19: Troubles des conduites alimentaires

Chapitre 19 Troubles des conduites alimentaires




19.1 Introduction



Les troubles des conduites alimentaires dont la dimension psychiatrique est la plus affirmée, essentiellement l’anorexie mentale et la boulimie, demeurent à bien des égards des énigmes quant à leurs origines, leur évolution et en conséquence quant au choix du traitement le plus approprié. Comme l’ensemble des troubles du comportement, notamment les conduites addictives parmi lesquelles certains n’hésitent pas à les ranger, leur origine est multifactorielle. Il existe des facteurs de vulnérabilité liés à la personnalité avec sa double composante, d’héritabilité génétique, surtout pour les anorexies restrictives avec une comorbidité de troubles obsessionnels compulsifs, et de troubles de l’attachement et du développement parfois favorisés par des traumatismes et des événements de vie aux conséquences négatives. Sur cette personnalité fragilisée, des facteurs déclenchants fortement corrélés avec la puberté, l’état émotionnel de la famille et l’environnement socioculturel vont déclencher le trouble du comportement que des facteurs psychologiques, interactionnels et biologiques ont contribué à entretenir.


D’une réponse de type adaptatif à une situation de débordement et d’impossibilité de gérer le stress on passe, plus ou moins rapidement, à l’organisation contraignante d’un comportement aux effets négatifs que la pérennisation transforme en une véritable maladie dont l’évolution peut être sévère, parfois mortelle, et dont les conséquences sur l’état somatique, psychologique et la vie affective, sociale et professionnelle s’avèrent dramatiques avec la prolongation du comportement. On a ainsi tous les intermédiaires entre un trouble plus ou moins réactionnel, parfois spontanément résolutif, et une pathologie durable et même chronique plus ou moins intriquée avec une comorbidité dont la palette est très large.


On ne peut donc pas mettre sur le même plan et avoir les mêmes objectifs de soin face à une anorexie de l’adolescence, même évoluant depuis plusieurs années, et une anorexie chronique de l’adulte. La difficulté est d’évaluer le degré de chronicisation qui n’est pas lié à la seule durée mais à l’organisation de la vie autour du comportement pathologique, et à la progressive restriction de tous les intérêts et à l’évitement des échanges et des plaisirs gratifiants.


Anorexie et boulimie sont intimement liées. Toute anorexique a la hantise de devenir boulimique et toute boulimique rêve de devenir anorexique. Mais, si nombred ‘anorexiques vont être confrontées à la boulimie, peu de boulimiques deviendront anorexiques, ce qui montre qu’il est plus facile de lever une inhibition que d’en créer une. Ces conduites sont paradigmatiques d’une problématique adolescente et au-delà humaine, mais que l’adolescence exacerbe, à savoir la peur de perdre le contrôle de soi et que le désir nous aliène à son objet. C’est le reflet de cette spécificité humaine qu’est la conscience réflexive fondement de la conscience de l’image de soi et de l’image qu’on pense que les autres ont de nous, c’est-à-dire le narcissisme. Conscience qui conduit à ce paradoxe que ce dont on a besoin pour se compléter peut être perçu comme une menace pour notre autonomie. C’est ce que met en scène le couple anorexie-boulimie, quelle que puisse être la multiplicité des facteurs qui en génèrent l’expression. Se priver de ce dont on a besoin peut devenir le moyen paradoxal de se rassurer et d’affirmer son autonomie voire son identité.


Derrière ce paradoxe et la menace qu’il représente se cache toujours l’insécurité interne et la violence des émotions qu’elle génère. L’anorexie nous confronte ainsi à ce qui peut fonder le surinvestissement d’une cognition et au-delà aux raisons de l’émergence et de la disparition d’une croyance. Croyance déréelle, sinon délirante, qu’elle est trop grosse, ou qu’elle n’est pas maigre et en tout cas que son état physique n’est pas un problème. Qu’est-ce qui est susceptible de susciter une telle adhésion à une pensée quelle qu’elle soit ? C’est toute la question du lien entre émotion et cognition. Le point commun c’est à nos yeux le défaut de moyens internes propres de sécurisation et ses conséquences : la nécessité de se cramponner à une réalité perceptive externe ou à une conviction interne.


