6 Neuropsychologie
La neuropsychologie traite des fonctions cognitives dans leurs rapports avec les structures cérébrales. De la neurologie, elle garde la référence constante à la lésion ou à la désorganisation physiologique qui est responsable des troubles observés. La description de l’aphasie, de l’apraxie, des agnosies a mis en évidence le phénomène de la dominance hémisphérique et la spécialisation de certaines régions du cortex cérébral pour les formes les plus élaborées des activités cognitives. Cependant, au-delà de l’importance stratégique de certaines régions, le langage, l’activité gestuelle, la connaissance du corps ou celle du monde extérieur engagent le cerveau dans son ensemble.
Cerveau limbique, émotions et comportement
L’implication de ce système dans des crises épileptiques partielles complexes peut se traduire par des comportements de peur, d’anxiété, parfois d’agressivité. Le syndrome de Klüver-Bucy, décrit initialement chez le singe après une lobectomie temporale bilatérale emportant notamment l’hippocampe et le noyau amygdalien, peut être observé en pathologie en relation avec des lésions bilatérales de ces structures (encéphalites limbiques, notamment herpétiques). Il se traduit par de la placidité, une perte des réactions affectives et peut être associé à des comportements alimentaires et sexuels aberrants.
Néocortex et cognition
L’aire somesthésique située juste en arrière du sillon de Rolando, l’aire auditive située à la face supérieure du lobe temporal (circonvolutions de Heschl), l’aire visuelle située à la face interne du lobe occipital (scissure calcarine) reçoivent les informations qui ont fait relais dans les noyaux spécifiques du thalamus (fig. 6.1). Ces informations sont traitées dans le cortex associatif unimodal adjacent, avant d’être relayées vers des aires associatives polymodales où elles acquièrent leur signification et où se constituent les traces mnésiques.
Le lobe pariétal intervient de façon prédominante pour la connaissance du corps, le maniement des données spatiales, le contrôle du geste. Le lobe occipital et son prolongement sous-temporal sont spécialisés dans la connaissance visuelle. Le lobe temporal est tourné vers les informations auditives et les activités de langage.
Le cortex frontal situé en avant du cortex moteur est particulièrement développé chez l’homme. Pourvu d’afférences thalamiques issues des noyaux ventral antérieur et dorso-médian, il est aussi en relation avec le système limbique et avec les aires associatives rétro-rolandiques. Le lobe frontal exerce un contrôle sur les conduites instinctives ou stimulus-dépendantes. Il est le support de l’attention sélective, de l’organisation de la mémoire et des capacités de programmation (fonctions exécutives). Le lobe frontal fournit au cerveau de l’Homme le moyen de dépasser l’instant et d’accéder au domaine de l’intelligence créative.
Latéralisation fonctionnelle et rôle du corps calleux
Chez le droitier, l’hémisphère gauche intervient de façon prédominante pour le langage et pour le contrôle de l’activité gestuelle propositionnelle, tandis que l’hémisphère droit est plus performant pour le maniement des données visuo-spatiales, les activités musicales, la reconnaissance des visages (fig. 6.2).
Les notions de spécialisation hémisphérique et de dominance ne doivent pas faire oublier que, dans le cerveau normal, les deux hémisphères cérébraux participent conjointement à la perception et à l’action. Les mécanismes qui sous-tendent à chaque instant l’activation de l’un et l’autre hémisphère interviennent de façon déterminante dans le déroulement normal et pathologique des activités cognitives.
Genèse du langage
Les animaux utilisent la vocalisation comme signal dans l’accomplissement de divers comportements instinctifs. Une région de la substance réticulée pédonculaire constitue un premier niveau d’organisation.
Chez les primates, la vocalisation se diversifie et un deuxième niveau d’organisation se développe à la face interne du lobe frontal dans la région de l’aire motrice supplémentaire. Cette organisation primitive reste essentielle chez l’homme : un mutisme peut résulter de lésions de la calotte pédonculaire ou de lésions bilatérales de l’aire motrice supplémentaire. En outre, une stimulation de cette dernière région produit une vocalisation itérative. C’est chez l’homme seulement qu’une région spécialisée de la convexité du cortex frontal, située au pied de la circonvolution frontale ascendante, prend le contrôle de la vocalisation.
