Chapitre 8 La salive dans les investigations toxicologiques
considérations pratiques et analytiques
Physiologie de la sécrétion salivaire
Le terme « salive » combine les différentes sécrétions des trois glandes salivaires principales — la glande parotide, la glande submandibulaire et la glande sublinguale (figure 8.1) — avec celles d’un certain nombre de glandes salivaires mineures, et les interstices gingivaux. De plus, elle contient des débris cellulaires issus des cellules épithéliales de la muqueuse buccale ainsi que des résidus alimentaires. Les fluides sécrétés par les différentes glandes sont considérablement différents les uns des autres. La glande parotide est constituée de cellules sécrétant un liquide séromuqueux qui contient l’amylase salivaire (enzyme pour la digestion des glucides) ; les glandes submandibulaires contiennent des cellules similaires à celles retrouvées dans la glande parotide ainsi que quelques cellules muqueuses. C’est pourquoi elles sécrètent un liquide épais avec du mucus mais contenant une petite quantité d’enzymes. Les glandes sublinguales contiennent principalement des cellules muqueuses, qui secrètent un liquide encore plus épais contribuant pour une faible proportion aux enzymes salivaires. Finalement, le constituant principal de la salive est l’eau (99 %). Les autres éléments constitutifs sont les sels minéraux, les protéines comme la mucine et l’albumine et des enzymes (par exemple, amylase, lysozymes). La concentration en protéines totales est inférieure à 1 % par rapport à celle du plasma, mais presque toutes les substances organiques peuvent être détectées en faible concentration dans la salive. D’autre part, la salive contient les électrolytes habituellement retrouvés dans les fluides biologiques. La concentration de ces électrolytes varie durant le « processus de maturation » de la salive et dépend de plusieurs facteurs comme le débit salivaire (figure 8.1).
Figure 8.1 Glandes salivaires : 1. glande parotide ; 2. glande submandibulaire ; 3. glande sublinguale.
Les tissus glandulaires sont constitués de cellules acineuses ou tubuleuses qui sont des groupes de cellules spécifiques accolées entre elles autour d’une lumière centrale [1–3]. Un étroit canal intercalaire relie les parties terminales sécrétoires aux canaux striés, qui à leur tour, drainent les canaux sécrétoires pour former un unique canal sécrétoire principal qui débouche dans la cavité buccale. La formation de la « salive primaire », isotonique en comparaison au plasma, est localisée au niveau des parties terminales des glandes salivaires, et dépend du transport actif d’un ou de plusieurs ions principaux (Na+, Cl−, K+, et HCO3−) du liquide interstitiel aux cellules acineuses et leur lumière. L’eau entrera dans la lumière par osmose. Ce fluide initial descend les canaux de la glande salivaire et est sujet à des phénomènes de réabsorption active de Na+ et de sécrétion active de K+. La salive résultante devient de plus en plus hypotonique dans les canaux, l’osmolarité dépendant du débit salivaire. Donc, la tonicité de la salive change depuis sa formation dans les glandes salivaires jusqu’à sa sécrétion dans la cavité buccale et dépend du débit. En règle générale, si le débit salivaire augmente, la salive contiendra de plus grandes concentrations en Na+ et en Cl– ainsi que de plus faibles concentrations en K+. Le schéma d’excrétion du HCO3− est très différent d’une glande à l’autre. Généralement, la concentration en bicarbonate augmentera si le débit salivaire augmente également, ce qui va avoir pour conséquence une élévation du pH salivaire par rapport au « pH au repos » qui est approximativement de 6,8. L’augmentation du débit salivaire mènera donc à une élévation de l’osmolalité et à un pH avoisinant celui du plasma voir légèrement supérieur [4].
Chez le sujet sain, un adulte produira quotidiennement de 500 à 1 500 mL de salive, à un débit approximatif de 0,5 mL/min. La sécrétion salivaire est un réflexe contrôlé par le système nerveux parasympathique et sympathique. Plus en détail, chaque type de glande salivaire est stimulé à des degrés divers par différents stimuli, contribuant donc différemment à la production salivaire totale. Plusieurs facteurs sont importants comme le moment de la journée (rythme circadien), le sexe, l’âge, l’état nutritionnel et émotionnel ainsi que le type de stimulus de salivation [5]. Les stimuli olfactifs et du goût, la stimulation mécanique (mastication), la douleur, les perturbations hormonales liées à la grossesse et les substances sympathomimétiques et parasympathomimétiques, vont augmenter le débit salivaire. Les changements hormonaux associés à la ménopause, le stress, les substances antiadrénergiques et anticholinergiques vont quant à eux diminuer le débit salivaire. De nombreux facteurs physiologiques ou pathologiques peuvent aussi influencer réversiblement ou irréversiblement le débit salivaire.
