6. Agnosies Visuelles et Agnosie Tactile
DÉFINITION ET RÉPARTITION
Les agnosies ont été définies par le terme de «perception sans signification» ( percept stripped of its meaning [776]). Il s’agit de troubles de la reconnaissance en présence d’une perception conservée. Les agnosies sont généralement spécifiques d’une modalité, c’est-à-dire qu’elles touchent exclusivement ou en priorité une certaine modalité sensorielle. Lorsque la reconnaissance de matériel visuel est altérée, c’est-à-dire lorsque le patient ne reconnaît pas ce qu’il voit, on parle d’ agnosie visuelle [259, 316, 820]. Par ailleurs, il existe également des agnosies tactile, auditive, olfactive et gustative. Au stade précoce d’une atteinte cérébrale, une agnosie peut toucher plusieurs modalités [264, 550, 691]. On traitera dans ce chapitre des différentes formes d’agnosie visuelle. L’agnosie tactile sera également présentée car elle comporte beaucoup de bases théoriques semblables à celles de l’agnosie visuelle. D’un point de vue anatomique (trouble pariétal), elle aurait aussi bien pu être traitée dans le contexte des troubles associés au langage ou aux troubles du traitement spatial. L’agnosie auditive a déjà été discutée dans le chapitre sur les troubles associés au langage (voir page 62).
Lorsqu’on parle d’agnosie visuelle sans précision, il s’agit d’une agnosie visuelle pour les objets. Celle-ci désigne l’incapacité à détecter visuellement et à reconnaître la signification de ce qui est vu. Un tel patient, bien qu’il puisse voir des objets, des animaux ou des parties du corps, ne les reconnaît pas. Un patient agnosique ne peut dénommer ce qu’il voit, il ne peut décrire sa fonction et – dans le cas d’un objet utilitaire – ne peut pas mimer son utilisation. Des agnosies visuelles peuvent aussi toucher d’autres types d’informations: des patients souffrant de prosopagnosie ne reconnaissent pas les visages autrefois familiers. Même s’ils sont capables de décrire précisément un visage, il leur manque le sentiment de familiarité leur permettant de reconnaître une personne. L’ alexie peut également être interprétée comme une agnosie spécifique pour l’écriture. L’agnosie des couleurs touche la reconnaissance de la signification des couleurs, c’est-à-dire leur appartenance à des objets. Différentes formes d’agnosie pour les objets seront discutées ci-dessous (désignées par le terme d’agnosie visuelle). La prosopagnosie et l’agnosie des couleurs seront discutées séparément.
AGNOSIE VISUELLE POUR LES OBJETS
Les deux hémisphères contribuent de façon différente à la reconnaissance visuelle. On a pu démontrer, dans des études de groupe, que les lésions hémisphériques droites altèrent de façon prédominante la discrimination fine de stimuli visuels. Ces patients sont, par exemple, gênés pour différencier des objets d’aspect semblable ou pour reconnaître des objets qui se différencient mal de leur toile de fond, qui sont masqués ou qui sont montrés dans une perspective inhabituelle [222, 223, 824, 825]. Ils souffrent donc d’un trouble aperceptif. Les patients souffrant de lésion hémisphérique gauche ont, en revanche, plutôt des difficultés à reconnaître la signification de ce qu’ils voient et ont tendance à confondre des perceptions d’un contenu apparenté (erreurs sémantiques). Ils souffrent donc d’un trouble associatif [820]. Le même principe est valable pour d’autres matériaux et modalités: dans le cas de la reconnaissance visuelle de couleurs [224], de la reconnaissance auditive de bruits environnants [689, 808] ou lors de la reconnaissance tactile d’objets [118, 119], les patients souffrant de lésion hémisphérique droite font des erreurs surtout discriminatoires (aperceptives) alors que les patients souffrant de lésion hémisphérique gauche font des erreurs avant tout sémantiques (associatives).
