13: Opiacés

Chapitre 13 Opiacés




Un peu d’histoire


L’opium a, depuis l’Antiquité, soulagé les maux des hommes. Le pavot était la plante procurant l’apaisement et parfois la guérison aux populations de l’Europe comme de l’Asie [1].


En effet, on trouve les premières références à l’opium dans les écrits de Théophraste, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, cependant il est vraisemblable que les Sumériens en connaissaient déjà les propriétés.


Dans son « Histoire naturelle », Pline l’Ancien a parlé avec précision de la plante et de ses effets. Il distingue le pavot cultivé du pavot sauvage : le premier, Papaver nigrum, à graine noire, donne une huile comestible ; le second, Papaver album ou candidum, somnifère dans la variété à graine blanche, laisse suinter l’opium après incision. Sa récolte, toujours selon Pline, se fait avec soin. « Dès que la rosée a séché, le matin, il faut tracer au couteau une ligne autour du calice de pavot, sans pénétrer à l’intérieur ; ensuite on fait sur la capsule des entailles superficielles, obliques et parallèles, et l’on recueille avec le doigt la larme qui sourd ». Il est intéressant de noter que ce procédé, au Ier siècle après Jésus-Christ, n’est guère différent de celui employé à l’heure actuelle où, en Turquie on incise en entailles horizontales, en Perse en spirales. Chez Pline, la pharmacopée de l’opium est presque universelle. Employé pour trouver le sommeil, l’opium se révèle encore efficace contre les maux de tête et les douleurs d’oreille.


Dès le milieu du XVIIe siècle, l’usage de l’opium s’est bien répandu en Europe et Thomas Sydenham, un médecin anglais, a fait les plus grands éloges de l’opium pris sous la forme de laudanum auquel il attache son nom. « Je ne puis qu’éclater ici en actions de grâces au Souverain Seigneur, le créateur de toutes choses, qui a accordé à la race humaine, en réconfort de ses souffrances, nulle médecine de la valeur de l’opium. La médecine ne serait rien sans l’opium .»


À partir du XIXe siècle, un alcaloïde, la morphine, s’impose comme un des moyens essentiels de soulager la douleur. Avec la morphine, la société commence à être largement pénétrée par un usage de la drogue qui apparaît aux yeux de beaucoup comme un péril grave pour l’humanité. Le concept de toxicomanie naît avec la morphine, alors qu’il n’était guère apparu auparavant avec l’usage de l’opium, du mois en Occident sous la forme de laudanum.


C’est dans les premières années de ce même siècle que le principe actif de la drogue est isolé grâce aux travaux parallèles de Derosne et Seguin en France (1803–1804) et de Sertürner en Allemagne (1805). Sertürner, trouvant plus puissante que l’opium la substance cristalline blanche qu’il a isolée, l’appelle la morphine d’après le nom du dieu des songes de la Grèce antique, Morphée. Il en publie, en 1805–1806 et 1811, les données dans le Journal der Pharmazie. En fait, cette première découverte d’un alcaloïde de l’opium fait partie d’un ensemble de travaux qui ont permis la découverte d’autres alcaloïdes de l’opium, comme la codéine par Robiquet (en 1821), la narcéine par Pelletier (en 1832), et la papavérine par Merck (en 1848).


Enfin, c’est à la fin du siècle (1898) que le chimiste allemand Dreiser synthétise pour la première fois le dérivé diacétylé de la morphine, connu sous le nom d’héroïne. L’héroïne est utilisée, dès sa découverte, comme analgésique principal dans les cas de tuberculoses incurables. C’est cet usage qui fait d’abord la renommée de l’héroïne, mais on découvrira par la suite qu’elle permet aussi la désintoxication des morphinomanes. En fait, une intoxication en remplace une autre et les morphinomanes deviennent rapidement des héroïnomanes endurcis. Ainsi était né, « un toxique brutal qui abrutit et avilit plus rapidement qu’aucun autre dérivé de l’opium ». « Son emprise est terrible ; ceux qui y ont mordu n’ont jamais pu revenir à l’opium. Les heures de répit sont écourtées ; c’est toutes les deux ou trois heures qu’il faut renouveler la piqûre ou la prise, alors que l’opium étend son action sur une période de huit à douze heures… Chez son usager, l’altération de la personnalité est sévère : l’égoïsme et le narcissisme l’emportent sur les sentiments de responsabilité humaine et sociale, les valeurs éthiques et morales s’effondrent pour faire place à la violence destructrice et à la délinquance. » [2]


Avec la mise à disposition des opiomanes de drogues tirées toujours de l’opium mais accentuant singulièrement les effets nocifs, la place de l’opium dans le monde change. L’héroïne avec son lot de détresse devient rapidement l’une des drogues les plus « abusées » des sociétés occidentales.


