égard d’une mère ou d’un père qui n’ont pas suffisamment pris conscience que leur fille ou leur fils n’est plus un enfant, pourra prendre ici la forme d’une expression dont la violence sera à la hauteur de l’angoisse suscitée par l’intrusion.


Cet espace « privé » du secret devient plus complexe si l’on tient compte du contexte familial au sein duquel il se construit, et d’autre part du thème qui le constitue :



• contexte familial globalement sain : l’adolescent peut choisir d’avoir des secrets, concernant certains événements de sa « vie privée » ; en revanche, s’il subit un événement traumatique, il peut s’appuyer sur la disponibilité psychique de ses parents, et en parler s’il en ressent le besoin. De façon optimale, avoir un secret relève d’un choix économique : dans certains cas, l’adolescent sait qu’il tire un bénéfice à cacher des parties de lui à son entourage ; dans d’autres cas, il sait qu’il a avantage à les partager avec cet entourage, car certains secrets sont lourds à porter… ;


• contexte familial dysfonctionnant : l’adolescent ne choisit plus forcément ce qu’il souhaite cacher ou partager. Il s’adapte à son entourage et à ce qu’il pense être la capacité de ce dernier à supporter ses confidences, à les comprendre et à en apaiser l’éventuelle souffrance. Il peut alors, en fonction du type de dysfonctionnement familial, soit être en difficulté pour sauvegarder une part d’intimité du regard intrusif de sa famille, soit au contraire, se trouver seul, à ne pas pouvoir partager des événements y compris graves, faute de capacité de l’entourage à les entendre ou les contenir. Le secret subi n’est plus cet espace de construction de l’individualité, il peut au contraire devenir source de clivage externe entre soi et l’autre, projection, confusion ou désorganisation.


Cet espace « privé » du secret devient encore plus complexe si l’on retient que certains événements entraînent un bouleversement affectif et émotionnel débordant parfois les capacités intégratives du sujet. Pour se défendre, le sujet peut alors avoir recours au clivage interne entre la représentation et l’affect. C’est notamment le cas lorsqu’un événement traumatique survient. Un adolescent peut, par exemple, sembler évoquer l’abus sexuel incestueux dont il a été victime avec un apparent mais étrange détachement, car il a réprimé, dénié ou isolé les affects dramatiquement intenses et destructeurs qui s’y rattachaient : vécu de meurtre, de honte, de haine, de culpabilité, sidération psychique et physique, etc. Certains adolescents n’abordent ce type d’antécédent qu’après plusieurs années de suivi, en partie car ils sont parvenus à en élaborer ou à en sublimer partiellement l’impact traumatique. « Ce qui ne peut se penser a évidemment beaucoup de mal à se dire, et il y a de l’indicible parce qu’il y a de l’impensable » (M.-C. Haan, 2001). L’adolescent ne sait donc pas toujours ce qu’il cache : l’événement douloureux ou les affects clivés et inconscients qui s’y rattachent. Cette problématique rejoint la précédente sur un point : il s’agit là encore d’un secret en partie subi car en partie inconscient, qui génère de la souffrance, et peut entraîner l’apparition de symptômes.



Les « secrets de famille » : définition et problématique


Les secrets de famille sont « des éléments d’information dont se sont approprié un ou quelques membres de la famille, en excluant activement les autres de leur connaissance » (J.-Y. Hayez, 2001). Longtemps péjorativement stigmatisée, leur conceptualisation a évolué au fil de la pratique clinique, pour aboutir actuellement à une vision plus nuancée.


Une réflexion critique doit être menée sur une certaine tendance de notre monde moderne, à promouvoir le « tout dire » : « tout dire est aujourd’hui synonyme de bien-être » (P. Lévy-Soussan, 2006). Or on a vu, plus haut, à quel point une partie de notre propre vie nous échappe à nous-même, sous la forme d’émotions de désirs, ou de conflits inconscients. Il ne suffit pas de tout dire, et à tous, ce qui rejoint nos réflexions initiales sur l’importance, pour chaque adolescent, de sauvegarder un espace d’intimité et de secret choisi.


