14: Organicité cérébrale et psychopathologie

Chapitre 14 Organicité cérébrale et psychopathologie




14.1 Introduction



Avant la mise en place de la psychopathologie, S. Freud, dans les années 1886–1896 cherchait un modèle explicatif neurophysiologique à la vie psychique. C’est à cette époque qu’il écrivait que « le cerveau est le siège de la mémoire, des instincts, un laboratoire où se développent tous les phénomènes de l’intelligence ».


Dès l’Antiquité, l’existence de relation entre anatomie cérébrale et comportement avait aussi été envisagée. Dans un passé plus récent, il faut citer l’organologie ou phrénologie fondée par Franck Joseph Gall. À la fin du XVIIIe siècle, cette théorie qui consistait en un mélange de notions de psychologie, de neurophysiologie et de conception philosophique eut un grand succès dans les cercles intellectuels européens. Selon cette théorie, le cerveau était l’organe de l’esprit et consistait en une collection de nombreux centres fonctionnels, chacun desservant une faculté psychologique ou sensorielle particulière. C’est l’observation clinique qui a progressivement permis de mieux comprendre les relations entre comportement et cerveau. L’une des plus célèbres observations cliniques complètes date de 1848 : c’est l’histoire de P. Gage, jeune chef d’équipe dans les travaux de construction des voies ferrées qui, à la suite d’un accident, a présenté des lésions particulièrement importantes des régions frontales médianes entraînant changements comportementaux et émotionnels à l’origine d’une désadaptation sociale majeure.


Notre compréhension des relations entre cerveau, cognition, émotions et comportements a, par la suite, bénéficié de plusieurs développements majeurs d’un point de vue technique et conceptuel :



De nos jours, les neurosciences cherchent à comprendre et à explorer les bases neuroanatomiques et neurophysiologiques de tous les aspects de la vie psychique, les symptômes psychiatriques bien sûr, mais aussi des aspects complexes comme la conscience ou même la morale.


Les interrelations entre cognition, émotion et comportement sont donc de plus en plus proches et sous-tendues par des régions et des réseaux neuronaux complexes et intégrés.


La première partie de ce chapitre a pour objectif de donner les bases neuroanatomiques des symptômes psychiatriques qui peuvent être rencontrés dans différentes affections du système nerveux central.


La deuxième partie est consacrée aux démences. La démence a tout d’abord été caractérisée par une atteinte marquée de la vie affective et de la volonté et une évolution progressive vers une désagrégation complète de la personnalité prenant un aspect de plus en plus déficitaire.


Aujourd’hui plusieurs types de démences sont décrits. La maladie d’Alzheimer est la plus fréquente des pathologies dégénératives, mais on se doit de citer aussi les dégénérescences frontotemporales, les maladies à corps de Lewy, les détériorations mixtes et vasculaires. Il faut souligner que chacune de ces pathologies et la maladie d’Alzheimer en particulier, commence par une phase non démentielle, c’est-à-dire lorsque les signes cliniques, cognitifs ou comportementaux n’ont pas encore d’incidence sur l’autonomie et l’adaptation du sujet. Ces pathologies sont d’un enjeu de santé publique important en termes de dépistage et de traitement précoce. Dans ce cadre, l’évaluation clinique cognitive mais aussi comportemental est fondamentale.




Le syndrome démentiel


Depuis la parution du DSM-III, le syndrome démentiel est défini par un déficit cognitif multiple, incluant nécessairement un déficit mnésique et dont l’intensité est suffisante pour entraîner un retentissement sur les activités sociales et professionnelles. Ces critères présentent plusieurs insuffisances que cherche à compenser la définition du trouble neurocognitif majeur, TNCM, proposé pour remplacer le chapitre démence dans le DSM-5 :