Parallèlement aux étapes de la vocalisation, une capacité de percevoir le message se développe. L’animal réagit électivement au signal émis par ses congénères. Dès le niveau du tronc cérébral, des relations existent entre structures émettrices et structures réceptrices : l’animal différencie son propre cri de celui émis par un autre. En revanche, le registre est limité, génétiquement déterminé.
Langage et cerveau
Les dispositifs corticaux du langage sont organisés dans l’hémisphère dominant autour de deux pôles, antérieur et postérieur (fig. 6.3 et 6.4) :
Figure 6.4 La face externe du lobe temporal est réclinée, visualisant la face supérieure
(d’après N. Geschwind, 1970).
Pôle postérieur réceptif
Pour le langage oral, la réception primaire est assurée par la circonvolution de Heschl située sur le planum temporal et par le cortex associatif adjacent où le message est décodé en fonction de ses constituants phonémiques. Il est traité ensuite par le cortex associatif des circonvolutions temporales supérieures qui se prolongent vers le cortex polymodal de l’aire de Wernicke à la jonction temporo-pariétale où il acquière sa signification. Pour le langage écrit, la réception primaire est assurée par la scissure calcarine ; ensuite le message est traité par le cortex visuel associatif et le cortex polymodal du gyrus angulaire contigu à l’aire de Wernicke.
Pôle antérieur expressif
Pour le langage oral, il est représenté par l’aire de Broca (partie postérieure de la troisième circonvolution frontale) et le cortex associatif adjacent. C’est le niveau le plus élevé des mécanismes qui assurent le contrôle phonétique de l’expression. Le contrôle du graphisme est sous la dépendance de l’aire graphémique de Exner à la partie postérieure du gyrus frontal moyen.
Ces aires appartiennent au lobe frontal qui, notamment avec l’aire motrice supplémentaire, sous-tend l’incitation verbale, s’oppose aux persévérations phonémiques ou verbales, aux glissements et imprécisions sémantiques, pour assurer la cohérence du discours et sa fidélité à l’intention.
Régulation du langage
Entre le système postérieur, perceptif, gérant le décodage du message, et le système antérieur, expressif, tourné vers la stratégie de la communication, les relations sont incessantes. Le modèle interne, qui sert de plan au déroulement phonémique, verbal, syntaxique de la phrase en cours, de même que le langage intérieur, qui donne sa forme à la pensée, n’appartiennent pas de façon exclusive à l’expression ou à la perception (« pensée sans langage »).
Dominance hémisphérique — Les deux hémisphères cérébraux ne participent pas également au langage. Il existe une dominance de l’hémisphère gauche pour le langage qui est programmée génétiquement, comme la préférence manuelle. Elle s’inscrit dès la naissance sous la forme d’une surface plus étendue du planum temporal gauche.
L’observation des sujets ayant subi une section du corps calleux montre que l’hémisphère droit n’est pas dépourvu de capacités linguistiques : il comprend les mots, les phrases courtes. Il déchiffre le langage écrit. En revanche, il ne dispose que d’une faible capacité de rétention du message auditif et, surtout, il n’a pas accès à la parole. Un fait est certain : l’hémisphère droit, génétiquement inférieur en ce domaine, est capable d’assurer le développement du langage lorsque l’hémisphère gauche a été lésé avant l’âge de cinq ans. Après cet âge, la latéralisation prend un caractère irréversible. Elle ne cessera de s’accentuer au cours de l’existence : pour une même lésion de l’hémisphère gauche, la gravité de l’aphasie s’accroît avec l’âge des patients.
Aphasie
L’aphasie est un trouble portant de façon élective sur la fonction du langage. Cette définition exclut les perturbations du langage qui résultent d’une désorganisation globale du fonctionnement cérébral (confusion mentale, démence). Elle exclut également les difficultés de communication résultant d’une altération des instruments sensoriels (cécité, surdité) ou des dispositifs moteurs (dysarthrie-dysphonie) qui interviennent normalement dans la perception ou l’expression de messages linguistiques. Ainsi définie, l’aphasie résulte d’une lésion hémisphérique gauche chez la quasi-totalité des droitiers et chez trois quarts des gauchers.