Mécanismes de transport des substances médicamenteuses ou stupéfiantes dans la salive
Les substances sont transportées du sang vers la salive au niveau des glandes salivaires, soit par diffusion passive au travers des membranes cellulaires ou par ultrafiltration au travers des pores membranaires, soit par transport actif. Le type et l’efficacité du transport dépendent des propriétés physicochimiques de la substance (pKa, liposolubilité, poids moléculaire et configuration spatiale), du pourcentage de fixation protéique et du rapport de pH sang versus salive. La diffusion passive est de loin le mécanisme principal de transport d’une substance médicamenteuse ou stupéfiante et est limitée à sa fraction libre, sa forme non ionisée, son degré de lipophilie et son poids moléculaire, qui ne peut dépasser 500 Da. Avant qu’une substance présente dans la circulation sanguine n’atteigne la salive, elle doit traverser plusieurs barrières : la membrane du capillaire sanguin, l’espace interstitiel, la membrane basale cellulaire de l’acinus ou de la cellule du canal, le cytoplasme de ces cellules et la membrane apicale cellulaire. Plus une molécule est grande (par exemple, liée à l’albumine sérique) ou chargée, plus la capacité de cette molécule à diffuser passivement au travers des membranes cellulaires sera réduite. Le caractère lipophile de la molécule influence sa diffusion passive ce qui se traduit par une concentration plus élevée de la substance mère que de ses métabolites dans la salive. L’ultrafiltration est un second mécanisme au cours duquel les molécules sont transportées dans la salive au travers des espaces entre cellules acinaires et ductales ou au travers des jonctions intercellulaires des unités sécrétrices. Ceci s’applique aux petites molécules chargées électriquement qui ne peuvent traverser la couche bilipidique des membranes cellulaires. Ces composés ont des vitesses de transfert beaucoup plus lentes que des composés neutres. La troisième option est un transport actif via récepteurs. Le détail exact du modus operandi de ce transport de même que la nature des molécules concernées constituent un domaine de recherche encore inexploré [6].
Des modèles mathématiques ont été développés pour prédire le rapport de concentration salive versus plasma ([S]/[P]) pour des composés acides et basiques [7, 8], sur base du pKa des substances et du pH salivaire (tableau 8.1). Du fait que seules les molécules sous forme non ionisée passent les membranes biologiques et que le pH salivaire est généralement inférieur au pH plasmatique (7,4), les composés basiques se concentrent fréquemment dans la salive par piège à ions (ion trap). Ces substances basiques montrent des concentrations salivaires beaucoup plus élevées que les concentrations plasmatiques correspondantes [9–11]. En revanche, les composés acides présentent une concentration plus faible dans la salive que dans le plasma. Toutefois, les [S]/[P] expérimentaux sont différents des valeurs théoriques. Pour les composés possédant un pKa proche du pH salivaire (pH initial de 6,8), le degré d’ionisation changera considérablement avec de faibles variations de pH et affectera les [S]/[P]. De plus, le débit salivaire ainsi que le protocole de collecte (avec ou sans stimulation) exercera également une influence sur les [S]/[P] (voir ci-dessus pH salivaire). Les calculs des [S]/[P] expérimentaux sont compliqués dans le sens que l’administration d’un composé peut avoir elle-même une influence sur le pH salivaire et donc sur le [S]/[P]. Ce phénomène a été décrit dans une étude avec la 3,4-méthylènedioxy-N-méthylamphétamine (MDMA) ; le pH salivaire y est apparu plus bas lors de la prise de la drogue elle-même, ce qui explique jusqu’à un certain niveau les hauts [S]/[P] observés, surpassant de loin la valeur théorique calculée [9, 12]. La voie d’administration a également son importance. Il a été démontré que peu de temps après consommation par voie inhalée, nasale (sniffée) ou administration orale (par exemple, héroïne, méthamphétamine, marijuana et cocaïne), la contamination de la cavité buccale peut mener à une augmentation drastique des concentrations salivaires du composé sous forme inchangée par rapport aux concentrations sanguines associées.