CLASSIFICATION DES TROUBLES DE RECONNAISSANCE VISUELLE
Différents troubles de reconnaissance visuelle dont la symptomatologie se recoupe ont été décrits, et rendent leur classification difficile. La figure 6.1 présente une tentative de classification. La hiérarchie utilisée dans cette figure reflète des différences phénoménologiques et anatomiques. Elle ne tient en revanche pas compte des différents degrés de sévérité: la reconnaissance visuelle peut être à chaque degré légèrement ou sévèrement atteinte. Elle n’implique pas non plus que le traitement visuel se fasse strictement en série. Les différentes étapes de la reconnaissance visuelle s’influencent mutuellement et les connexions entre les structures «précoces» (par exemple, corps genouillé latéral) et «tardives» (aire d’association visuelle supérieure) du traitement visuel sont connectées de façon réciproque [855]. Le feedback des aires corticales associatives sur le traitement précoce est essentiel pour la reconnaissance visuelle. Ainsi, le cortex visuel primaire synchronise l’activité de cellules situées dans le corps genouillé latéral. Cette synchronisation est probablement décisive dans l’appréhension visuelle d’un objet dans son environnement visuel complexe (visual feature detection [721]).
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Fig. 6-1 – Subdivision phénoménologique des troubles de reconnaissance visuelle. |
Cécité corticale
Un phénomène controversé en cas de cécité corticale est la blindsight («vision aveugle») [316, 833, 855]. Chez certains patients, on a pu mettre en évidence des capacités de discrimination visuelle simple, telles que la différenciation de niveaux d’éclairage ou la différenciation rudimentaire de formes sans que les patients ne soient conscients de cette perception visuelle résiduelle. La blindsight n’est pas observée chez tous les patients souffrant de cécité corticale. Sa présence dépendrait de la préservation partielle du cortex occipital [151]. De plus, il existe des connexions vers les aires préstriées, c’est-à-dire le cortex visuel associatif qui contourne le cortex visuel primaire. Il est possible que ces connexions rendent possible la blindsight [316, 855].
Agnosie des formes
L’agnosie des formes correspond à la variante la plus sévère d’agnosie aperceptive. Elle désigne un trouble de reconnaissance visuelle qui touche sévèrement la reconnaissance de formes et qui rend même impossible la différenciation de formes géométriques simples (voir figure 6.1). La perception de mouvements et de couleurs est, en revanche, intacte [83]. Les patients peuvent s’orienter dans l’espace et éviter les obstacles [83, 538]. Ce trouble ne correspond pas à la définition stricte du terme d’agnosie car le patient ne reconnaît pas l’information parce qu’il ne la perçoit pas. Ce trouble ne peut pas non plus être interprété en tant que cécité corticale car les couleurs et les mouvements sont perçus; un tel patient n’est donc pas aveugle. Au vu de la physiologie du système visuel, ce trouble peut être interprété comme une altération élémentaire, touchant surtout un canal visuel spécifique. Différentes qualités d’information visuelle sont traitées de façon indépendante par des groupes cellulaires spécialisés déjà au niveau de la rétine et dirigées séparément jusqu’au niveau cortical. Les couleur, forme, vitesse et profondeur sont traitées indépendamment dans des «canaux» séparés et projettent sur des régions spécifiques et séparées du cortex visuel associatif [236, 474, 855]. Dans le corps genouillé latéral du thalamus postérieur, on peut déjà différencier différentes couches de grandes cellules (couches magnocellulaires) et de petites cellules (couches parvocellulaires). Le système magnocellulaire traite surtout l’information concernant le mouvement et la profondeur. Le système parvocellulaire traite de façon prépondérante l’information sur la forme et la couleur. L’agnosie pour les formes peut donc être interprétée comme un trouble partiel du système parvocellulaire.
La cécité des couleurs acquise, désignée par le terme d’ achromatopsie, correspond à un trouble du système parvocellulaire du traitement des couleurs [204, 853]. Elle sera discutée dans le paragraphe traitant de l’agnosie des couleurs. Une cécité isolée pour le mouvement (akinétopsie), en présence d’une fonction visuelle par ailleurs intacte, a également été décrite [854, 857, 858]. Une patiente qui a été particulièrement bien évaluée percevait normalement les couleurs, les formes et les profondeurs. En revanche, elle ne percevait pas le mouvement ou n’arrivait pas à se le représenter; son monde visuel était composé d’images stationnaires. Ce trouble était limité à la perception visuelle; la patiente ressentait normalement la direction de mouvements indiqués par des bruits. Sa lésion touchait le cortex au niveau de la jonction occipitotemporale latérale des deux hémisphères (jonction de l’aire 19 à 37, voir figure 6.8) [858]. Cette région semble correspondre au centre de la perception visuelle du mouvement chez l’homme, qui a été désigné, sur la base d’expérimentations animales, comme l’aire MT ou V5 [854].
