Chapitre 4 Adaptation de l’organisme maternel à la grossesse
L’adaptation de l’organisme maternel au cours de la grossesse est indispensable pour permettre un bon développement embryonnaire et fœtal. Le métabolisme basal s’élève de 15 à 30 %. L’effort physique en cours de grossesse et d’accouchement est inhabituel, notamment sur le plan cardiorespiratoire. Les mécanismes adaptatifs mis en jeu sont importants à connaître car ils peuvent avoir un impact dans la prise en charge de la grossesse normale et de la grossesse survenant chez une patiente porteuse d’une pathologie chronique préexistante. Ils sont également responsables de modifications pharmacocinétiques pouvant interférer avec les thérapeutiques.
Adaptation du système circulatoire
Modifications cardiovasculaires
Débit cardiaque
L’élévation du débit cardiaque est due à l’augmentation du volume d’éjection systolique et à l’accélération, plus modérée, de la fréquence cardiaque. La contractilité myocardique est accrue, traduisant un état cardiaque hyperkinétique global [1]. Ces phénomènes sont majorés lors des grossesses multiples. Les facteurs responsables des variations hémodynamiques constatées sont probablement d’origine hormonale car elles s’instaurent précocement, à un stade où la circulation fœtoplacentaire est encore peu développée. Les œstrogènes ont un effet inotrope positif et augmenteraient ainsi la contractilité myocardique et les débits circulatoires. Sur le plan électrique, on constate une déviation de l’axe électrique vers la gauche, en moyenne de 15 degrés. L’onde T peut s’aplatir ou se négativer en DIII.
En fin de grossesse, la compression de la veine cave par l’utérus gravide sur le billot vertébral peut diminuer le retour veineux et donc le débit cardiaque (jusqu’à 20 % de réduction). Ce phénomène peut être à l’origine de malaises syncopaux (hypotension, vertiges, sueurs, nausées) lors du décubitus dorsal prolongé chez les patientes ayant une mauvaise circulation veineuse collatérale de suppléance (10 % des patientes environ). Il s’agit du syndrome hypotensif de décubitus ou syndrome postural. Les conséquences de ce phénomène sont majorées en cas de gros utérus (excès de liquide, grossesse multiple) ou en cas de vasoplégie maternelle (anesthésie locorégionale) pouvant alors entraîner une hypopression artérielle marquée, voire un collapsus. La prévention repose sur le décubitus latéral gauche (15°) qui permet de « décomprimer » la veine cave et de diminuer la gêne au retour veineux [2].
Les modifications hémodynamiques observées en cours de grossesse sont résumées dans le tableau 4.1. Elles peuvent être susceptibles de décompenser une cardiopathie maternelle méconnue ou connue et bien tolérée jusque-là (insuffisance cardiaque, rétrécissement mitral, insuffisance aortique, HTA [hypertension artérielle] pulmonaire).
Paramètre | Sens de variation | Intensité de variation |
---|---|---|
Débit cardiaque | Augmentation +++ | 30 à 50 % (maximal à 28 SA) |
Résistances artérielles systémiques | Diminution + | 20 % environ (15 à 30 %) |
Pression artérielle | Diminution ± | Diminution aux 1er et 2e trim. (10 à 20 mmHg) puis retour aux valeurs antérieures au 3e trim. |
Fréquence cardiaque | Augmentation + | Modérée : 15 à 20 b/min |
Volume globulaire | Augmentation ++ | 15 à 20 % |
Volume sanguin total | Augmentation +++ | 35 à 40 % |
Volume plasmatique | Augmentation +++ | 40 à 50 % |
Pressions intravasculaires artérielles et veineuses
La pression artérielle (PA) systémique diminue dès le 1er trimestre de 10 à 20 mmHg, reste stable au 2e et au 3e. Cette baisse de la pression artérielle, malgré l’augmentation de la volémie et du débit cardiaque, est liée à la levée des résistances vasculaires artérielles périphériques. Ainsi, les chiffres tensionnels de la patiente hypertendue chronique peuvent s’améliorer spontanément en début de grossesse. La pression artérielle pulmonaire est inchangée [2].
