5: Sociologie des troubles psychiatriques

Chapitre 5 Sociologie des troubles psychiatriques



Est-il possible de concevoir la maladie mentale en tant que phénomène social ? C’est à l’un des fondateurs de la sociologie française, Émile Durkheim (1858–1917) qu’il faut d’abord remonter pour traiter cette question [3]. Celui-ci appréhende la maladie comme une forme de déviance, c’est-à-dire la manifestation de comportements qu’une société donnée considère comme anormaux. Cette proposition donne lieu à au moins trois corollaires. Premièrement, l’expression de la maladie (symptômes, comportements), comme toute autre transgression de normes, est sujette aux réponses coercitives de la société. Le sociologue essaie de comprendre comment la gestion et le traitement médical de la maladie relèvent en même temps du contrôle social. Deuxièmement, l’apparition de la maladie et les formes qu’elle prend font l’objet d’une variabilité culturelle et sociale. Les groupes et les cultures ont leurs propres façons de définir et de traiter le pathologique. Le malade lui-même se conforme à leurs définitions, dans la façon d’exprimer sa détresse et d’agir. Troisièmement, en circonscrivant ce qui est considéré comme pathologique, la société régit les contours de la normalité [3]. Ce principe s’applique à toutes les sociétés, comme le montrent l’ethnopsychiatrie et l’anthropologie psychiatrique.


La perspective durkheimienne donne lieu habituellement aux recherches macrosociologiques des déterminants sociaux de la maladie mentale. Mais elle permet aussi des approches microsociologiques qui montrent comment les processus d’interaction sociale sont à l’œuvre dans la construction sociale de maladie. Dans ce chapitre nous présentons les deux approches. Dans un premier temps, nous abordons les recherches qui cherchent les origines de la maladie mentale dans la structure sociale. Nous évoquons les différents types de positions sociales associées à la maladie mentale et les mécanismes soupçonnés de produire cette relation. Dans un deuxième temps, nous présentons la construction sociale de la maladie mentale. Nous montrons comment, à travers les processus sociaux de stigmatisation et d’étiquetage, la désignation de la maladie mentale elle-même a des effets sociaux. Dans un troisième temps, nous revenons à la problématique de la coercition dans le maintien des frontières entre le normal et le pathologique. Les réponses sociales et médicales à la maladie mentale s’apparentent aux processus macrosociologiques aussi bien qu’aux processus microsociologiques. Nous montrons comment la gestion de la maladie mentale et les transformations actuelles du système psychiatrique changent la conception de la maladie mentale. Enfin, nous terminons ce chapitre avec quelques réflexions sur le renouvellement de la sociologie de la santé mentale à l’intersection du social, du psychiatrique et du biologique1.



Les déterminants sociaux de la maladie mentale



Position sociale et maladie mentale


Le fait que la maladie mentale soit un phénomène social est démontré par les régularités dans la distribution des cas de maladie selon les caractéristiques de la structure sociale. En fait, une association inverse entre la plupart des maladies mentales et la position sociale est constamment retrouvée depuis les premières enquêtes menées au XIXe siècle [11]. Cependant, jusqu’aux dernières décennies, les statistiques à partir desquelles a été calculée cette association concernent principalement les maladies sur des statistiques portant sur la prise en charge (par exemple, le nombre d’hospitalisations psychiatriques ou de visites ambulatoires dans une ville donnée).


Depuis une trentaine d’années, les recherches ont été menées en « population générale ». Les épidémiologistes ont pu montrer par ce type d’enquête que la plupart des individus ayant un diagnostic psychiatrique, selon les critères de l’outil de recherche2, déclarent ne jamais avoir eu de contact avec un psychiatre ou un autre soignant (professionnel ou non). Presque la moitié des personnes répondant aux critères d’un trouble mental grave et/ou chronique déclarent ne pas avoir eu un tel contact dans l’année précédant l’enquête. Donc, il est intéressant de noter que malgré le déplacement des enquêtes vers la population générale, la forte association entre trouble mental et position sociale demeure. C’est donc bien la structure sociale et pas la sélection opérée par la prise en charge des malades qui explique cette association3.