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Fig. 6-8 – Anatomie des troubles de la reconnaissance visuelle.Dans la partie supérieure sont présentés les troubles de la reconnaissance d’objets ; en dessous figurent les troubles de la reconnaissance spéciaux qui seront discutés séparément. |
Des défaillances isolées d’un canal visuel unique sont extrêmement rares car la plupart des lésions ne se limitent pas à des aires spécifiques. Ces troubles devraient être définis comme une forme de cécité spécifique à un canal (parvo ou magnocellulaire) et non comme une agnosie [820].
Agnosie aperceptive au sens strict
L’agnosie aperceptive au sens strict désigne l’incapacité à analyser du matériel visuel. Elle peut correspondre à un stade intermédiaire de la récupération d’une cécité corticale ou immédiatement faire suite à une lésion cérébrale. Contrairement à un patient souffrant d’une agnosie pour les formes, un patient souffrant d’agnosie aperceptive reconnaît un objet isolé et des formes continues; une perception holistique d’un objet est donc possible. Cependant, le patient échoue si un objet est partiellement recouvert ou s’il est difficile à différencier de son environnement (voir figure 6.1) [223, 259, 316, 824]. Ce trouble constitue un handicap important au quotidien. Un de nos patients souffrant d’agnosie aperceptive (figure 6.2) se plaignait, lors d’un repas, qu’il n’avait pas de couteau à sa disposition. En fait, il n’avait pas remarqué le couteau qui était partiellement recouvert par le rebord de l’assiette. Contrairement à un sujet sain, il n’était donc pas en mesure d’intégrer automatiquement une information fragmentaire en un tout. Parfois, les patients s’aident en copiant avec le doigt les objets qu’ils ne reconnaissent pas visuellement afin de les appréhender cinétiquement [439].
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Fig. 6-2 – Agnosie aperceptive sévère.Ces mots ont été présentés successivement à un patient qui a souffert d’un arrêt cardiaque, avec pour consigne de lire le mot. Alors qu’il lit le 1 er mot (a) sans peine, il a besoin pour le 2 e (b) de plusieurs secondes ; le 3 e mot partiellement masqué (c) qui lui est présenté environ 1 minute après le 1 er n’est pas reconnu par lui comme étant un mot. |
Les patients souffrant d’agnosie aperceptive moins sévère, comme dans le cas de lésions cérébrales unilatérales, ne sont plus en mesure d’analyser le matériel percepti- vement complexe, et échouent lorsque les objets sont fragmentés, masqués ou recouverts (figure 6.3, voir figure 6.6).
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Fig 6-3 – Agnosie aperceptive.Tentative d’une patiente souffrant d’un infarctus postérieur droit de dessiner l’animal qu’elle reconnaît sans peine, grâce à sa partie postérieure, comme étant un éléphant. |
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Fig. 6-6 – Examen de la reconnaissance visuelle.a : mots masqués. b : illusion de contours : carré et étoile (2 triangles) de Kanizsa [388]. c : palette de couleurs testant la reconnaissance des couleurs (par exemple, rose, brun, vert clair). d : illustration fragmentée de Street [749]. e : formes enchevêtrés de Poppelreuter [615]. f : photographie d’une personnalité connue (par exemple, sportif, politicien) en position neutre. g : figures d’animaux masqués. Des sujets sains reconnaissent ces stimuli sans difficulté. |
Simultagnosie dorsale
Alors que l’agnosie aperceptive au sens strict est un trouble de la discrimination visuelle, la simultagnosie «dorsale» (nommée ainsi pour des raisons anatomiques, voir infra) représente probablement un rétrécissement extrême de l’attention visuelle [337, 476, 646]. Bien qu’anatomiquement différents, ces troubles sont difficiles à différencier du point de vue phénoménologique. Le handicap rencontré au quotidien est très semblable dans le cadre de ces deux types d’agnosie. Les patients souffrant de simultagnosie dorsale ne sont plus en mesure d’appréhender qu’un seul élément visuel (figure 6.4, voir figure 6.1). Ils semblent ne plus pouvoir diriger leur attention que sur un seul élément visuel et y restent attachés [337, 480]. Ce type de perception, désignée par le terme de piecemeal perception (perception fragmentaire) [210, 696], peut donner des productions surprenantes comme le montre l’exemple d’une patiente souffrant d’une simultagnosie dorsale sévère (figure 6.4) [696] : lorsqu’on lui demanda de décrire ce qu’elle voyait depuis la fenêtre de la salle d’examen (objet le plus frappant: un immeuble de l’autre côté de la rue), elle regarda longuement puis déclara: «Je crois que je vois une fenêtre.» Elle était donc capable de ressortir un seul élément d’une scène complexe mais n’était pas en mesure d’intégrer plusieurs éléments (rangées de fenêtres, plusieurs étages, etc.).