Le cycle nycthéméral de la pression artérielle est conservé dans la grossesse normale : diminution des pressions la nuit avec une pression minimale à 3 heures (renforcement du tonus vagal la nuit) et une pression maximale en milieu de matinée. Le rythme nycthéméral de la PA est conservé dans les HTA chroniques prégestationnelles alors qu’il s’inverse dans les pathologies hypertensives gravidiques.
Adaptation cardiovasculaire à l’effort
Au cours de l’accouchement, le débit cardiaque et la pression artérielle augmentent, respectivement de 15 et 10 %, ce qui majore le travail myocardique. La fréquence cardiaque est en revanche souvent abaissée. Au cours de chaque contraction utérine, on estime que 300 à 500 mL de sang sont redistribués dans la circulation, augmentant ainsi le retour veineux et donc le débit cardiaque de 10 à 25 % supplémentaires. Ces paramètres sont largement influencés par la posture maternelle et la direction du travail (intensité et modalités des efforts de poussée, mode d’analgésie, etc.). Au cours de la phase d’expulsion, le débit cardiaque augmente d’environ 40 % par rapport aux valeurs de fin de grossesse [3].
Modifications du volume sanguin
Modifications des volumes en cours de grossesse
Le volume sanguin total augmente d’environ 40 % au cours de la grossesse. Cette variation est en rapport avec une augmentation de ses deux composantes : le volume plasmatique et le volume globulaire total. Ces variations relèvent cependant de mécanismes différents et ne sont pas corrélées (tableau 4.1).
Le volume plasmatique augmente régulièrement depuis le 1er trimestre jusqu’à la 32e SA, puis se stabilise. Le volume observé au 3e trimestre est majoré de 40 à 50 % par rapport aux valeurs prégravidiques, ce qui correspond à un volume supplémentaire de l’ordre de 1 200 à 1 400 mL chez la primipare. Le volume plasmatique passe ainsi de 2 600 mL environ à près de 4 000 mL enfin de grossesse. Cette expansion est sous la dépendance du système rénine angiotensine aldostérone (SRAA) par le biais du métabolisme du sodium [4]. L’augmentation est en partie corrélée au poids du fœtus. Elle est majorée en cas de grossesse multiple, d’autant plus que le rang de la grossesse augmente : +60 % en cas de grossesse gémellaire (environ 1 900 mL supplémentaires) ; + 80 % en cas de grossesse triple (environ 2 400 mL supplémentaires). Elle est variable d’une femme à l’autre et semble un peu plus importante chez la multipare (+ 5 %) [3].
L’accroissement du volume érythrocytaire est progressif de la fin du 1er trimestre (12e SA) au terme de la grossesse, alors que le volume globulaire moyen reste inchangé. La masse érythrocytaire à terme est majorée de 15 à 20 % par rapport aux valeurs prégravidiques. Elle est de l’ordre de 300 mL en fin de grossesse. Cette augmentation est proportionnellement moins importante que celle du volume plasmatique (figure 4.1), ce qui entraîne une hémodilution responsable d’une diminution physiologique du taux d’hémoglobine et de l’hématocrite. L’absence d’hémodilution et a fortiori l’apparition d’une hémoconcentration, inhabituelle au 3e trimestre, doit faire rechercher une pathologie vasculaire gravidique latente. L’augmentation du volume érythrocytaire est essentiellement en rapport avec un accroissement de l’érythropoïèse (la durée de vie des hématies n’est pas modifiée). Le taux plasmatique d’érythropoïétine est multiplié par 3 au deuxième trimestre, sous l’effet probable de facteurs hormonaux (œstrogènes et hormone lactogène placentaire). L’augmentation de l’érythropoïèse explique en partie la majoration des besoins en fer surtout au cours des 6 derniers mois. Les besoins totaux sont estimés entre 850 et 1 000 mg, ils sont couverts par l’augmentation d’un facteur 10 des capacités intestinales à réabsorber le fer chez la femme enceinte.