la dominance des troubles de mémoire, calquée sur la symptomatologie de la maladie d’Alzheimer, rend cette définition mal adaptée pour les autres démences. Elle disparaît de la définition du TNCM qui implique simplement un déficit dans un ou plusieurs domaines suivants : attention complexe, fonctions exécutives, apprentissage et mémoire, habiletés visuospatiales, langage. En outre, l’inclusion dans ces domaines de la cognition sociale (reconnaissance des émotions, théorie de l’esprit, régulation du comportement) représente une grande nouveauté. De plus, apparaît la nécessité de tests objectifs et une précision sur les résultats nécessairement inférieure à 2 écarts types par rapport à la moyenne obtenue par une population appariée sur l’âge, le sexe, le niveau culturel ;


le retentissement sur les activités professionnelles et sociales dépend du niveau de celles-ci avant la maladie. La définition du TNCM est plus précise et introduit la notion de déclin par rapport aux activités antérieures ;


la démence (ou le TNCM) correspond à un certain degré de sévérité des déficits cognitifs. Or, la plupart des démences sont liées à des affections dégénératives d’évolution progressive dont les symptômes apparaissent longtemps avant d’atteindre la sévérité nécessaire pour remplir les critères de démence (ou de TNCM). La reconnaissance de cette phase prédémentielle ou préclinique des maladies dégénératives dans le cadre du mild cognitive impairment (déficit cognitif léger) a représenté une étape majeure. Malheureusement, ce cadre est mal défini et sa signification discutée. Le DSM-5 propose, à sa place, le terme de trouble neurocognitif mineur, TNCm, caractérisé par un déficit dans un domaine spécifique ou multiple, mais qui ne provoque pas de déclin significatif des activités de la vie quotidienne. Les données de l’examen clinique doivent être complétées par un examen neuropsychologique objectivant, dans le(s) domaine(s) concerné(s), des performances situées entre 1 et 2 écarts types au-dessous de la moyenne obtenue par une population de référence de sujets appariés sur le sexe, l’âge et le niveau d’éducation ;


la définition de la démence met essentiellement l’accent sur les déficits cognitifs, ce qui tend à faire oublier que les affections démentielles retentissent profondément sur le fonctionnement de la vie psychique et relationnelle du sujet, non seulement du fait des lésions cérébrales, mais également des réactions du sujet et de son entourage aux difficultés qui en résultent. Ce point n’est malheureusement que très partiellement pris en compte dans le DSM-5 par l’inclusion de la cognition sociale dans les critères des troubles neurocognitifs.


Il n’est guère d’affections cérébrales qui ne puissent être à l’origine d’un syndrome démentiel (traumatismes craniocérébraux, encéphalites, sclérose en plaques, tumeurs cérébrales, sida, etc.). Nous envisagerons principalement ici les démences « primitives », en rapport avec des affections dégénératives ou des lésions vasculaires du cerveau.



Les démences dégénératives


Les principales démences dégénératives sont : la maladie d’Alzheimer, les démences à corps de Lewy et les dégénérescences frontotemporales. Leurs caractères communs sont, au plan clinique, une évolution lente et insidieuse et, au plan étiologique, la combinaison, dans des proportions variables, de facteurs génétiques et environnementaux.




Anatomie pathologique – Physiopathologie


La nature des lésions caractéristiques de la MA est aujourd’hui bien connue, mais leurs modalités de formation comme les rapports qu’elles entretiennent entre elles et avec les signes cliniques demeurent l’objet de débats :



Le modèle actuel de la maladie fait de la perturbation du métabolisme de l’APP l’élément premier de la maladie qui favoriserait le développement des DNF, lié au processus de vieillissement.


Plusieurs éléments toutefois sont à souligner :



En réalité, le modèle actuel de la MA comme processus pathologique unique se heurte à de nombreux faits [4] : par exemple, l’existence d’observations rapportant un tableau clinique caractéristique, mais sans PS ou sans DNF à l’examen du cerveau, ou encore de cas dans lesquels les lésions sont localisées dans une seule région du cortex avec peu ou pas de lésions hippocampiques. Enfin, ces lésions histopathologiques ne sont pas spécifiques et les critères actuels du diagnostic neuropathologique ne sont que probabilistes. La présence de lésions importantes peut ainsi être observée chez des sujets n’ayant pas présenté de déficit cognitif : l’hypothèse explicative retenue est que ces sujets auraient une « réserve cognitive » qui leur permettrait de compenser les difficultés cognitives [9]. Mais on ne peut exclure le fait que PS et DNF ne sont peut-être que des marqueurs pathologiques et non les responsables de troubles cliniques.