Comme pour tous les sujets très insécures, leur équilibre émotionnel et leur image d’elles-mêmes sont massivement « environnement-dépendants ». Il en résulte une grande sensibilité au contexte environnemental, et à toutes les informations sensorielles qui s’en dégagent. Cette sensibilité à l’atmosphère relationnelle les rend particulièrement vulnérables à toute déception. Et celle-ci sera d’autant plus grande que l’attente était forte et l’idéalisation importante. Mais sans attente et sans une certaine idéalisation, la relation et la mobilisation qu’elle seule peut induire risque de ne pas se produire.


Comment dénouer le piège et ouvrir le lien ? C’est à ce double défi que sont confrontés les thérapeutes de ces patientes. Comment les aider à retrouver une motivation à prendre soin d’elles et à accepter de s’ouvrir au plaisir ? Comment rendre tolérable cette motivation et éviter qu’elle ne soit perçue comme un facteur de déséquilibre interne, une perte de la sécurité narcissique que leur procure la conduite anorexique et un pouvoir sur elles donné à l’objet qui les motive. Abandonner les convictions qui nourrissent leur conduite anorexique, c’est du même ordre que lâcher la main de sa mère pour l’enfant qui a peur. À quoi s’ajoutent avec la prolongation de la conduite anorexique les bénéfices narcissiques et identitaires d’un état qui les assure d’être vues, de susciter le regard et les préoccupations des autres, et de trouver une identité qui les conforte dans leur différence et dans leur pouvoir de résister aux sollicitations et au pouvoir des autres.


Comment sortir de l’impasse ?


À un paradoxe il faut parfois savoir répondre par un autre paradoxe. Parce que ce dont ont besoin ces patientes est aussi ce qui les menace, il faut savoir leur prescrire et parfois leur imposer ce qu’elles n’oseraient pas se permettre d’acquérir ni même de montrer qu’elles le désirent. À cette contrainte interne à la privation il faut savoir opposer une contrainte externe porteuse de liberté potentielle. Mais à condition d’éviter la confrontation en miroir dans l’emprise réciproque.


Il faut pour cela pouvoir sortir d’un face-à-face dangereux. C’est le rôle du dispositif de soin dont la thérapie bifocale est une des facettes ainsi que la reprise d’un lien de plaisir avec les pairs loin du regard parental trop aliénant parce que ressenti comme trop nécessaire et trop chargé d’anxiété. C’est toute la question des modalités du traitement qui est ainsi posée, de la place respective de l’attention portée au comportement alimentaire et aux approches psychothérapiques individuelles et familiales comme celle accordée au passé et à l’actuel. Poids de l’actualité du comportement anorexique ou boulimique avec ses effets réorganisateurs sur la personnalité, les liens avec l’entourage, l’image de soi et même l’identité. Sa prolongation favorise son autorenforcement. Mais aussi poids de la détresse sous-jacente des patientes qui alimente leur cramponnement à leurs convictions déréelles et aux troubles du comportement qu’elles induisent. Quels que puissent être les facteurs, souvent multiples, à l’origine de cette détresse, son ampleur appelle une réponse immédiate et actuelle. Les troubles du comportement qu’elle induit ont valeur de demande avant tout par leur caractère contraignant et le danger qu’ils représentent. Il va falloir que ceux qui sont censés prendre soin d’elles et être les garants de la satisfaction non pas de leurs désirs apparents mais de leurs besoins les plus fondamentaux acceptent la tâche paradoxale d’imposer des limites à ces comportements destructeurs et de susciter une confiance suffisante pour que les patientes trouvent la motivation pour les abandonner et s’ouvrir à un nouveau mode d’être et d’échange avec les autres mais aussi en miroir avec elles-mêmes.




Généralités : difficultés méthodologiques


Les études réalisées en population générale utilisent deux types de méthode. Les premières font passer dans un premier temps les tests de dépistage des TCA puis posent des diagnostics à partir des classifications choisies par les auteurs. Les secondes utilisent soit des instruments diagnostiques (par exemple le SCID, le CIDI, le MINI), soit des autoquestionnaires, afin de poser des diagnostics. Quelle que soit la méthode, la comparaison des résultats de ces études est difficile. En effet, pour les premières les échelles de dépistage ou de diagnostic utilisées sont variables : EAT (Eating Attitude Test), EDI (Eating Disorder Inventory), BITE (Bulimic Inventory Test of Edimburg), FRS (Figure Rating Scale), etc. et les auteurs n’utilisent pas les mêmes scores-seuil de sévérité en fonction de ce qu’ils veulent montrer. Les secondes utilisent des instruments différents, avec des seuils de poids variables pour le diagnostic de l’anorexie mentale, et une fréquence des crises différente pour celui de la boulimie. De plus, les études utilisent des critères de recherche différents, définis soit par le DSM (DSM-III, DSM-III-R, DSM-IV), soit par la CIM-10, ou encore, plus rarement, par les critères de J.P. Feighner ou de G.F.M. Russell. La variabilité de ces critères est problématique car ils définissent des groupes de patients différents, ce qui peut faire varier les estimations de prévalence ou d’incidence d’une étude à l’autre. Ainsi, en ce qui concerne la boulimie, elle a été définie en 1979 et ultérieurement, le DSM-III-R introduisit le critère de fréquence des crises dans la définition. Cette pathologie a fait son apparition dans la classification américaine avec la publication du DSM-III en 1980, ce qui explique que l’on ne dispose encore que de peu de données la concernant. En ce qui concerne l’anorexie mentale, la définition du critère de seuil de poids n’a cessé de changer au fil du temps [17].