Comme dans la plupart des domaines de la maladie, le genre crée des distinctions. Les sciences sociales distinguent la catégorie de « sexe » — le plus souvent traitée comme une dichotomie fixe — et la notion de « genre ». Celle-ci connote les différentes facettes de la socialisation et de l’identité construites par les hommes et les femmes, ainsi que des identités sociales telles le « troisième sexe ». Elle met l’accent sur le processus social et sur les rapports de pouvoir là où le sexe apparaît comme une catégorie figée liée à un destin biologique. Or, en matière de santé mentale, il est commun d’attribuer une fragilité psychologique plus importante aux femmes. Dans les enquêtes sociologiques, cette différence disparaît ; les taux de troubles mentaux apparaissent légèrement plus élevés pour les hommes. En fait, les femmes auraient plutôt tendance à souffrir de troubles « internalisés » (affectifs ou anxieux) et de plusieurs troubles en même temps, tandis que les hommes seraient plus touchés par les troubles « extériorisés » (de la personnalité, liés à l’utilisation de substances psychoactives, etc.). La tendance des hommes à avoir une fréquence de trouble mental sur la vie plus élevée que celle des femmes s’explique par la prédominance chez eux des troubles du comportement, lesquels débutent tôt et durent longtemps si ce n’est toute la vie [14]. La division du travail et les inégalités en termes de responsabilités (au domicile, dans l’éducation des enfants, au travail, etc.), de reconnaissance, de rémunération — pour ne mentionner que quelques phénomènes — s’expriment à travers des différences dans la maladie mentale. Outre l’examen des circonstances et conditions de vie différentes, la piste de la socialisation différente des filles et des garçons, qui conduirait à des manières différentes de réagir, reste à explorer.


L’appartenance à un groupe ethnique constitue un troisième aspect de la position sociale traité en sociologie de la maladie mentale. Dans les pays, tels la Grande-Bretagne ou les États-Unis, qui permettent l’utilisation de ces deux catégories dans le recueil statistique, les sociologues ont observé des rapports complexes entre ethnicité, « race », statut socio-économique et maladie mentale. Certaines recherches ne trouvent aucune différence entre la santé mentale des « noirs » et celle des « blancs » appartenant aux strates situées en bas de l’échelle sociale. D’autres montrent que ce lien varie selon le genre et que les hommes « blancs » moins aisés sont en plus mauvaise santé mentale que leurs homologues « noirs ». Les explications possibles sont multiples :



Dans d’autres enquêtes, la mauvaise santé mentale est associée à la discrimination ethnique, et les effets de celle-ci sont indépendants de l’appartenance à une classe sociale défavorisée ([12] p. 27–28).


L’influence de la structuration sociale a été mise en évidence dans des enquêtes mesurant l’impact des conditions économiques (fermeture d’usines, récession) sur l’utilisation des soins psychiatriques ainsi que sur la santé mentale et la dépression (in [11]). Il reste aujourd’hui à examiner l’effet des mutations dû à la diminution de l’offre d’emploi, à la désindustrialisation, la restructuration du travail sur la santé mentale, effets faisant déjà l’objet de débats en psychologie du travail.



Les mécanismes sous-jacents


Pour expliquer le rapport entre maladie mentale et position sociale, l’hypothèse de la causalité par sélection a toujours été opposée à celle de la causalité « sociale » (terme malheureux, au sens où les deux hypothèses admettent une influence sociale). Les deux partent du constat d’une prépondérance des troubles mentaux en bas de l’échelle sociale et utilisent les études de mobilité sociale inter et intragénérationnelle pour l’expliquer. L’hypothèse de la sélection (drift hypothesis) explique cette prépondérance par la mobilité sociale descendante des personnes souffrant de troubles mentaux graves. Leurs difficultés avec l’école ou le travail, par exemple, les conduisent vers une position sociale inférieure à celle du départ. L’hypothèse de la causalité sociale met l’accent sur les conditions de vie dans les milieux moins aisés et l’absence de ressources pour contrebalancer les heurts, les stress, etc. Ces mécanismes, disproportionnellement présents en bas de l’échelle sociale, expliqueraient la prépondérance des troubles mentaux qui s’y trouvent. Les résultats des études testant ces deux hypothèses semblent montrer que les deux processus sont en jeu, bien que moins présents dans le cas des troubles psychotiques [11, 20].


Une autre série d’études cherche des mécanismes au niveau du contexte proche de l’individu. La causalité sociale est ici examinée à travers la modélisation des événements de vie, du soutien social et des troubles mentaux. Le contexte proche inclut aussi les caractéristiques du travail. Des études ont pu montrer que le contrôle — inégalement réparti — de l’individu sur son propre travail expliquerait le gradient de psychopathologie selon la hiérarchie professionnelle au sein des établissements publics, des administrations publiques et de certains autres milieux de travail. Les employés de bureau, en particulier, ont des problèmes de santé mentale plus importants que ceux qui occupent des postes hiérarchiquement inférieurs ou supérieurs. L’effet du contrôle sur les symptômes psychiatriques est indépendant de l’effet des ressources socio-économiques, comme les revenus. Et ces effets diffèrent selon qu’il s’agit de femmes ou d’hommes [11].