pKa | [S]/[P]Calculé | |
---|---|---|
Amphétamine | 10,1 | 2,2 |
Cocaïne | 8,6 | 3,8 |
Méthamphétamine | 10,1 | 4,0 |
MDMA | 9,0 | 3,9 |
Morphine | 8,1 | 1,2 |
THC | 9,5 | 0,1 |
Considérations pratiques et analytiques
Collecte de la salive
Un premier point important est de voir si la méthode de collecte va stimuler ou pas le débit salivaire. La collecte de salive peut être fastidieuse, particulièrement chez les sujets atteints de sécheresse buccale causée par le stress, ou bien parce qu’ils fument ou consomment des substances psychotropes réduisant la production de salive (par exemple, amphétamines). Dans ces circonstances particulières, le débit salivaire peut être stimulé mécaniquement (en plaçant de la cire de paraffine, du Téflon® élastique ou un chewing-gum dans la bouche) ou chimiquement (gouttes de citron ou cristaux d’acide citrique) afin d’obtenir un échantillon plus propre et plus abondant. Alors qu’une stimulation mécanique peut augmenter le débit salivaire d’approximativement 1 à 3 mL/min, la stimulation à l’acide citrique peut produire des débits de 5 à 10 mL/min. Même le crachement lui-même est généralement un stimulus suffisant pour obtenir une augmentation du débit salivaire. Cependant, différentes études ont confirmé que la stimulation salivaire (acide citrique) réduisait la concentration de drogues dans la salive [11, 15–17] d’un facteur deux ou trois pour la codéine et la méthamphétamine et d’un facteur cinq pour la cocaïne. Ces changements sont liés à un phénomène de dilution par l’augmentation de production de la salive, de même qu’à un possible effet de pH dû à la modification de la concentration salivaire en bicarbonate (cf. supra). Comme les concentrations en drogues dans la salive peuvent être diminuées du fait de l’augmentation du débit salivaire, il peut donc être avantageux de collecter de la salive sans stimulation.
Le crachement ou le fait de baver dans un tube n’est pas une procédure hygiéniquement bien acceptée tant pour le donneur que pour le receveur. C’est pourquoi, plusieurs dispositifs ont été mis sur le marché ces dernières années pour permettre la collecte de salive de grandes populations tout en garantissant une hygiène et une utilisation adaptée (figure 8.2). En règle générale, ces collecteurs sont constitués d’un matériel absorbant qui se sature dans la bouche du donneur. Pour la plupart des collecteurs, le matériel absorbant saturé est ensuite placé dans un tube de transport (contenant ou pas une solution tampon stabilisante). La salive peut donc être récupérée sous forme d’un mélange tampon/salive ou sous forme de salive pure par centrifugation ou par l’application d’une pression.
Le choix du type de collecteur de salive va dépendre du rendement du dispositif, de la stabilité de l’échantillon, de la quantité de salive collectée et du facteur de dilution (salive mixée ou non à une solution tampon stabilisante). Ces facteurs peuvent finalement mener à une grande variabilité des concentrations salivaires mesurées. Des différences significatives en termes de rendement d’extraction du matériel absorbant sont décrites pour de nombreuses substances. Le problème majeur est la fixation des drogues à l’écouvillon de collecte [18–20], au dispositif d’échantillonnage ou au séparateur (nécessaire pour séparer la salive de l’écouvillon pour quelques collecteurs commercialement disponibles) (figure 8.2) [21–25]. Généralement, plus une substance est lipophile, plus grande est sa capacité d’adsorption ; un exemple éloquent est celui de l’observation du Δ9− tétrahydrocannabinol (THC) qui reste lié au dispositif d’échantillonnage et que l’utilisation d’un solvant organique tel que le méthanol est requise pour le libérer [21–25]. Langel et al. [26] ont évalué le rendement d’extraction de l’éthanol, de l’amphétamine, du MDMA, de la cocaïne, du THC, de la morphine, de la codéine, du diazépam et de l’alprazolam pour neuf différents collecteurs de salive. Ces dispositifs étaient les suivants : Greiner Bio-One®, Orasure Intercept®, Immunalysis Quantisal®, StatSure Saliva Sampler®, Cozart®, Sarstedt Salivette®, Malvern Medical OraCol®, Acro Biotech Salicule® et Varian OraTube®. Le collecteur StatSure® était le seul à obtenir des rendements de plus de 80 % pour tous les analytes. Les rendements des collecteurs Quantisal®, Intercept®, Greiner® et Salicule® étaient au-dessus de 80 % pour tous les composés à l’exception du THC (38–74 %). Cependant, de meilleurs rendements de 80–90 % furent observés pour le THC à partir du collecteur Quantisal® si les écouvillons de collecte étaient conservés dans leur tampon pendant une longue période (12 heures au lieu d’1 heure) ; il semble apparemment que le tampon a besoin d’un certain temps pour libérer le THC du matériel absorbant.