C’est à partir de cette base que l’on peut traiter la question des fameux « secrets de famille » :



• le secret, délimitation d’espaces générationnels différenciés : taire un secret à son enfant n’est pas en soi ni a priori source de souffrance pathologique. Si le secret ne concerne pas directement l’enfant, et ne tient pas une place envahissante et délétère dans la psyché des parents, ne pas en parler à l’enfant peut relever tout simplement d’une protection éducative (J.Y. Hayez, 2001) : ce qui se passe « dans la chambre des parents » ne regarde pas les enfants… ;


• le secret, source de souffrance : en revanche, comme nous l’avons évoqué plus haut, si le secret est particulièrement lourd pour les parents, chargé d’affects douloureux et envahissants, il peut affecter l’ambiance familiale toute entière. Il s’agit souvent ici de secret que l’on pourrait qualifier de « secret de Polichinelle ». L’enfant sent qu’il y a un mal-être sur lequel aucun mot n’est posé. Il peut lui-même se sentir affecté sans bien comprendre pourquoi comme le remarquable roman de Grimbert Un secret le montre.


Enfin, reste cette part inconsciente de certains secrets, « ce qui introduit un autre niveau de complexité : qu’est-ce qui, au-delà de la partie manifeste du secret, va lui conférer une valeur pathogène ? Il ressort clairement de la clinique que ce sont bien davantage, des sensations, des émotions, des affects tenus secrets, notamment les affects liés aux deuils, aux séparations, aux violences qui vont, par effet de déliaison, “affecter” les partenaires d’un groupe familial ou une descendance » (S. Hefez, 2001).



Le secret dans la prise en charge thérapeutique


Dans la relation thérapeutique, la question du secret se présente au moins à deux niveaux. Le niveau le plus apparent concerne le secret qui lie le thérapeute à son patient, ici l’adolescent. Celui-ci tâche de construire son individualité et par là même est sensible à préserver son espace psychique intime. On pourrait aller jusqu’à penser que toute parole d’adolescent prononcée dans le cadre d’une relation thérapeutique est un « acte » secret. En pratique, un thérapeute doit être soucieux, une fois l’adolescent vu seul, de ne recevoir les parents qu’avec son accord et en sa présence. Sinon ce dernier peut perdre la confiance qu’il a parfois difficilement construite en son thérapeute, peut élaborer des fantasmes de trahison ou d’intrusion, sources de rupture thérapeutique. Ceci est d’autant plus vrai que l’adolescent a confié ce qu’il a appelé lui-même un secret à son thérapeute. Ce dernier doit être attentif à la fois à respecter ce « cadeau », cette confiance que l’adolescent lui a manifestée tout en tentant de faire comprendre à cet adolescent combien certains de ses secrets peuvent être source d’angoisse, de culpabilité et de « déliaisons ». Évidemment lorsqu’il s’agit de secret s’inscrivant dans une problématique médico-légale, le thérapeute doit s’inscrire lui-même dans le respect de la loi en amenant l’adolescent à partager avec lui ce respect.


Mais la question du secret peut se présenter et se comprendre à un autre niveau dans la prise en charge thérapeutique. « Nous avons des secrets dont nous n’avons pas conscience » (P. Lévy-Soussan, 2006, p. 164)… On pourrait définir ainsi l’existence de l’inconscient, en chacun de nous. La prise en charge thérapeutique doit donc permettre au sujet de prendre conscience progressivement de ce qu’il « cache » ou « se cache à lui-même » et qui le fait souffrir. Il est important d’être à l’écoute du rythme et des résistances du sujet, car il ne s’agit pas de révéler à tout prix et à n’importe quel moment ce que l’on pressent de sous-jacent au discours du sujet. Encore une fois, l’espace du secret, qui rejoint en partie l’espace inconscient du sujet, délimite aussi son intimité, qu’il faut savoir respecter.


De même, dans une prise en charge familiale, si l’on pressent ou si l’on découvre l’existence de secrets familiaux, il faut avant tout interroger les raisons qui ont conduit à cette absence d’information : choix d’un parent car il estime que la question ne regarde pas son enfant ; car il se sent débordé par les affects liés à ce secret, et incapable d’en parler à son enfant ; car il craint que la famille entière ne se trouve entachée par cette révélation, et ne se disloque ; car il reste inconscient de la charge émotionnelle liée à un événement important, et transmet ce débordement émotionnel malgré lui sans même s’en rendre compte (P. Lévy-Soussan, 2006, p. 139-144), etc.


