Chapitre 46 Pour une approche éthique du diagnostic prénatal
La question des normativités et des choix face à la naissance
La surveillance médicale de la gestation humaine croise deux objectifs, dont les logiques sont distinctes : l’accompagnement de la grossesse d’une personne dans une démarche de soin, la volonté de lutter contre un certain nombre d’affections et de maladies d’origine génétique ou non compromettant gravement le développement normal du fœtus et du futur enfant. Il y a bien dans les deux perspectives la visée commune de soulager les souffrances évitables, mais la première relève du soin individuel, la seconde d’un projet social. Telle est l’ambivalence du diagnostic prénatal (DPN). Par l’extension de leur usage et de leur précision diagnostiques, les outils de dépistage des gestations pathologiques offrent une meilleure surveillance individuelle de la grossesse tout en créant les conditions d’une sélection normée des naissances. De là des motifs d’inquiétude qui focalisent le débat éthique autour du DPN, interrogeant le sens de ces nouvelles pratiques, mettant en balance leurs bénéfices et leurs risques, cherchant à délimiter le légitime vis-à-vis de ce qui ne le serait pas. De fait, la généralisation de l’examen dit « diagnostic prénatal » a peu à peu détourné ou fait évoluer l’objectif initial de surveillance de certaines grossesses dites « à risques » vers une possibilité générale offerte par la société (qui la légalise, la finance, voire l’encourage) aux femmes, aux couples, aux médecins, d’interrompre des gestations non conformes à certaines normes, attentes, désirs, individuels ou collectifs, relevant ou non de l’évaluation médicale. Une réflexion éthique se propose d’abord de prendre la mesure de ces normativités et choix, d’expliciter leur signification, les enjeux qui leur sont liés, pour éclairer les situations et le sens des décisions possibles.
De quoi parlons-nous ?
D’entrée de jeu, énonçons l’essentiel (relativement au contexte français actuel, 2011) : le diagnostic prénatal n’est réalisé que si la femme enceinte y a consenti (il n’est jamais imposé) et a pour objectif l’identification d’un risque sérieux pour la santé de l’enfant à naître (il s’inscrit dans une préoccupation de soin). Le premier aspect légitime seul le second : s’assurer du consentement représente certes une contrainte pratique par le temps nécessaire à l’explicitation des enjeux et à la perception de la façon dont la femme enceinte se les approprie, mais il définit un des aspects éthiques majeurs du DPN qui doit toujours rester l’objet d’une proposition respectueuse du choix de la femme enceinte. Nous serions sinon dans une situation autoritaire ou totalitaire. La loi du 29 juillet 1994, dite « de bioéthique », et l’article L. 2131-1 du Code de la santé publique le définissent comme l’ensemble « des pratiques médicales ayant pour but de détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection d’une particulière gravité1 ». Aux yeux du législateur, le diagnostic prénatal a donc pour principal but de déceler une maladie ou une anomalie fœtale et d’en préciser le pronostic. On remarquera que le bénéficiaire n’est pas désigné. De nombreux tests génétiques sont apparus, notamment dans le sillage de la biologie moléculaire, permettant de détecter plusieurs centaines de caractéristiques prénatales, pathologiques ou non – qu’il existe ou non des traitements pour ces pathologies. Par ailleurs, l’amélioration tant des instruments que de la qualité de l’expertise des échographistes ainsi que le perfectionnement des protocoles de calcul de risque ont fait franchir un saut qualitatif au diagnostic prénatal.
Dès lors, la surveillance médicale de la grossesse tend à accroître d’une part le regard médical sur la naissance au risque d’une « médicalisation » et d’une « dépersonnalisation » que d’aucuns jugent excessives2, d’autre part l’attente (individuelle et sociale) de naissances exemptes de problèmes (« l’enfant parfait »), ce que traduisent l’accroissement des examens prénataux et la recherche constante de nouvelles possibilités de « lectures » et d’intervention in utero. On peut parler d’un besoin moderne de connaître la présence ou non d’anomalies fœtales, qui permet de répondre à l’inquiétude ancestrale vis-à-vis de la gestation et de son issue incertaine, mais qui déplace cette inquiétude en amont de la naissance. On ne peut cependant méconnaître la protestation de certaines femmes vis-à-vis du pouvoir médical, désireuses d’un autre accompagnement de la gestation et de l’accouchement [1]. Les deux tendances s’inscrivent dans le contexte d’une société du risque, contestée ou épousée [2], et d’un rapport à la modernité scientifique, considérée comme intrusive ou émancipatrice (et souvent les deux).