Un autre point important pour la collecte de salive est la stabilité des composés dans l’échantillon salivaire pur ou dilué avec du tampon. La stabilité de l’analyte dépend des conditions de conservation et du type de collecteur utilisé. Langel et al. [26] ont étudié la stabilité de plusieurs analytes dans différents collecteurs pendant une période de 14–28 jours à − 18 °C. Pour la majorité des collecteurs, une perte de 10–30 % était mise en évidence après 28 jours. Les auteurs ont également constaté que contre toute attente, la stabilité était assez bonne pour les collecteurs dépourvus de solution tampon stabilisante. Cependant, l’expérience a été réalisée à − 18 °C. Crouch [8] a observé que le THC dans le collecteur Intercept® était relativement stable pendant 6 semaines au congélateur, mais moins stable au réfrigérateur et peu stable à température ambiante. Par ailleurs, Moore et al. [27] ont démontré que si la lumière fluorescente et les surfaces plastiques (par exemple, le séparateur ne peut pas rester dans l’échantillon) sont évitées, même en condition réfrigérée, le taux de dégradation du THC dans le collecteur Quantisal® est inférieur à 20 %.
Les autres éléments importants à prendre en considération sont le volume de salive collecté et la dilution avec la solution tampon stabilisante. La plupart des collecteurs disponibles actuellement sur le marché, récoltent environ 1 mL de salive (par exemple, Immunalysis Quantisal®, StatSure Saliva Sampler®), mais certains collecteurs comme le Cozart DDS®, collectent seulement 0,34 mL de salive [28]. La récolte de salive avec ces collecteurs semble assez rapide (délais de 2 minutes pour des témoins négatifs) et le volume collecté, souvent indiqué sur le collecteur, est assez reproductible (moins de 10 % de différence) [26]. Mais, en pratique, une collecte de 1 mL de salive prend un temps considérable et est même quasi impossible à réaliser chez des consommateurs de stupéfiants (particulièrement chez les utilisateurs d’amphétamine et de THC) du fait de la sécheresse buccale associée. Dans une étude liée à la conduite automobile sous influence organisée par notre groupe de recherche, nous avons observé qu’après 5 minutes de collecte chez des conducteurs sous influence, de 0,11 à 1,15 mL de salive était collecté avec le collecteur StatSure Saliva Sampler®. La collecte n’a pas pu être réalisée jusqu’à ce que l’indicateur vire au bleu du fait de l’attitude des utilisateurs de drogues après 5 minutes de temps de collecte (attitude parfois agressive, mâche le collecteur…). Alors que le volume de tampon semble être stable (RSD < 3 %), les volumes de salive collectés montrent donc d’importantes variations. C’est pourquoi, il est extrêmement important que l’analyste détermine le volume collecté réel en appliquant une détermination gravimétrique de la quantité de salive collectée [29]. Il est nécessaire de calculer la concentration dans la salive pure au lieu de la concentration dans le mélange salive/tampon, pour confronter son résultat à une valeur seuil ou comparer des études de cas. Le calcul dépend, en fonction du type de collecteur utilisé, du volume (V) de tampon, du poids (P) du collecteur vide et du collecteur rempli, et du facteur de dilution (volume de salive collecté + volume de tampon). Dans notre laboratoire, la concentration de drogues dans l’échantillon est recalculée comme concentration dans la salive pure selon la formule suivante :
Bien qu’un indicateur soit souvent nécessaire pour vérifier si le volume adéquat d’échantillon est collecté sur site (par exemple, officiers de police), un volume d’échantillon faible n’est pas toujours un grand problème pour les laboratoires. Gerde et al. [30] ont observé que la prévalence d’alcool et de drogues identifiés dans des échantillons salivaires prélevés en faible quantité, semblait plus élevée que celle des échantillons prélevés en quantité plus importante. Les différences majeures étaient constatées pour le tétrahydrocannabinol, l’alcool, les amphétamines et la cocaïne/benzoylecgonine avec le collecteur StatSure Saliva Sampler® (un collecteur non stimulant). Ce phénomène semble lié à la théorie démontrant que les concentrations en drogues diminuent avec une augmentation du débit salivaire (cf. supra). Finalement, l’échantillon de salive devrait être collecté en quantité suffisante afin de garantir l’analyse en laboratoire de même qu’une quantité supplémentaire destinée à une éventuelle contre-expertise. Enfin, les laboratoires devraient développer des méthodes analytiques suffisamment sensibles pour déterminer les drogues avec un volume minimal d’échantillon initial.