De plus, les populations étudiées sont souvent biaisées et les études ne concernent que rarement un échantillon représentatif de la population générale : ce sont soit des étudiants, soit des patients recrutés chez les médecins généralistes, soit des patients hospitalisés dans des services spécialisés, ou des cas issus de registres de jumeaux.


On dispose de peu de données épidémiologiques sur les TCA, qu’il s’agisse d’études de cohorte, d’études de prévalence ou d’études de mortalité. De surcroît, elles portent le plus souvent sur de petits échantillons de patientes. On ne peut donc pas apprécier les modifications d’incidence et de prévalence, pourtant souvent alléguées.



Épidémiologie



Prévalence


Les TCA concernent surtout le sexe féminin. Le risque relatif de l’anorexie mentale est de un homme pour plus de 10 femmes [9]. La fréquence de la boulimie chez les hommes était assez faible dans les études les plus anciennes, le sex ratio était alors estimé à 18 femmes pour un homme. Des études plus récentes [14, 25] ont remis cela en question avec des ratios variant de 1/8 à 1/3.


Dans une revue de la littérature de 2006, H.W. Hoek rapporte que la prévalence de l’AM dans des échantillons féminions âgés de 11 à 35 ans varie de 0,28 à 0,9 %, le chiffre le plus élevé étant retrouvé dans un échantillon de patients de 15 à 18 ans [10]. Cependant, des études plus récentes sont en faveur d’une prévalence supérieure entre 0,9 % [14, 25] et 2,2 % [16] et de 0,24 à 0,3 % pour les hommes [14, 26].


Concernant la boulimie, sa prévalence sur la vie entière est estimée autour de 1-1,5 % [9, 14] et 0,5 % pour les hommes [14]. L’étude Sud Haute-Marne de M. Flament retrouvait une prévalence de la boulimie de 1,1 % chez les jeunes femmes et de 0,2 % chez les garçons au sein d’une population de 3 527 adolescents [6].



Incidence


EN 2003, H.W. Hoek [10] a réalisé une revue des études d’incidence de l’anorexie mentale. La plus ancienne datait de 1931 et la plus récente de 1995. L’incidence variait de 0,1 à 12 pour 100 000 habitants/an. La disparité importante de ces résultats est liée aux échantillons considérés (sujets consultant à l’hôpital, toutes spécialités confondues, ou consultant en cabinets de médecins généralistes, ou encore enquêtes dans des échantillons de population générale ex : lycéennes, registres de jumeaux). L’incidence était faible en médecine générale ou en médecine de ville spécialisée (toutes spécialités confondues) ; ainsi Lucas a retrouvé, en population clinique (médecine de ville), une incidence globale de l’anorexie mentale de 8,3 pour 100 000 habitants/an entre 1935 et 1989 à Rochester [19]. L. Currin et al. ont retrouvé une incidence de 4,2 à 4,7 en médecine générale en Grande-Bretagne entre 1994 et 2000 ; l’incidence la plus élevée en médecine générale se situe entre 15 et 19 ans (40 % des cas détectés) [4].


Dans sa revue de la littérature, H.W. Hoek en 2003 [9] estime que si l’incidence de l’AM faible en soins primaires, son estimation est plus élevée en population générale (15,7 pour 100 000 chez les 10–24 ans) [26]. Une étude récente a même montré que l’incidence est bien plus élevée en population générale féminine, de l’ordre de 270 pour 100 000 personnes/ans entre 15 et 19 ans. Par ailleurs, plus de la moitié des sujets n’ont pas été détectés [9, 10, 14, 16]. L’incidence en population masculine a été peu étudiée. L’incidence de la boulimie varie dans 3 études entre 11,5 et 13,5 pour 100 000 habitants/an en médecine générale ou médecine de ville. La plus grande incidence était observée dans la tranche 10–19 ans (35 pour 100 000 habitants/an). G.E. Van Son et al. en 2006 ont observé en soins primaires en Hollande que l’incidence de la boulimie était environ 2,5 fois plus importante en zone urbaine qu’en zone rurale, et cinq fois plus dans les grandes villes [29]. Seuls 6 % des sujets souffrant de boulimie en population générale consulteraient en psychiatrie et le double en médecine générale [9].