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Fig. 6-4 – Simultagnosie dorsale dans le cadre d’un syndrome de BalintLa patiente souffrait de lésions occipitotemporopariétales étendues, suite à une encéphalopa- thie associée au Sida (leucoencéphalopathie multifocale progressive ou encéphalite subaiguë à VIH). Chaque image lui a été présentée individuellement. Les traits fins correspondent aux tentatives de la patiente de recopier les images. Le texte situé sous les images correspond à ses commentaires. (d’après A. Schnider, T. Landis, M. Regard : Balinfs syndrome in subacute HIV-encephalitis. J Neurol Neurosurg Psychiatr 1991 ; 54 : 822-825 [696]). |
La simultagnosie dorsale est fréquemment associée à une incapacité à diriger le regard avec précision vers un but situé dans le champ visuel (apraxie du regard) et à une ataxie lors de la préhension d’objet sous contrôle visuel (ataxie optique). Cette triade de symptômes – simultagnosie dorsale, apraxie du regard et ataxie optique – a été désignée par le terme de syndrome de Balint, qui fut le premier à la décrire [44].
Agnosie pour des perspectives inhabituelles
Une autre forme d’agnosie aperceptive se manifeste par le fait qu’un patient reconnaît les objets dans leur présentation prototypique mais non dans une perspective inhabituelle (par exemple, une chaise vue du dessus ou une fourchette vue de l’arrière, voir figure 6.1) [440, 661, 824]. Alors que l’agnosie aperceptive au sens strict peut encore être définie comme un trouble du traitement visuel précoce, l’agnosie pour les perspectives non prototypiques correspond à un trouble associatif visuel.
Simultagnosie ventrale
Des patients souffrant de simultagnosie ventrale peuvent reconnaître les éléments individuels d’une scène complexe mais ne sont pas en mesure d’appréhender la scène dans son ensemble (voir figure 6.1) [259, 415, 844]. Ces patients se différencient de ceux souffrant de simultagnosie dorsale par le fait que leur déficit ne touche que l’appréhension simultanée de plusieurs objets. La simultagnosie ventrale est donc moins importante que la dorsale, qui altère l’appréhension simultanée de plusieurs éléments visuels, rendant parfois impossible même la reconnaissance d’objets individuels (voir figure 6.4). Les patients souffrant de simultagnosie ventrale se différencient des patients atteints d’agnosie visuelle associative par le fait qu’ils peuvent reconnaître correctement des objets individuels. En revanche, les patients souffrant d’agnosie associative reconnaissent une scène mais ne sont pas en mesure de reconnaître des objets individuels.
Agnosie associative et aphasie optique
L’agnosie associative est caractérisée par le fait que malgré une vision suffisamment précise, le patient ne reconnaît pas la signification des objets [56, 658]. Cela peut être documenté par le fait que le patient est en mesure de dessiner ou de décrire des objets dont il ne reconnaît pas la signification (figure 6.5). Un tel patient peut également se saisir sans difficulté d’un objet dont il ne devine pas l’utilisation, jusqu’à ce qu’il l’ait palpé. L’agnosie associative est, par conséquent, fortement handicapante dans la vie quotidienne: des tâches telles que se brosser les dents ou manger sont difficiles car le patient n’est pas en mesure de différencier de façon fiable une brosse à dents d’une brosse à cheveux ou un couteau d’une fourchette ou d’une cuillère. Ce n’est que lorsqu’il touche l’objet qu’il arrive à le reconnaître. Au stade aigu, le handicap est encore aggravé par le fait que des modalités non visuelles sont également fréquemment touchées et que le patient ne reconnaît pas avec certitude les objets qu’il touche [264, 550, 691]. Ce déficit n’atteint pas primairement la discrimination visuelle mais l’association d’un contour perçu avec sa signification précise. Les patients souffrant d’agnosie associative présentent également un léger trouble aperceptif (ils ont aussi davantage de difficultés à analyser du matériel visuel complexe), ce qui n’explique néanmoins pas leur trouble de reconnaissance visuelle. Contrairement aux patients souffrant d’agnosie aperceptive, ils ne reconnaissent pas les objets même s’ils peuvent les appréhender et les dessiner (figure 6.5).

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