D’une façon générale, la sémiologie d’une aphasie dépend du siège et de l’étendue de la lésion, tandis que les capacités de récupération sont fonction de la plasticité cérébrale qui dépend de l’âge du patient et des modalités de sa latéralisation. Le nouveau mode de compréhension et d’expression qui définit le langage de l’aphasique est le résultat du fonctionnement de l’hémisphère gauche privé d’un rouage essentiel et de la mobilisation des capacités linguistiques de l’hémisphère droit.
Sémiologie de l’aphasie
Il convient d’étudier la production orale, la production écrite, la compréhension du langage oral et du langage écrit (tableau 6.I).
I. Langage oral | 1. Expression | Langage spontané : nom, profession, histoire de la maladie Répétition de mots, de phrases de longueur croissante Formulation de séries : mois de l’année, jours de la semaine Dénomination d’objets ou d’images Description d’une image complexe Récit d’une histoire (Le chaperon rouge) |
2. Compréhension | Désignation d’objets, d’images Exécution d’ordres simples : ouvrez les yeux, fermez la bouche Exécution d’ordres complexes : mettez la main droite sur l’oreille gauche Épreuve des trois papiers (consigne précise attachée à chacun des trois papiers) | |
II. Langage écrit | 1. Lecture | Identification de lettres, syllabes, mots Lecture à voix haute Compréhension du langage écrit : exécution d’ordres écrits Correspondance de mots écrits et d’images, de phrases écrites et d’action |
2. Écriture | Spontanée, dictée, copiée | |
III. Épreuves plus élaborées | Définition de mots, de proverbes Construction d’une phrase avec deux ou trois mots fournis au sujet Critique d’histoires absurdes |
Expression orale
Le discours
La façon dont se déroule le discours permet de distinguer les aphasies non fluentes, où l’expression orale est réduite, des aphasies fluentes où elle est conservée, d’évaluer son contenu et de juger s’il existe ou non un agrammatisme.
Les mots
Perturbations phonétiques
Elles s’opposent à la réalisation motrice des phonèmes. Les troubles arthriques de nature aphasique (anarthrie) ont généralement une composante parétique (affaiblissement) et une composante dyspraxique.
Cette dernière peut être associée à une impossibilité pour le patient d’exercer volontairement des mouvements précis de la langue ou des lèvres (apraxie bucco-faciale). La conséquence de ces déficits est une dégradation des contrastes phonétiques (syndrome de désintégration phonétique). La variabilité et la complexité des troubles arthriques de nature aphasique les distinguent des dysarthries, dont les caractères sont stables et uniformes.
Manque du mot
Dans les aphasies non fluentes, il arrive que le patient ne puisse exprimer un mot qu’il a « sur le bout de la langue ». Il est alors aidé lorsque l’examinateur lui fournit l’ébauche orale du premier phonème du mot (« st… » « stylo »), ou lorsqu’on lui propose une formule verbale adéquate (« Je regarde l’heure à ma… » « montre »).
Compréhension orale
L’évaluation de la compréhension du langage oral (tableau 6.I) repose sur des épreuves allant de la simple désignation à l’exécution de consignes plus ou moins complexes, en tenant compte de l’association éventuelle à une apraxie. Un trouble de la compréhension moins évident peut être objectivé par le compte rendu d’un texte, la critique d’une histoire absurde, l’intelligence d’un proverbe. Toutefois la coexistence de troubles de l’expression peut rendre difficile l’interprétation des échecs.
Langage écrit
L‘examen du langage écrit doit porter sur le versant réceptif (lecture) et sur le versant expressif (écriture), en distinguant les performances concernant les lettres et les mots. Pour la lecture, il faut distinguer lecture à voie haute et compréhension, porte d’entrée visuelle ou auditive (sur épellation), possibilité ou non de la copie. Pour l’écriture, il faut distinguer les troubles portant sur le graphisme ou la disposition dans l’espace de l’écriture des troubles de nature proprement aphasique.
Par ailleurs, l’étude du langage écrit se prête particulièrement bien à l’approche cognitive de l’aphasie ayant conduit à distinguer une voie phonologique et une voie lexico-sémantique qui peuvent être atteintes de façon inégale. L’atteinte de la voie phonologique se traduit par des erreurs portant sur les non-mots (logatomes), celle de la voie lexicale par des erreurs portant sur les mots irréguliers.