De nouveaux objets de décision
Symbole traditionnel de fragilité, de sacralité, d’humanité, de promesse, des puissances obscures de la vie, l’embryon devient celui de la manipulation désacralisante et de la puissance spectaculaire des techno-sciences. Objet de multiples représentations dans une histoire complexe et riche, « énigme immémoriale » et nouvelle frontière des sciences biomédicales, l’embryon aimante les imaginaires [3]. Son statut moral demeure objet de polémique. On rappellera par exemple qu’en 1987 la Congrégation pour la Doctrine de la Foi déclara que l’embryon est dès sa conception synonyme de vie humaine et expression de la volonté divine, et qu’il exige à ce titre un respect inconditionnel inséparable d’un droit à la vie (d’autres religions distinguent une première phase, précédant le 40e jour, où l’embryon n’est pas encore personne humaine). Dans une telle doctrine, le DPN n’est acceptable qu’en tant qu’il favorise des interventions thérapeutiques sur le fœtus, et se trouve condamné comme incitation à l’interruption médicale de grossesse. Ce point de vue peut être l’expression de convictions privées et mérite respect en tant que tel. Il apparaîtrait cependant intolérant à vouloir s’imposer pour tous dans la Cité où, c’est l’expression même de la vie démocratique, d’autres convictions s’expriment. Si la visée éthique, comme nous le préciserons, est l’accord respectueux des personnes entre elles, se reconnaissant comme sujets de droits aussi bien que comme individus ayant leurs références morales propres et des histoires de vie singulières, alors il ne s’agit pas d’arbitrer entre des convictions privées. À ce titre, la question du statut de l’embryon demande à être « neutralisée » chez les tiers (médecins, soignants, juristes, législateurs) que rencontrent les patients, les couples, en tant que ces tiers sont dans un rôle professionnel qui doit être égal auprès de tous.
Des motifs d’inquiétude : le spectre de l’eugénisme et la norme idéale du corps
Les inquiétudes portent surtout sur la confusion entre une démarche de prévention des maladies et une entreprise de sélection des naissances – distinction que le principe du libre choix individuel (versus une norme autoritaire qui décréterait quels enfants ont droit de vie, quels couples ont droit de procréer, et selon quels critères) permet d’établir, mais que l’intériorisation par les sujets de normes collectives oblige à interroger. De là une sorte de tension entre d’une part l’apport « médical » du DPN, qui délivre une information, ouvre des choix, permet de rassurer ou d’aider les couples, et d’autre part les motivations susceptibles d’orienter l’usage ou la demande de ce même DPN dans le sens d’un eugénisme discret, qui ne dit pas toujours son nom, imposant des normes à la naissance. Outil de prévention en santé publique, le DPN semble en position de répondre à l’anxiété vis-à-vis des risques de naissance indésirable (traduite autrefois par diverses pratiques conjuratoires, telle la prière [4], voire le recours à l’infanticide [5]), mais il ouvre à des perspectives de sélection des naissances régulièrement présentes dans l’histoire humaine, y compris dans celle de la pensée médicale.
Ainsi, en 1892, C. Richet, prix Nobel de médecine, projetait sa vision du XXIe siècle en ces termes : « Quand on connaîtra bien les lois de l’hérédité et leurs applications pratiques […] on ne se contentera pas de perfectionner les lapins et les pigeons, on essayera de perfectionner les hommes. Il faudra alors préparer les bases d’une sorte de sélection artificielle, par l’effet de laquelle les hommes deviendront plus forts, plus beaux, plus intelligents. » [6] À la fin du XXe siècle, F. Crick, codécouvreur de l’ADN avec J. Watson et autre prix Nobel de médecine, reprenait ce programme : « Aucun enfant nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique. S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie » [7], Watson recommandant quant à lui l’avortement pour les femmes dont le fœtus serait porteur du « gène homosexuel » [8].
L’eugénisme classique (projet d’amélioration de l’homme par « purification » de son lignage héréditaire) fait-il retour ? Certains auteurs suggèrent qu’il aurait muté, plus que disparu, après la mise en œuvre nazie d’un programme biopolitique criminel, et poursuivi son expansion dans le champ des recherches et des usages génétiques. Ils évoquent le spectre d’un « quotient génétique », avatar du quotient intellectuel comme calcul in utero destiné à mesurer la viabilité du futur enfant, norme d’un « tamisage des naissances » [9]. À la violence totalitaire aurait succédé l’infiltration concrète, quasi matérielle, d’un eugénisme porté par l’offre banalisée des techniques et la diffusion de normes configurant les désirs des individus d’avoir des enfants au profil de plus en plus déterminé. L’archaïque mythologie de l’être idéal fait retour, ou insiste, et menace de renforcer les discriminations envers ceux qui s’écartent de l’idéal normatif ou de la normalité idéale.