Dans les vingt-cinq dernières années, la demande pour des tests de dépistage de consommation d’opiacés et d’héroïne, en particulier, s’est sensiblement accrue. Cette augmentation concernait d’abord le contrôle des personnes soumises à un programme de désintoxication. Cependant, avec un certain regard sur les États-Unis, une nouvelle demande est apparue en Europe, elle concernait le contrôle de l’ensemble des conducteurs de véhicules et en particulier le contrôle de certains candidats à des postes à responsabilités vis-à-vis de la communauté (conducteurs de bus, pilotes, aiguilleurs du ciel, opérateurs de gros ordinateurs…).



Classification


L’appellation « opioïde » recouvre un grand nombre de composés, tous caractérisés par leur capacité à se lier aux récepteurs aux opiacés présents dans l’organisme (récepteurs mu [μ], delta [δ] et kappa [κ]). Ces récepteurs sont notamment impliqués dans la réponse au stress, à la douleur, ainsi que dans le contrôle des émotions. Les ligands endogènes de ces récepteurs sont des neurotransmetteurs de structures peptidiques, les endorphines, comme par exemple les enképhalines. Les opioïdes peuvent être d’origine humaine ou animale (les endorphines), végétale (les opiacés), semi-synthétique ou synthétique.






Héroïne







Héroïne [13]
Liaison aux protéines : 40 %
pKa : 7,6
Volume de distribution : 25 L/kg
Demi-vie (plasmatique) :



Métabolites : (MAM), morphine, normorphine et conjugués

Synthétisée par le chimiste allemand Dreiser (en 1898) dans l’espoir d’améliorer l’action analgésique de la morphine et d’en réduire le risque de dépendance, l’héroïne fut rapidement retirée de la pharmacopée en raison de ses effets encore plus redoutables.


On trouve généralement deux formes d’héroïne :





Métabolisme


Après absorption, l’héroïne disparaît rapidement du sang sous l’action conjuguée des cholinestérases [3, 4] et d’une hydrolyse spontanée : sa demi-vie dans le sang est d’environ 2 minutes. Le premier métabolite de l’héroïne, la 6-monoacétylmorphine (6-MAM), une fois formé, est rapidement distribué dans les tissus ou excrété dans l’urine. Parvenue au foie la 6-monoacétylmorphine est convertie en morphine, partiellement conjuguée à l’acide glucuronide et excrétée dans l’urine. Il convient de noter que la 6-monoacétylmorphine, comme du reste la morphine et la codéine [5] ont été mises en évidence dans le cerveau de mammifères, la présence et le rôle de ces opiacés endogènes restent à confirmer [6]. Moins de 1 % de la dose d’héroïne consommée est retrouvé dans l’urine sous forme de 6-monoacétylmorphine. Les dérivés 3-glucuronide représentent la forme principale d’excrétion (environ 60 % de la dose administrée par voie parentale), les dérivés 6-glucuronide (0,3 % de la dose) n’entrent que pour une part mineure des conjugués retrouvés dans l’urine. La normorphine est produite en quantités limitées (5 % d’une dose administrée per os) par N-déméthylation de la morphine. D’autres métabolites mineurs, comprenant la morphine 3,6-diglucuronides et la codéine, ont été détectés [7]. Cette dernière, selon toute probabilité, proviendrait de la présence de 6-acétylcodéine qui est presque toujours présente dans les échantillons d’héroïne que l’on trouve sur le marché noir, car il a été démontré que la morphine, administrée seule, n’est pas du tout métabolisée en codéine [8]. Selon Cone et al. [9], la 6-monoacétylmorphine serait détectable dans l’urine moins de 24 heures seulement après la prise d’héroïne. Pour des doses inférieures ou égales à 6 mg d’héroïne administrée par injection intramusculaire, ce temps est même inférieur à 8 heures. Ces résultats sont confirmés par Staub et al. [10] qui ont montré que les concentrations urinaires moyennes chez des consommateurs d’héroïne étaient de 2,5 mg/L (min-max : [0–17]) pour la 6-monoacétylmorphine et 0,20 mg/L (min-max : [0,04–2,70]) pour la 6-acétylcodéine. Il faut encore noter que cette dernière serait détectable entre 6 et 12 heures après la dernière consommation d’héroïne trouvée sur le marché noir.


Enfin, les demi-vies plasmatiques de la morphine libre et de la morphine conjuguée ont été estimées respectivement à 3–6 heures et 7–9 heures ; suivant la dose administrée, ces métabolites restent mesurables dans l’urine un à deux jours après la prise d’héroïne.