Il importe donc d’analyser avec les parents et/ou l’adolescent ce qui les a conduits à constituer un espace de secret et de travailler les conditions de cette constitution, afin qu’elles prennent sens pour les uns et pour les autres. Alors seulement, il pourra et/ou ils pourront (les parents, l’adolescent et les parents) dans une plus grande liberté, choisir et non subir, de maintenir ou pas ce secret.



Interaction entre crise parentale et problématique de l’adolescent


Dans cette seconde optique le conflit parent-adolescent n’est pas regardé simplement comme le résultat d’un processus de l’adolescence, mais comme le témoignage de difficultés tant chez les parents que chez les adolescents. Ainsi H. Prosen et coll. (1981) mettent en relation la crise du milieu de la vie chez les parents et la crise chez l’adolescent. R.L. Shapiro considère que les défaillances dans le processus d’autonomisation de l’adolescent sont à mettre sur le compte de défaillances similaires dans l’autonomie du moi des parents. A. Braconnier et D. Marcelli (1980) ont décrit une « crise parentale » se développant en miroir à celle de l’adolescent. F. Ladame (1978) évoque l’importance des projections parentales comme facteur de perturbation chez l’adolescent. Plusieurs hypothèses implicites ou explicites sous-tendent ces travaux :



1. d’une part, la réalité externe occupe une place considérable dans l’équilibre psychoaffectif de l’adolescent. L’évaluation psychodynamique de ce dernier doit tenir compte du contexte environnemental, en particulier familial ;


2. d’autre part, il peut se produire un renforcement pathogène entre crise parentale et crise de l’adolescent : l’une majore l’autre et vice versa, avec pour risque final d’ancrer plus ou moins fermement l’un des acteurs dans un rôle pathologique ;


3. enfin, la conséquence thérapeutique est claire : dans une telle perspective, la nécessité d’un abord thérapeutique du groupe familial est évidente, même si les modalités en sont variables selon les auteurs : guidance parentale, psychothérapie de soutien ou d’inspiration analytique pour l’un des parents ou les deux, thérapie familiale selon un modèle analytique, thérapie systémique du groupe familial restreint (parent avec adolescent) ou élargi (parents + adolescent + fratrie + grands-parents…) ; la thérapie familiale sera envisagée.



La crise du milieu de la vie


Elle est au centre des travaux d’auteurs qui reprennent les notions d’Erickson, pour qui l’ensemble de la vie se décrit comme un processus fait d’une série de stades ou d’étapes. Chaque stade représente une tâche psychique définie et se traduit par une crise particulière. Ce point de vue utilise la notion « d’épigenèse » : organisation progressive de l’individu qui est une construction dépendant à la fois du programme génétique et des matériaux et informations mis à sa disposition par l’environnement. Pour Erickson, « l’épigenèse » se poursuit toute la vie. La crise du milieu de la vie (midlife crisis) ou « crise de la maturité » (45–55 ans) survient en même temps que la crise des adolescents ce qui provoque parfois de profondes perturbations familiales, voire même des éclatements de la cellule familiale : cet éclatement est normal lorsqu’il s’agit du seul départ des adolescents hors du « toit familial » ; il peut aussi aboutir à un éclatement du couple parental. Pour H. Prosen et coll. (1981) cette crise du milieu de la vie se caractérise en particulier par la soudaine perception de la brièveté du temps et par la réévaluation des ambitions de l’individu qui sont la traduction de son idéal du moi. Selon Neugarten, au cours de la crise du milieu de la vie, la vie se réorganise en fonction du temps qui reste plutôt qu’en fonction du temps déjà écoulé. Non seulement il y a un renversement dans la direction, mais une conscience que le temps est limité. Sur le plan clinique, on peut dire que c’est l’âge du bilan, l’âge où la pensée et la réflexion deviennent des moyens de maîtrise prévalents, remplaçant l’action. Mais l’angoisse du temps qui passe, l’angoisse face à la crainte d’une baisse de la sexualité, le moindre intérêt éveillé par le partenaire sexuel habituel, lui aussi vieillissant, l’attrait suscité par la sexualité de l’adolescent, entraînent assez souvent des conduites déviantes : chez l’homme on constate l’apparition soudaine et imprévisible de conduites sexuelles tumultueuses, de recherches d’aventures. Chez la femme s’ajoute le problème de la disparition des règles pouvant susciter, soit le sentiment d’une sexualité amoindrie ou dévalorisée avec une identité féminine limitée, soit au contraire un sentiment de liberté, d’explosion des sentiments œdipiens avec une sorte de sexualité adolescente.