La prévention a pu, certes, se rapprocher d’un programme d’eugénisme dit « négatif » (élimination de formes de vie jugées indésirables). Ainsi des couples juifs ashkénazes de Baltimore, cent fois plus exposés au risque du syndrome de Tay-Sachs que le reste de la population, furent la cible d’une campagne d’information volontariste de santé publique encourageant au diagnostic prénatal (avec réduction de plus de 90 % de cette maladie depuis les années 1970 auprès de 1,4 million de personnes) [10]. L’OMS (rapport de 1972 sur « Les troubles génétiques ») et des généticiens3 sont allés jusqu’à préconiser l’interdiction de mariage de ces personnes entre elles. Le caractère obligatoire du DPN a cependant été repoussé au nom du respect des libertés individuelles.
Le DPN est de fait un instrument qui rend possible une certaine sélection des naissances. En France, selon le rapport d’activité des CPDPN publié en février 2008 par l’Agence de la biomédecine, environ 90 % des cas de trisomie 21 sont dépistés en anténatal, et dans 80 % des cas où un tel diagnostic est posé, il conduit à une interruption de grossesse. La visualisation croissante des malformations suscite par ailleurs un certain nombre de rejets de la gestation selon des critères et des ressentis d’anormalité « intolérable » aux frontières floues mais extensibles. Certains États, où le choix du sexe de l’enfant obéit à une véritable norme discriminatoire en faveur des garçons, autorisent ou tolèrent, quitte à laisser contourner la loi, l’usage à cette fin du DPN. C’est notamment le cas en Chine ou en Inde (qui ne compte plus que 93 femmes pour 100 hommes au lieu d’un ratio statistique universel de 105 femmes pour 100 hommes) [11]. L’augmentation régulière des possibilités de diagnostic anténatal pour un nombre croissant de pathologies et malformations peut ainsi faire craindre l’assimilation de l’activité du DPN à une véritable traque des anomalies considérées, conditionnant la naissance à l’obtention d’un test de conformité décidant de la possibilité sociale de vivre.
La valorisation sociale de la performance, l’image idéalisée du corps ou encore le manque de considération collective, d’accompagnement et de structures d’aide vis-à-vis des personnes atteintes d’une déficience contribuent à créer un contexte d’intolérance qui, dans un cercle vicieux, cautionne sans cesse davantage l’usage du DPN comme outil de sélection. La technique semble ici rencontrer et encourager une tendance sociale stigmatisante à l’égard de certaines « anormalités ». Certes, il n’existe pas dans les États démocratiques de norme explicite légale fixant qui doit vivre et qui ne le peut, et certes aussi notre époque n’est pas nécessairement la moins tolérante vis-à-vis des handicaps [12], mais on sait que l’individu peut intérioriser et propager à son insu des normes qui travaillent d’autant plus puissamment les orientations collectives. À travers sa visualisation et sa détermination au stade prénatal, l’enfant est dès lors exposé à devenir celui qui doit être tel et non tel, au risque d’être imparfait (« anormal », « malade ») dans ses traits non choisis, voire le témoin d’un mauvais choix (« il n’aurait pas fallu le garder »). L’amour inconditionnel donné à l’enfant « parce qu’il est là », parce qu’il est « le sien », « le nôtre », le cède au désir évaluateur d’une conformité, source éventuelle de frustration, ressentiment, désamour et maltraitance, ou bien d’idolâtrie, de narcissisme, de mépris des autres. Le risque d’un eugénisme moderne, présent sous une forme plus discrète que les exemples historiques funestes du XXe siècle qui en revendiquaient la nécessité biopolitique de manière autoritaire, s’accomplissant collectivement sous le couvert des désirs individuels, n’est pas exclu [13].
Penser cette inquiétude
La question n’est pas de nier le désir parental et médical de mettre au monde des enfants en bonne santé, chez lesquels « tout va bien », mais de savoir si, et comment, ce désir spontané de « normalité » peut éclairer le sens et l’usage du diagnostic prénatal autrement que dans le sens d’une intolérance à la maladie, aux difformités, aux handicaps. Il doit y avoir choix possible (seule justification du diagnostic prénatal), mais choix maintenu à distance critique d’une intolérance propre à engendrer une sorte d’eugénisme de fait au niveau collectif, satisfaction normalisatrice des uns, qui souhaiteraient « épurer » la société des corps non conformes, culpabilisation moralisatrice, voire stigmatisation des autres, qui font le choix de laisser se poursuivre une gestation tout en étant informés d’une anomalie ou d’un risque graves, et de donner naissance à des personnes qui appelleront diverses formes de solidarité sociale (dans l’entraide, les dépenses collectives, les lieux de vie communs, etc.). Nous savons que dans une société qui ne propose pas les structures et les aides évitant aux personnes atteintes d’un déficit et à leurs proches les situations de discrimination et de handicap, la décision est biaisée [14]. La crainte et la culpabilité de mettre au monde un enfant qui apparaît de fait comme indésirable à « la société » sont une source de renoncement au futur enfant. En retour, le DPN a précisément aussi (pas seulement) le rôle de permettre d’avorter face à une situation apparaissant trop lourde à porter.