La recherche des mécanismes qui expliqueraient la forte association entre position sociale et trouble mental soulève des questions de méthodologie. Premièrement, les façons de conceptualiser et de mesurer la position sociale sont aujourd’hui remises en question. De multiples aspects de celle-ci, comme les possessions matérielles ou le quartier d’habitation, ont des effets indépendants des revenus sur la santé mentale. Deuxièmement, dans une même strate (ou classe sociale, selon l’orientation théorique du chercheur), les disparités en termes de revenu et de niveau de diplôme diffèrent selon les catégories de genre, d’ethnicité et d’autres caractéristiques non économiques. La perception de ces disparités relatives influence la santé indépendamment de la privation absolue (absolute deprivation) (par exemple, le niveau de revenus). Les chercheurs en sociologie de la santé et en santé publique soulignent actuellement la nécessité de prise en compte de l’une conjointement à l’autre [20].


La perspective macrosociologique en sociologie de la santé mentale a évolué grâce à la sophistication des méthodes quantitatives et aux apports des outils diagnostiques standardisés et des méthodologies développés par l’épidémiologie psychiatrique. Ces changements, conjointement aux mutations sociales et aux mouvements identitaires, ont influencé les thèmes sur lesquels travaillent les sociologues de la santé mentale. En particulier, le registre des positions sociales s’est à la fois étendu et affiné à de nouvelles catégorisations telles les étapes du cycle de vie, l’appartenance religieuse et même les identités nouvellement revendiquées, par exemple celles de « gay » ou de « lesbienne »4. Le défi pour le chercheur aujourd’hui est de saisir comment ces différentes dimensions interagissent pour influencer la maladie mentale. Enfin, les recherches sociologiques en milieu de travail ont besoin d’étendre leurs études à des populations moins homogènes selon le type d’emploi et l’âge des sujets.



Les processus sociétaux de la construction de la maladie mentale



Actions et désignations dans la construction sociale de la maladie


L’ approche actuelle empruntée par la macrosociologie pour comprendre les mécanismes sous-jacents à la relation « position sociale » – « maladie mentale » ressemble aux modèles explicatifs de l’épidémiologie psychiatrique, comme le montre d’ailleurs une revue de la littérature [12]. La macrosociologie a cependant été critiquée par les tenants d’un autre courant de sociologie de la santé mentale, la microsociologie. Celle-ci porte son attention sur le niveau des interactions entre membres de la société (acteurs sociaux). Deux courants, en particulier, caractérisent cette sociologie. L’interactionnisme symbolique examine la manière dont les acteurs interprètent les symboles (paroles, gestes, etc.) émis par ceux avec qui ils se trouvent en interaction, réussissant ainsi à coordonner leurs actions réciproques. Les approches pragmatistes de la communication s’intéressent plus spécifiquement aux argumentations, ou formes de raisonnement, mises en œuvre par les acteurs pour leur permettre de parvenir à un accord sur le sens de ce qui se passe, et ainsi permettre cette coordination.


S’inscrivant dans cette perspective, le sociologue François Sicot remet en cause l’idée selon laquelle il existerait une relation étiologique évidente entre maladie mentale et pauvreté, voire une correspondance naturelle entre maladie mentale et états de mal-être. Dans une enquête approfondie sur l’orientation des pauvres vers la psychiatrie dans un département de la France, il montre l’argumentation que les travailleurs sont obligés de montrer pour mobiliser une interprétation psychologique et symptomatologique de la situation de leurs clients. Ces argumentations se réalisent souvent contre le gré de ces derniers [18].


La microsociologie fait l’hypothèse que la maladie mentale est toujours l’aboutissement concret — la dernière étape — d’un processus où les acteurs sociaux reconnaissent et interprètent en termes psychiatriques les comportements ou les états d’un des leurs. Ce n’est qu’en fonction de l’interaction continue entre le sujet et autrui que les comportements du premier seront enfin interprétés comme le signe clinique d’une maladie mentale, au lieu d’être considérés comme de simples signes somatiques, sans dimension médicale (caprice, délit, idiosyncrasie, etc.) ou sans guère d’importance (et donc ignoré ou oublié).


La figure 5.1 montre les étapes possibles de ce processus.


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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 5: Sociologie des troubles psychiatriques

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