Modifications de la composition du sang
L’hématocrite et le taux d’hémoglobine diminuent avec l’hémodilution (tableau 4.2). Le taux le plus bas est constaté à 34 SA lorsque l’expansion plasmatique est maximale. Il peut y avoir une augmentation relative en fin de grossesse. Les seuils de définition de l’anémie sont donc modifiés en cours de grossesse. L’anémie gravidique se définit par un taux d’hémoglobine inférieur à 11 g/ dL au 1er et au 3e trimestre de la grossesse et inférieur à 10,5 g/dL au 2e trimestre [5]. L’OMS (Organisation mondiale de la santé) retient de manière plus pragmatique le seuil de 11 g/dL au cours de la grossesse. Le taux de ferritine n’est pas modifié. La concentration hémoglobi- nique moyenne (CCMH) et le volume globulaire moyen (VGM) varient peu. En revanche, l’affinité de l’hémoglobine pour l’oxygène est majorée du fait de l’alcalose respiratoire maternelle, ce qui favorise les échanges gazeux.
Composition du sang (hémogramme) | Avant la grossesse | Pendant la grossesse |
---|---|---|
Hémoglobine | 12–16 g/dL | Diminution progressive (25 à 30 %) dès la 10e SA Valeurs moyennes = 10,5–12 g/dL Seuil inférieur = 10,5–11 g/dL |
Hématocrite | 37–47 % (40 % en moyenne) | Diminution Seuil inférieur = 30 % |
CCMH | 32–36 g/dL | Non modifiée |
VGM | 80–100 fl | Non modifié |
Numération G. rouges | 3,8–5,2 T/L (4,5 T/L en moyenne) | Diminution Valeur moyenne = 3,7 T/L |
Numération G. blancs | 4–10 G/L | Augmentation jusqu’à 15 G/L (prédominance de l’élévation des PN neutrophiles) |
Numération plaquettes | 150–400 G/L | Non modifiée le plus souvent Thrombopénie modérée en fin de grossesse (8 % des cas) Seuil inférieur = 115 G/L (?) |
CCMH : concentration corpusculaire moyenne en hémoglobine ; VGM : volume globulaire moyen.
La numération plaquettaire n’est habituellement pas modifiée de manière significative. Il est cependant fréquent (4 à 8 % des grossesses normales) d’observer une thrombopénie modérée, entre 100 et 150 G/L, en fin de grossesse (hémodilution, formation d’agrégats circulants). Même si les valeurs moyennes du taux de plaquettes sont peu modifiées, la limite inférieure, habituellement définie par le percentile 2,5 %, semble diminuée. Un compte plaquettaire compris entre 115 et 150 G/L en fin de grossesse chez une femme en bonne santé peut être considéré comme physiologique et ne justifie aucune investigation complémentaire. La fonction plaquettaire est peu modifiée en l’absence de pathologie gravidique associée, mais on constate une légère élévation des marqueurs d’activation plaquettaire (facteur IV plaquettaire, bêtathromboglobuline).
Modifications de l’hémostase
Il existe d’importantes modifications de l’hémostase au cours de la grossesse avec pour conséquence générale un état d’hypercoagulabilité [6], notamment au 3e trimestre (hypercoagulabilité et diminution de la fibrinolyse). Cette hypercoagulabilité est utile à l’hémostase après l’accouchement mais elle est aussi à l’origine du risque majoré de maladie thromboembolique veineuse (MTEV). L’incidence de la MTEV est de 1/1 000 en cours de grossesse, soit 2 à 4 fois plus élevée que chez la femme du même âge non enceinte, ne prenant pas de contraception orale [6]. Ce risque augmente encore en post-partum immédiat, qui constitue la période la plus à risque.