Évolution de l’incidence au cours du temps


L’augmentation de l’incidence de l’anorexie mentale est un sujet de polémique. Il faut préciser que ce débat s’appuie le plus souvent sur des études réalisées en population clinique, c’est-à-dire sur les cas soignés et/ou diagnostiqués. La fréquence observée évolue en fonction des capacités de dépistage des soignants et de la demande de soins qui varient en fonction de l’époque considérée (médiatisation récente des TCA) ; mais aussi en fonction des critères diagnostiques utilisés, des techniques d’enregistrement des cas, des variations démographiques des populations, des méthodes de détection utilisées, et des pays considérés [9, 10]. Ainsi, selon certains, l’incidence de l’AM a augmenté en Europe dans la population clinique depuis les années 1950 jusque dans les années 1970 et s’est ensuite stabilisée [9]. De même la fréquence de l’anorexie mentale sévère (hospitalisée) a augmenté durant les années 1960–1970 en Suisse et s’est stabilisée ensuite autour de 1,2 pour 100 000 habitants. En revanche cette incidence a augmenté aux États-Unis entre 1935 et 1989 chez les femmes de 15 à 24 ans suivies pour AM à la Mayo Clinic (étude unicentrique).


En ce qui concerne la boulimie, on observe une augmentation considérable de son incidence en soins primaires au Royaume-Uni dans les années 1990, puis une diminution qui concerne la tranche des 20–39 ans et non celle des 10–19 ans pour laquelle l’incidence est restée stable. Les auteurs pensent que ces variations pourraient être artificielles. En effet l’augmentation de l’incidence est possiblement liée à la détection de cette nouvelle entité (décrite pour la première fois en 1979 et incluse dans le DSM-III en 1980) et à l’effet « Princesse Diana » (qui avait révélé dans la presse être boulimique) qui a été à l’origine d’un effet de mode chez les médecins et d’un accès aux soins plus facile par les patientes, puis cet effet se serait peu à peu estompé. La baisse d’incidence refléterait aussi une baisse des consultations auprès des généralistes due à ce phénomène et peut-être aussi par le développement de très nombreux nouveaux moyens de se faire aider (sites Internet). Les patients ne passeraient donc plus forcément par le médecin généraliste.


Cependant cette baisse a été aussi constatée sur une autre période, aux États-Unis entre 1982 et 2002 dans un échantillon d’étudiants au collège (incidence de 4,2 en 1982, 1,3 en 1992 et 1,7 en 2002).



Troubles des conduites alimentaires autres qu’anorexie et boulimie


La prévalence et l’incidence du Binge Eating Disorder (BED) ou hyperphagie boulimique, défini par le DSM-IV, sont moins bien connues, elles dépendent de la définition des « binges ». Le BED est rare chez les adolescents et préadolescents [9] (0,2 % entre 10 et 18 ans) et varie chez les adultes entre 1 et 4,5 % en fonction de la définition choisie. [8, 12]. Le BED semble plus fréquent chez les femmes que chez les hommes (3,5 % versus 2 %), et s’il est fréquemment associé à l’obésité, il semble avoir une agrégation familiale indépendamment de l’obésité [11]. Il pourrait être également plus fréquent en population noire américaine que chez les Américains blancs (1 seule étude, 1 seul lieu, petit échantillon : 54 sujets noirs américains, différence de milieu social).


Les formes subsyndromiques des TCA (présentant certains critères mais pas tous) sont beaucoup plus fréquentes que l’AM et la BN et sont appelées EDNOS (Eating Disorders Not Otherwhise Specified) ; elles sont présentes chez 60 % des sujets consultants pour TCA [10]. Ces EDNOS évoluent au cours du temps [28], environ 40 % présentent le diagnostic d’AM ou de BN dans l’année [13], ou les deux années, qui suivent la première consultation. Une méta-analyse de 125 études publiées entre 1987 et 2007 (dont les effectifs étaient : AM = 11,557, BN = 13,682, BED = 2 707) [24] a conclu que les symptômes alimentaires et la psychopathologie des EDNOS sont similaires à ceux des AM et des BED, et moins importants que ceux des BN. Les sujets présentant tous les critères diagnostiques de l’AM à l’exception de l’aménorrhée ne diffèrent pas de ceux recevant le diagnostic d’AM. De même, ceux présentant tous les critères de la BN et du BED, à l’exception de la fréquence des crises, ne se différencient pas respectivement des BN et des BED. De ce fait les auteurs proposent que les définitions de l’AM, de BN et du BED soient revues dans le afin d’élargir les définitions de ces entités.