Selon l’étiologie, on peut distinguer deux types de MA :




Clinique



Phase prédémentielle


Cette période est marquée par deux types de troubles :



Le retentissement sur la vie quotidienne est limité à ce stade, mais l’évolution se fait progressivement vers l’aggravation et la démence en 4–5 ans en moyenne.



Démence de type Alzheimer


Elle associe trois ordres de manifestations :



des déficits cognitifs. Les troubles mnésiques progressent et s’étendent progressivement à la mémoire des faits anciens. Des troubles du langage apparaissent sous forme, au début, d’un manque du mot, puis de difficultés d’expression et de compréhension. Toutefois, la pragmatique du langage est longtemps conservée. Ils s’associent à des difficultés praxiques et à des troubles de la reconnaissance visuelle qui entraînent des troubles d’utilisation des objets et de la reconnaissance des personnes ;


des modifications du comportement. L’apathie progresse, mais les réactions des patients à leurs déficits varient. Certains sont conscients de leurs difficultés et présentent des réactions anxieuses et dépressives. D’autres nient être malades, sont irritables et refusent de coopérer. Des troubles psychotiques sont présents chez environ un tiers des patients : idées délirantes à thème de vol ou de jalousie, hallucinations principalement visuelles. Le comportement social est longtemps conservé. Toutefois, des réactions violentes ne sont pas rares, mais elles demeurent habituellement verbales ;


une restriction de l’autonomie. Le patient a besoin d’une aide, d’abord partielle puis permanente, dans les activités dites instrumentales (gestion des finances, des médicaments, utilisation des machines, du téléphone, des transports en commun, faire les courses, etc.), puis dans les activités de la vie quotidienne (se laver, s’habiller, etc.).Les troubles sphinctériens sont tardifs. En revanche des chutes sont fréquentes.


L’importance relative des différentes manifestations fait que les tableaux cliniques sont, à ce stade, très variables d’un malade à l’autre, mais ils restent dominés par les troubles de mémoire. La rapidité d’évolution est également très variable selon les sujets. Le décès survient, en moyenne, 8 à 10 ans après la démence, du fait de pathologies associées (cancer, affections cardiovasculaires) ou de complications de décubitus.


Plusieurs examens peuvent aider au diagnostic :



l’examen neuropsychologique a pour objectif de caractériser les troubles mnésiques et de mettre en évidence ou préciser l’atteinte des autres fonctions supérieures. Le test actuellement le plus utilisé pour analyser les troubles de mémoire est le test RDL/RDI qui permet de comparer les performances en rappel différé libre (RDL) et en rappel différé indicé (RDI). L’absence d’amélioration par le rappel indicé (ou la reconnaissance) signe un trouble de l’enregistrement, caractéristique des amnésies hippocampiques, alors qu’une amélioration franche traduit un trouble des mécanismes de rappel. Des épreuves courtes, inspirées de ce test, ont été élaborées pour le clinicien (Memory Impairment Screen«Test(s):Memory Impairment Screen de H. Buschke » de H. Buschke, test des 5 mots de B. Dubois) ;


l’imagerie structurale (scanner-X sans injection et centré sur les cornes temporales ou mieux IRM) permet d’éliminer une affection neurologique focale et surtout de mettre en évidence l’atrophie des régions hippocampiques dont la précocité est une caractéristique essentielle de la MA. Elle précise également l’existence d’anomalies vasculaires associées, en particulier au niveau de la substance blanche ;


l’imagerie fonctionnelle, dans la pratique courante, est représentée par l’étude de la perfusion cérébrale en tomoscintigraphie qui peut objectiver précocement un déficit au niveau des régions hippocampiques ou des régions temporopariétales ;


l’intérêt des marqueurs biologiques comme le dosage des protéines tau et du peptide amyloïde dans le liquide céphalorachidien est encore à l’étude.