Ces parents vont se trouver face à leurs adolescents qui provoquent en eux des émois intenses, réveillant des pulsions œdipiennes, d’autant que la ressemblance de l’adolescent avec l’un de ses grands-parents, c’est-à-dire le propre père ou mère du parent peut être frappante. Parmi les motifs qui peuvent détourner le parent de son conjoint, H. Prosen cite : le fait d’avoir des enfants devenus adolescents et qui suscitent une excitation sexuelle, réveillant les pulsions incestueuses caractéristiques des conflits œdipiens ; le souvenir de la mère quand elle était jeune ; le sentiment subjectif de la brièveté du temps ; le besoin d’agir et de prendre des risques avant qu’il ne soit trop tard ; enfin le rappel du conflit œdipien à travers la jalousie du père à l’égard de sa fille ou de la mère à l’égard de son fils.


À cette crise centrée sur la réélaboration de la sexualité s’ajoute fréquemment un mouvement dépressif dû aux multiples pertes, là encore réelles ou fantasmatiques que les parents subissent à cette période de leur vie. Parmi celles-ci, deux pertes sont particulièrement importantes ; il s’agit d’un côté des propres parents des parents (grands-parents de l’adolescent) et de l’autre des enfants des parents (les adolescents eux-mêmes). En effet, les grands-parents sont souvent âgés, malades ou proches de la mort. Il n’est pas rare que leurs décès surviennent lorsque leurs petits-enfants sont devenus adolescents. D’un autre côté l’adolescent va quitter ses parents. Nous reverrons ce point.


Parents et adolescents se trouvent ainsi confrontés à une crise où sont remis en question les fondements de l’identité de chacun, les modes de résolution du conflit œdipien, le choix d’objet sexuel antérieur. Cette crise, nous l’avons nous-mêmes décrite dans des travaux antérieurs (1979, 1980) la nommant « crise parentale » et nous en avons dégagé les principaux points conflictuels qui correspondent aux grandes lignes de la crise de l’adolescent.



La crise parentale


Les parents sont confrontés brusquement à toute une série de tâches. Ils doivent passer progressivement d’une relation enfant–parent à une relation adulte-adulte, même si celle-ci reste toujours marquée d’un lien de filiation. Un réaménagement relationnel considérable doit donc être effectué. Le père ou la mère devra renoncer à la projection sur son enfant d’une partie de ses propres désirs infantiles, renoncer aussi à la satisfaction de la « toute-puissance parentale » qui provient en partie de l’idéalisation nécessaire que l’enfant faisait de ses parents. En même temps, ils se trouvent brutalement confrontés à l’explosion pulsionnelle de leur adolescent(e), ce qui peut réveiller en eux une problématique œdipienne incomplètement résolue : les interdits sont d’autant plus nombreux et vigoureux que les fantasmes incestueux sont plus proches, et que la sexualité de leur enfant est maintenant arrivée à maturité. Cette explosion pulsionnelle, les défenses dont se sert l’adolescent, tout cela peut rappeler à l’adulte sa propre adolescence, et susciter chez lui une augmentation d’angoisse et un renforcement de ses propres défenses, s’il ne peut tolérer la remémoration à laquelle il est nécessairement confronté. Il sera ainsi incapable de l’identification empathique qui permet au parent dont l’aménagement pulsionnel est moins conflictuel d’accompagner l’adolescent dans sa crise. Plusieurs aspects psychodynamiques peuvent être décrits dans cette « crise parentale ». Nous décrirons ainsi successivement :



• la dimension pulsionnelle, qui est marquée par le réveil chez les parents de leur propre problématique œdipienne et dont l’aspect interactif actuel se traduit par le fantasme de l’« inceste possible » ;


• la dimension moïque, marquée par les pertes multiples que subit le « moi » des parents à cette période de la vie et le travail de deuil qui en découle ;


• la dimension de régression temporelle, qui conduit les parents à se remémorer les souvenirs et les affects de leur propre adolescence ou à se défendre contre cette remémoration ;


• la dimension défensive, qui pousse les parents à faire preuve d’une tentative de maîtrise exacerbée, laquelle témoigne des contre-investissements nécessités par le réveil des zones de conflits et de souffrance précédentes ;


• la dimension symbolique enfin, qui illustre la dette que chaque génération contracte envers la précédente avec les modalités variables de son acquittement.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on L’adolescent et sa famille

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