Activité


L’héroïne est active par elle-même et par l’intermédiaire de ses métabolites : la 6-monoacétylmorphine, la morphine et un conjugué de la morphine, le dérivé 6-glucuronide [11]. Du point de vue thérapeutique, l’emploi de l’héroïne pour soulager la douleur, ne se justifie pas, l’héroïne et la morphine possédant une activité analgésique similaire. La rapidité d’action et le degré d’euphorie ressenti seraient cependant plus importants avec l’héroïne qu’avec la morphine, ces propriétés font que le risque de pharmacodépendance qu’entraîne l’emploi de l’héroïne est plus élevé que celui occasionné par l’usage de la morphine [12].



Morphine


La morphine est donc un alcaloïde naturel de l’opium. On distingue trois positions importantes :










Morphine [13]
Liaison aux protéines : 35 %
pKa : 8,1
Volume de distribution : 2–5 L/kg
Demi-vie (plasmatique) : 1,3–6,7 heures
Métabolites : normorphine et conjuguées

Une modification de structure sur l’une de ces trois positions peut engendrer des changements importants au niveau de l’activité pharmacologique de ce composé. La conversion des groupes hydroxyles en éthers ou en esters (exemple : l’héroïne) tend à donner des effets cliniques différents voire opposés, selon le groupe altéré.






Dérivés hémisynthétiques


Dans le but de réduire la dépendance physique tout en conservant les propriétés pharmacologiques de la morphine, des modifications de la structure des dérivés du phénanthrène ont été effectuées. En plus de l’héroïne, abordée ci-dessus, différents dérivés hémisynthétiques sont disponibles (tableau 13.1).


Tableau 13.1 Données pharmacologiques des dérivés hémisynthétiques [13].


















Liaison aux protéines 23 % (pholcodine)
45 % (oxycodone)
96 % (buprénorphine)
21 % (naltrexone)
pKa 8,2 (éthylmorphine)
8,8 (dihydrocodéine)
8,0, 9,3 (pholcodine)
8,9 (hydrocodone)
8,5 (oxycodone)
8,5, 10,0 (buprénorphine)
7,9 (naloxone, naltrexone)
Volume de distribution 3–4 L/kg (éthylmorphine)
1,0–1,3 L/kg (dihydrocodéine)
30–40 L/kg (pholcodine)
3,3–4,7 L/kg (hydrocodone)
1,8–3,7 L/kg (oxycodone)
1,4–6,2 L/kg (buprénorphine)
2,6–2,8 L/kg (naloxone)
14–24 L/kg (naltrexone)
Demi-vie (plasmatique) 2–3 heures (éthylmorphine)
3,4–4,5 heures (dihydrocodéine)
35–75 heures (pholcodine)
3,4–8,8 heures (hydrocodone)
1,8–3,7 heures (oxycodone)
2–4 heures (buprénorphine voie parentérale)
18–49 heures (buprénorphine sublinguale)
0 ? 5–1,3 heures (naloxone)
1–3, 8–10 heures (naltrexone voie intraveineuse)
8–10 heures (naltrexone voie orale)
Métabolites Morphine et conjugués (éthylmorphine)
Codéine, norcodéine et conjugués (dihydrocodéine)
Hydroxopholcodine, norpholcodine, morphine et conjugués (pholcodine)
Norhydrocodone, hydromorphone et conjugués (hydrocodone)
Noroxycodone, oxymorphone, noroxymorphone (oxycodone)
Norbuprénorphine et conjugués (buprénorphine)
Nornaloxone, naloxol, conjugués (naloxone)
Naltrexol (naltrexone)









Dérivés synthétiques


Nous nous bornerons à en présenter trois : le dextrométhorphane, le tramadol et le fentanyl [13] (tableau 13.2). La méthadone sera, elle, traitée dans un autre chapitre de ce livre.


Tableau 13.2 Données pharmacologiques des dérivés synthétiques [13].


















Liaison aux protéines 55 % (dextrométhorphane)
15–20 % (tramadol)
75 % (fentanyl)
pKa 8,3 (dextrométhorphane)
9,4 (tramadol)
8,4 (fentanyl)
Volume de distribution 3–160 L/kg (dextrométhorphane)
2,6–2,9 L/kg (tramadol)
3,0–8,0 L/kg (fentanyl)
Demi-vie (plasmatique) 2–42 heures (dextrométhorphane)
4,3–6,7 heures (tramadol)
3–12 heures (fentanyl)
Métabolites Dextorphane et conjugués (dextrométhorphane)
Codéine, norcodéine et conjugués (tramadol)
Hydroxyfentanyl, norfentanyl, despropionylfentanyl (fentanyl)

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Aug 19, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 13: Opiacés

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