Techniques de dépistage utilisant la matrice salivaire
Un dépistage préliminaire et rapide d’un grand nombre d’échantillons en utilisant des techniques immunologiques, représente toujours un intérêt conséquent pour les toxicologues tant dans le domaine clinique, que dans le cadre de dépistage de stupéfiants sur le lieu de travail ou pour la conduite automobile sous influence. L’analyse de la salive offre une méthodologie de dépistage non invasive tout en gardant un contrôle sur l’échantillonnage. Ceci constitue un avantage majeur en comparaison avec le dépistage urinaire qui, en raison de son atteinte potentielle à la vie privée, ne permet pas d’éviter une altération volontaire de l’échantillon. La salive présente encore un avantage supplémentaire ; elle semble être supérieure à l’urine concernant la corrélation des taux mesurés avec la symptomatologie [31].
Plusieurs techniques immunoenzymatiques utilisées en routine pour le dépistage sanguin ont été évaluées pour le dépistage d’échantillons salivaires. Un aperçu de ces techniques commercialement disponibles a été récemment publié par Bosker and Huestis [32]. L’adaptation des techniques immunoenzymatiques sur matrice sanguine est préférable dans de nombreux cas par rapport aux urines du fait des plus grandes proportions des molécules mères dans le sang et la salive. Les fabricants qui ont simplement essayé d’adapter les tests urinaires qui ciblent prioritairement les métabolites, ont rencontré d’énormes difficultés pour atteindre les limites de détection requises, et ce particulièrement pour les cannabinoïdes. Un autre point important à prendre en compte lorsqu’on utilise la salive comme matrice de dépistage concerne les concentrations attendues. En général, les concentrations salivaires en stupéfiants sont nettement inférieures aux concentrations urinaires, bien qu’une contamination de la muqueuse pendant 30–45 minutes après avoir fumé une drogue puisse produire des concentrations de l’ordre du microgramme par litre [32].
Pour des raisons pratiques, des dispositifs incluant à la fois la collecte de salive et un système construit pour le dépistage de multiples classes de stupéfiants, ont été développés pour une utilisation sur site. Un test de dépistage sur site de stupéfiants efficace et fiable va mettre en évidence les consommateurs éventuels de drogues et permet dès lors aux autorités compétentes (judiciaires) de prendre immédiatement les mesures adéquates. Les premiers tests de dépistage salivaire sur site sont apparus vers la fin des années 1990. Durant la période 1999–2005, l’Union Européenne a financé le projet ROSITA et ROSITA-2 (Roadside Testing Assessment) afin d’étudier la faisabilité et la fiabilité analytique de plusieurs dispositifs de dépistage de stupéfiants salivaires sur site commercialement disponibles [33]. À la lumière de cette étude, il est devenu clair que la plupart de ces dispositifs testés sur site n’étaient pas très performants à cette époque. Plusieurs dispositifs ont montré des problèmes fréquents (plus de 25 % de tests erronés) liés à un volume insuffisant ou une viscosité plus élevée de l’échantillon salivaire ou bien à un mauvais fonctionnement de l’instrument de lecture des résultats. Une faible efficacité a été de surcroît observée lors de mauvaises conditions climatiques ainsi que des procédures de mise en œuvre relativement complexe. Finalement, la fiabilité de seulement trois systèmes a pu être évaluée au cours de cette étude : le Securetec Drugwipe®, l’American Biomedica Oralstat®, et le Cozart Bioscience RapiScan®. Par la comparaison des résultats des tests réalisés sur site avec ceux des méthodes de référence utilisées dans le sang et la salive, collectée avec l’Intercept®, la conclusion fut qu’aucun dispositif ne pouvait être considéré comme suffisamment fiable pour le dépistage de conducteurs sous l’influence de drogues.