Principales variétés de l’aphasie
Aphasies non fluentes
Aphasie de Broca
L’aphasie de Broca est dominée par un trouble de l’expression associant une réduction du discours, des troubles arthriques dont la formule est celle de la désintégration phonétique, un manque du mot et un agrammatisme.
La réduction du discours peut être extrême, ramenant l’expression à une stéréotypie (tan tan) ou une formule verbale (« cré nom » de Baudelaire) plus ou moins modulées par l’état émotionnel.
À un degré de moins, le discours est pauvre, lent, monotone (dysprosodie), émaillé de formules automatiques (dissociation automatico-volontaire). Sans élan, il doit être relancé sans cesse par l’interlocuteur. Les réponses sont courtes, réduites à un petit nombre de mots concrets significatifs. Le style peut être télégraphique (agrammatisme) fait de substantifs et de verbes à l’infinitif, dépourvu de mots grammaticaux (articles, prépositions) : « Moi vouloir manger. »
La nature dynamique du manque du mot est confirmée par la fréquence des persévérations et par le rôle facilitant de l’ébauche orale. Néanmoins, le choix des mots est sémantiquement correct.
L’association à une apraxie bucco-faciale est presque constante.
La compréhension des patients atteints d’une aphasie de Broca est en apparence bien préservée comme le montre la désignation des objets et des images et l’exécution des ordres simples. Néanmoins, les consignes plus complexes comportant des relations du type « avant, après, entre, au-dessus, au-dessous » provoquent souvent des échecs. Dans la plupart des cas, l’aphasie de Broca est la conséquence d’une lésion ischémique hémisphérique gauche, responsable aussi d’une hémiplégie droite et parfois d’une apraxie idéomotrice qu’il est possible d’objectiver au niveau du membre supérieur gauche. Elle s’installe brutalement et obéit à une évolution assez constante. Après une phase de suspension plus ou moins complète et prolongée, le retour du langage peut prendre la forme d’une expression réduite ou d’une stéréotypie. Exceptionnellement, celle-ci est définitivement fixée. En règle générale, l’évolution se fait vers un langage réduit, agrammatique, plus ou moins anarthrique, émaillé d’expressions automatiques parfaitement énoncées.
Les lésions responsables de ce type d’aphasie intéressent l’aire de Broca, c’est-à-dire le tiers postérieur de la troisième circonvolution frontale gauche, juste en avant de l’aire de représentation de la face. En réalité, les lésions débordent toujours cette région pour intéresser le cortex frontal de la convexité, l’opercule rolandique, l’insula et souvent la capsule interne et le noyau lenticulaire.
Anarthrie pure
Une anarthrie pure peut résulter d’une lésion de la partie inférieure de la circonvolution frontale ascendante. Dans cette forme rare d’aphasie, la désintégration phonétique est isolée, la compréhension est parfaite et l’expression écrite est normale.
Aphasies fluentes
Aphasie de Wernicke
Le discours, plus ou moins logorrhéique, correctement articulé, est caractérisé par la présence de paraphasies phonémiques et de paraphasies verbales. Les paraphasies et néologismes peuvent constituer un jargon inextinguible et asémantique (dépourvu de sens). À un moindre degré, le langage spontané contient peu de paraphasies, mais il se caractérise par l’imprécision des termes, les circonlocutions et approximations successives. Les paraphasies sont mises en évidence dans les épreuves de dénomination. L’évocation du mot approprié n’est pas facilitée par l’ébauche orale.
Les lésions responsables intéressent l’aire de Wernicke (partie postérieure des deux premières circonvolutions temporales) et la partie adjacente du lobule pariétal inférieur (gyrus supramarginal et gyrus angulaire).
Aphasie transcorticale sensorielle
La sémiologie est voisine de celle de l’aphasie de Wernicke. Elle en diffère par le fait que la répétition est parfaite, même pour les mots et les phrases que le patient ne comprend pas. La répétition a parfois un caractère écholalique, « à la manière d’un perroquet ». La lésion est plus limitée, respectant en avant la boucle audi-phonatoire (fig. 6.3).