Évolution, guérison, chronicité


Peu de données sont disponibles en population générale. La durée moyenne d’évolution de l’anorexie semble plus courte en population générale qu’en population clinique. En effet elle y varie de 1,7 an [12] à 3 ans [16] en moyenne, alors que dans les études en population clinique, la durée moyenne d’évolution est rarement inférieure à 4 ans [27], ce qui témoigne probablement d’une sévérité plus importante des cas observés en population clinique.


H.C. Steinhausen [27] a fait la synthèse de 119 études longitudinales totalisant 5 590 patients. Bien que les études aient beaucoup différé en termes de méthode (taille d’échantillons, peu d’études prospectives, critères diagnostiques variables de ceux de J.P. Feighner et du DSM-IV, durée de suivi variant considérablement de 1 à 29 ans), les conclusions sont fort intéressantes. Ainsi, 47 % des personnes ayant été touchées par l’anorexie mentale sont guéries, 34 % sont améliorées, 21 % souffrent d’un TCA chronique, 5 % sont décédées. L’ amélioration est plus importante si les principaux symptômes sont considérés isolément : la normalisation du poids a été retrouvée chez 60 % des sujets, le retour des règles chez 57 % et la normalisation du comportement alimentaire chez 47 %. Après 5 ans d’évolution, 66,8 % des sujets AM [16].


Concernant la boulimie, les données sont plus rares. La durée moyenne d’évolution de cette pathologie est bien supérieure à celle de l’AM, en population générale elle est de 8,3 ans. Berkman et al. en 2007 ont recensé 8 cohortes de suivi de patients boulimiques, ayant inclus 80 à 185 patients suivis entre 1 et 12 ans [2]. En général la symptomatologie alimentaire s’amende, restant néanmoins plus importante qu’en population générale. Après 7 ans de suivi, 73 % des sujets ont été en rémission lors du suivi mais 35 % d’entre eux ont rechuté. Après 12 années de suivi de patients ayant été hospitalisés, 67 % sont guéris sans trouble de conduites alimentaires. Le pourcentage de guérisons dépend de la durée d’abstinence requise pour parler de guérison et de la durée du suivi.



Mortalité


La mortalité de l’AM était estimée, dans une méta-analyse de 42 études de 1980 à 1993, sur 3006 sujets, à 0,5 % par année et 5,6 % par décade au milieu des années 1990, soit 9,6 fois la mortalité observée dans une population générale du même âge pour 6 à 12 ans de suivi [21]. Une mortalité similaire a été constatée en France chez 601 sujets hospitalisés 10 ans auparavant (RSM = 10,6 ; IC95 % : 7,6-14,4) [11]. La mortalité semble moins importante chez les sujets soignés avant 20 ans [27]. Par ailleurs, une étude centrée sur 748 adolescents et jeunes adultes, hospitalisés pour anorexie mentale en Suède entre 10 et 26 ans [8] a montré une surmortalité de ces adolescents, en comparaison avec la population générale (4,5 % contre 0,9 %). F. Lindblad et al. en 2006 [18] ont montré sur 1 118 sujets que la mortalité a diminué au cours du temps chez des adolescents hospitalisés en Suède pour AM, ce qu’ils attribuent au développement de centres de soins spécialisés dans ce pays. Les complications somatiques de l’AM devancent le suicide comme principale cause de décès chez les 13–19 ans. Plus récemment, l’étude la plus importante réalisée concernant la mortalité de l’AM (6 009 sujets hospitalisés en Suède pour anorexie mentale entre 1973 et 2003) estime que la mortalité est 6,2 fois plus importante chez ces sujets qu’en population générale. La mortalité est maximale l’année qui suit la sortie de l’hospitalisation [22].