Les résultats d’un autre projet de l’UE évaluant la faisabilité et la fiabilité des dispositifs de dépistage salivaire sur site (de 2007 à 2009), « Driving Under the Influence of Drugs, Alcohol and Medicines » (DRUID), ont été récemment publiés [34, 35]. Huit différents tests ont été évalués par les Pays-Bas, la Finlande ou la Belgique dans des centres pour désintoxication, des centres de réinsertion sociale, des « coffeeshops » ou bien sur la route : BIOSENS® Dynamic (Biosensor Applications Sweden AB, Solna, Suède), Cozart® DDS 806 (Concateno, Abingdon, Angleterre), DrugWipe® 5+ (Securetec Detektions-Systeme AG, Munich, Allemagne), Dräger DrugTest® 5 000 (Dräger Safety AG & CO, Lübeck, Allemagne), OraLab® 6 (Varian Inc., Palo Alto, CA, États-Unis), OrAlert® (Innovacon Inc., San Diego, CA, États-Unis), Oratect® III (Branan Medical Corporation, Irvine, CA, États-Unis) et RapidSTAT® (Mavand Solutions, Mössingen, Allemagne). Les résultats des tests ont été comparés aux résultats obtenus par des techniques chromatographiques en utilisant les valeurs limites DRUID [35] à partir de salive collectée avec le StatSure Saliva Sampler® (StatSure Diagnostic Systems Inc, Framingham, MA, États-Unis) en Belgique et Finlande ou après collection dans des tubes en polypropylène sans tampon (les Pays-Bas). Les résultats de cette étude doivent être évalués en gardant à l’esprit que différents protocoles de collecte salivaire ont été utilisés et que certains paramètres des tests de dépistage ont pu être modifiés lors de cette période d’étude. De plus, différentes populations ont été testées avec comme résultats différentes prévalences pour les classes et les concentrations de drogues. En général, un faible nombre de cas positifs a été observé dans cette étude. Par rapport à l’étude ROSITA-2, l’étude DRUID montre une légère augmentation de la fiabilité des tests de dépistage pour les amphétamines, les opiacés et les benzodiazépines. Malheureusement, aucune amélioration significative n’est constatée pour les tests concernant le cannabis et la cocaïne depuis le projet ROSITA-2. Les plus grands problèmes ont été observés pour le THC. Il faut souligner que la valeur seuil de confirmation du THC (1 ng/mL de salive) était très basse. Cependant, si ces mêmes données sont comparées à la valeur limite légale en Belgique (10 ng/mL), une distinction de performance du dispositif DrugTest® 5 000 (Dräger Safety AG & CO, Lübeck, Allemagne) était très claire avec une sensibilité de 80 % (les autres tests tels que Cozart DDS, RapidSTAT, OraLab 6 and OrAlert présentent un score de 20 à 43 %). Le problème majeur est que la plupart des systèmes utilisent des anticorps développés pour détecter le THC-COOH ; ceci est certainement problématique parce que le métabolite n’est présent dans la salive qu’à des concentrations de l’ordre du pg/mL [36]. Ces anticorps ont très souvent assez peu de réactivité croisée pour la molécule mère. C’est pourquoi, de nouveaux anticorps avec une sensibilité accrue pour le THC devraient être développés afin d’améliorer la sensibilité et la spécificité des systèmes de dépistage salivaire sur site. Le nouveau DrugTest® 5 000 a, selon le fabricant, un nouvel anticorps plus ciblé sur le THC avec une valeur de seuil de 5 ng/mL de THC. Les résultats de l’étude DRUID ont confirmé une récente publication de notre équipe de recherche [37], dans laquelle nous avons démontré que 93 % des échantillons sanguins positifs prélevés dans un contexte de conduite automobile sous l’influence de drogues (méthode CG-SM, valeur de seuil 2 ng/mL) étaient détectés avec le nouveau DrugTest® 5 000. L’équipe de recherche de Toennes et al. [38] a constaté lors d’une étude pharmacocinétique que le DrugTest® 5 000 donnait des résultats positifs jusqu’à 5 heures après avoir fumé un joint, pour 95 % des échantillons de salive.