Les principales variations des facteurs impliqués dans l’hémostase sont résumées dans le tableau 4.3.
Facteur | Avant la grossesse | Pendant la grossesse |
---|---|---|
Fibrinogène | 2–4 g/L | Augmentation jusqu’à 5–6 g/L |
Temps de saignement | 120–240 s | Non modifié |
Taux de prothrombine | 100 % (> 70 %) | 100–150 % |
Temps de coagulation | 5–8 min | Non modifié |
Facteurs VII, VIII | 100 % | Augmentation importante (200 % et plus) |
Prothrombine (II) | 100 % | Augmentation en début de grossesse (128 %) puis retour à la normale |
Facteurs IX, X, XII | 100 % | Augmentation légère (le facteur X atteint 150 % en fin de grossesse) |
Facteurs V | 100 % | Non modifié ou très légèrement augmenté |
Facteurs XI, XIII | 100 % | Diminution (respectivement : 60–70 et 50 %) |
Protéine S | 100 % | Diminution |
Protéine C | 100 % | Non modifiée |
Antithrombine | 100 % | Diminution légère (10 %) |
Activité fibrinolytique | – | Diminution |
Activité antiplasmine | – | Augmentation |
Inhibiteurs de l’activation du plasminogène | – | Non modifiés |
D-dimères | – | Augmentation fréquente (interprétation difficile si valeur augmentée) |
< 10 μg/mL | Augmentation | |
Vitesse de sédimentation | < 10–15 mm 1re h | Augmentation (30–90 mm 1re h) Aucun intérêt pendant la grossesse |
PDF : produit de dégradation de la fibrine.
L’augmentation la plus forte et la plus constante est celle du facteur von Willebrand (VIII : RAg ou VIII : RWF), qui est sous la dépendance du développement des vaisseaux utéroplacentaires. Le taux de facteur antihémophilique A (VIII : c ou VIII-coagulant) qui lui est associé est également augmenté de telle sorte que le rapport VIII : RAg/VIII : c reste inchangé. L’augmentation est surtout marquée au 3e trimestre où la valeur moyenne est 238 %, avec un 90e percentile de l’ordre de 390 % à 39 SA [7]. Les mécanismes de cette augmentation ne sont pas univoques et font probablement intervenir une élévation de la synthèse et une réduction de la clairance. L’augmentation est encore plus marquée dans les grossesses multiples. Ces variations expliquent que l’on assiste à une correction progressive de la maladie de Willebrand de type 1 (type le plus fréquent caractérisé par un déficit quantitatif modéré) au cours du dernier trimestre et surtout de la dernière semaine de la grossesse.
Le taux de protéine C est peu modifié. En revanche, la protéine S totale est diminuée, ainsi que la protéine S active, dès la 16e semaine d’aménorrhée. Cette protéine est un cofacteur de la protéine C, lui permettant de se fixer aux autres facteurs pour exercer ses propriétés anticoagulantes. Il existe par conséquent une diminution de l’activité protéine C au cours de la grossesse, ce qui perturbe l’exploration de la résistance à la protéine C activée (RPCa), notamment aux 2e et 3e trimestres. La diminution de la protéine S est donc un facteur procoagulant. Si un bilan de thrombophilie est effectué durant la grossesse ou au décours immédiat de celle-ci, il est inutile de doser la protéine S, qui est physiologiquement diminuée. L’interprétation de la RPCa est également difficile.
Sur le plan du système fibrinolytique, l’activateur du plasminogène (t-PA : tissue Plasminogen Activator) et les inhibiteurs de l’activateur de plasminogène (PAI-1) sont peu modifiés pendant la grossesse. Les inhibiteurs de la formation de plasmine augmentent au cours de la grossesse, et pour la plupart des auteurs, il existe une baisse de l’activité fibrinolytique qui concourt à l’état d’hypercoagulabilité évoqué plus haut [7].