Une consommation importante d’alcool lors de l’évaluation augmente le risque de mortalité [15]


Pour la boulimie, on a longtemps pensé que la mortalité était faible. Ainsi une méta-analyse réalisée sur 43 études de suivi de 690 sujets n’a pas retrouvé de surmortalité (RSM = 1,6 ; IC95 % : 0,8–2,7). Cependant deux études récentes réalisées pour la première sur des sujets suivis en ambulatoire et pour la seconde sur des sujets hospitalisés contredisent le précédent résultat [3, 12] (respectivement 906 patients = 1,57, IC95 % : 1,09–2,19 et = 5,52 pour 358 patients ; IC95 % : 2,64–10,15).


En ce qui concerne les EDNOS, alors qu’ils sont parfois considérés comme des formes moins sévères, leur mortalité semble elle aussi considérable (pour 802 sujets RSM = 1,81 IC95 % : 1,31–2,45) [3].



Approche transculturelle



Épidémiologie


Les troubles des conduites alimentaires ont été initialement décrits dans des populations occidentales ; on a même parlé de spécificité occidentale. Mais depuis quelques années, on recense de nombreuses publications décrivant l’apparition de cas dans des sociétés non occidentales. Des études ont été réalisées par exemple en Égypte, au Japon [23] avec des taux d’incidence se rapprochant de ceux des pays occidentaux, au Maroc [7], en Iran [1], en Chine [5]. Les prévalences sur la vie entière pour l’anorexie mentale et pour la boulimie sont assez similaires à celles des populations occidentales.



Composante culturelle de l’anorexie et de la boulimie


L’idée que les sociétés occidentales (européennes et américaines) produisent des modèles de vie reposant sur la performance, la maîtrise de ses émotions et une apparence physique « sculptée » est assez couramment admise. Nombre d’auteurs y voient une des explications de la plus forte prévalence des troubles des conduites alimentaires dans ces sociétés. R.D. Mautner [20] a montré sur une population occidentale que l’internalisation des valeurs sociétales est très corrélée à une perturbation de l’image corporelle.


Toutefois, des opinions variées existent à ce sujet :



selon la 1re hypothèse, les troubles du comportement alimentaire ont un rapport avec le monde occidental et se diffusent avec ce mode de vie dans les populations non occidentales. L’accroissement de ces troubles dans ces pays serait donc lié à une augmentation de l’incidence réelle. L’étude des populations transplantées apporte des arguments dans ce sens : l’anorexie mentale interviendrait chez les non-occidentaux qui arrivent dans un pays occidental, car la minceur représenterait une valeur d’intégration. Cela a pu être montré par C. Davis [5] par l’étude d’une population de Chinois vivant aux États-Unis. A contrario, chez les Amishs, où les populations sont exclues du monde moderne, on ne retrouve pas les anomalies de perception du schéma corporel des autres populations occidentales chez les jeunes femmes [24]. Cela semblerait montrer que les troubles des conduites alimentaires — et surtout les troubles de l’image du corps — seraient liés aux messages véhiculés par les médias (toutefois la méthode de cette enquête est contestable puisque les Amishs n’étaient pas comparés à des témoins) ;


selon la 2e hypothèse, les troubles existent dans toutes les populations mais ont une expression différente selon les cultures. Par exemple, la phobie du gras serait moins prépondérante chez les Asiatiques, alors qu’elle constitue un critère important du DSM-IV. Certains auteurs comme S. Lee pensent qu’il faut revoir les justifications du jeûne et les élargir [17] ;


selon la 3e hypothèse, les troubles des conduites alimentaires existent dans toutes les cultures mais on ne les détecte pas toujours. Ainsi, à l’appui de cette hypothèse, P. Abdollahi et J. Mann [1] ont comparé une population d’Iraniennes de Téhéran, d’Iraniennes peu intégrées à Los Angeles et d’Iraniennes très intégrées. Ils ont, par exemple, recueilli des mesures physiques (l’IMC = indice de masse corporelle et l’IMC idéal) et sociales avec des mesures de l’acculturation et de l’exposition à la culture occidentale comme le nombre d’heures de port de la burka. Ils en concluent qu’il n’y a pas de différence significative concernant les symptômes des troubles des conduites alimentaires ou d’insatisfaction corporelle entre les Iraniennes de Téhéran et celles de Los Angeles. On retrouve d’ailleurs plus d’insatisfaction corporelle, de volonté de garder l’estomac vide chez les Iraniennes de Téhéran. Les Iraniennes les plus intégrées de Los Angeles n’ont pas non plus de différence de symptômes par rapport aux Iraniennes de Los Angeles les moins intégrées [1].




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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 19: Troubles des conduites alimentaires

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