Un problème majeur lorsqu’on compare toutes les études publiées traitant de la fiabilité de ces tests est la constante modification de ces tests (parfois même sans changement du nom du produit) ainsi que les différences quant au protocole à appliquer ; nous devons garder à l’esprit que les calculs de sensibilité dépendent de la matrice de confirmation (salive ou sang) et des valeurs seuil choisies. De plus, selon notre expérience, il existe une grande variabilité inter-lots au sein d’un même dispositif. Bien que nous pensons que le dépistage sur site est d’une importance capitale pour le dépistage de stupéfiants sur le lieu de travail ou pour la conduite automobile sous l’influence de drogues, il est important de comprendre que cela reste une technique de dépistage avec de possibles faux positifs ou faux négatifs. Donc, la question consiste à savoir quelle est la limite de sensibilité et de spécificité nécessaire et si cette limite est actuellement réalisable. De plus, il faut être conscient que ces dispositifs de dépistage ne détectent qu’une quantité limitée de substances (amphétamine, MDMA, cocaïne, morphine, THC et quelques benzodiazépines), d’autres composés comme le gamma-hydroxybutyrate, les nouvelles drogues de synthèse, des médicaments psychotropes ne sont pas identifiés. Bien que certains points soient encore à clarifier, plusieurs pays comme l’Australie, la France, la Finlande, le Portugal et l’Espagne ont à ce jour opté pour et appliquent déjà un test de dépistage salivaire sur site pour détecter les conducteurs sous influence. Dans l’état de Victoria en Australie, le Securetec Drugwipe® et Cozart® RapidScan® sont utilisés pour la consommation de cannabis, de MDMA et de méthamphétamine [39]. D’autres dispositifs comme le Mavand RapidSTAT®, le Branan Oratect® III (Portugal) et le Dräger DrugTest® 5 000 (Espagne) sont aussi utilisés [40]. En octobre 2010, le parlement belge a voté une nouvelle loi sur la conduite automobile sous l’influence de drogues dans laquelle un dépistage salivaire et une confirmation dans la salive sont réalisés [41]. En Belgique, la police utilise le Securetec Drugwipe 5+ comme test de dépistage (figure 8.3). Pour l’instant, en l’absence de collecteur de salive spécifique, la confirmation des tests salivaires est encore réalisée dans le sang et non dans la salive. En règle générale, la proportion de personnes privées injustement de leur permis de conduire passe de 17 %, pour l’ancienne législation belge (dépistage urinaire), à 8 % pour la nouvelle législation (dépistage salivaire). Lorsqu’on regarde actuellement les résultats par classe de drogue, 95 % de tous les dépistages positifs pour le THC avec le Drugwipe ont pu être confirmés au laboratoire. Le nombre de faux positifs (test de dépistage positif pour le THC, mais sans confirmation dans le sang) pour le THC est considérablement réduit avec le dépistage salivaire par rapport au dépistage urinaire car les tests urinaires sont focalisés sur le métabolite 11-nor-9-carboxy-Δ9-tétrahydrocannabinol (THC-COOH) qui peut rester dans l’urine plusieurs jours (même une semaine) après l’arrêt de la consommation de cannabis. Plus de 68 % de tous les cas positifs pour la cocaïne et 76 % des cas positifs pour les amphétamines/MDMA sont confirmés. Il faut souligner qu’il existe une différence entre les fenêtres de détection pour la salive et le sang, ceci peut être à l’origine d’une partie des faux positifs obtenus. Pour les amphétamines, il y a aussi une possibilité de réactivité croisée avec certains analogues des amphétamines car seuls l’amphétamine et le MDMA sont confirmés. Pour les résultats positifs seulement 29 % des opiacés sont confirmés. Une réactivité croisée est aussi possible pour les opiacés. Seuls les échantillons positifs sont envoyés au laboratoire pour confirmation, avec une perte d’information concernant les faux négatifs (test de dépistage négatif sur une personne ayant consommé des drogues). C’est un aspect important qui devrait être étudié, car trop de faux négatifs induisent un sentiment d’impunité chez les consommateurs de drogues. D’autres pistes intéressantes concernent également la possible altération de l’échantillon et l’interférence avec les dispositifs de dépistage. Les effets de plusieurs solutions buccales, diluant l’échantillon salivaire de part le nettoyage de la bouche « contaminée », ont été étudiés par Wong et al. [42]. Cependant, d’autres effets liés à la consommation de nourriture, aux altérants commerciaux sur les tests de dépistage salivaire immunologiques ne sont pas encore entièrement étudiés. De plus, il faudrait investir plus de recherches sur les médicaments (sans prescription médicale) pouvant donner une réactivité croisée.