Les propositions pour les critères de diagnostic de la MA dans le DSM-5 sont ceux des TNCM ou TCNm, mais requièrent des troubles de mémoire précoces et prédominants, ce qui n’existe pas dans les critères spécifiques définis en 1984 et toujours utilisés actuellement [12], ainsi qu’un support par l’imagerie, un test génétique ou des marqueurs biologiques.



Traitement


La prise en charge de ces patients a été profondément modifiée au cours des 20 dernières années du fait de l’apparition de médicaments actifs, du développement d’une « nouvelle culture de la démence » centrée sur le patient et de l’action des associations de familles.



Traitements médicamenteux


Les médicaments spécifiques actuels n’ont toutefois qu’une action symptomatique : ils visent essentiellement à freiner le déclin cognitif, mais ils peuvent apporter, chez certains patients, une amélioration qui porte souvent plus sur le comportement (en particulier l’apathie) que sur les déficits cognitifs. Trois médicaments ont obtenu leur AMM (Autorisation de mise sur le marché) dans l’indication des démences légères et modérées (définies par un score au Mini Mental State Examination de M.F. Folstein compris entre 10 et 26). Ces médicaments ont un mode d’action identique (inhibition de la cholinestérase) et sensiblement la même efficacité. Ils se distinguent essentiellement par leurs modalités d’emploi. Ce sont le donépézil (Aricept), la rivastigmine (Exelon) et la galantamine (Reminyl). Un quatrième médicament, la mémantine (Ebixa), possède une action différente puisqu’il agit sur la transmission glutamatergique. Il est indiqué dans les formes modérées à sévères de la maladie. La prescription de ces médicaments est réservée au spécialiste du fait des difficultés du diagnostic, mais leur renouvellement peut être assuré par le généraliste. Par ailleurs, la difficulté d’en apprécier le bénéfice au long cours a fait imposer une visite annuelle auprès du spécialiste. Les principaux inconvénients des anticholinestérasiques sont liés aux effets cholinergiques périphériques (nausées, diarrhée, polyurie, crampes, cauchemars) pouvant nécessiter l’adjonction de correcteurs gastriques.


La recherche porte sur la mise au point de médicaments actifs sur les lésions cérébrales ; elle est principalement dirigée vers l’inhibition des dépôts d’amyloïde ou leur élimination (« vaccin »).


Les manifestations psychocomportementales peuvent nécessiter l’emploi d’antidépresseurs, d’anxiolytiques ou d’antipsychotiques. L’utilisation de ces médicaments doit toutefois être mesurée et limitée dans le temps car ils sont susceptibles d’aggraver les déficits cognitifs du fait de leur effet sédatif ou anticholinergique.




Démence à corps de Lewy


La démence à corps de Lewy, DCL, est une affection neurodégénérative qui représenterait environ 20 % des démences après 65 ans. Les corps de Lewy sont des inclusions neuronales constituées d’une protéine, l’alpha-synucléine, constituant normal des neurones dont la fonction est mal précisée. Ils étaient connus comme le stigmate de la maladie de Parkinson idiopathique dans laquelle ils sont localisés dans les formations pigmentées du tronc cérébral. Leur présence dans les neurones corticaux, de façon diffuse ou dans les régions limbiques, caractérise la DCL. Des plaques séniles sont associées dans 55 à 80 % des cas. La MA et la DCL ont en outre en commun l’importance du déficit cholinergique cérébral et la présence de l’allèle e-4 de l’apolipoprotéine E comme facteur de risque génétique. La DCL appartient au groupe des synucléinopathies dont elle serait le pôle cognitif et la maladie de Parkinson le pôle moteur. La DCL ne diffère ainsi de la traditionnelle démence parkinsonienne que par les rapports temporels entre troubles moteurs et cognitifs.



Clinique


La démence avec corps de Lewy est caractérisée au plan clinique par trois éléments qui constituent les critères de diagnostic [11] :



D’autres éléments peuvent être suggestifs comme des chutes inexpliquées, des pertes de connaissance brèves, des troubles du comportement au cours du sommeil paradoxal, des signes de dysautonomie.


La progression de la maladie est lente au début, mais s’accélère ensuite et la durée d’évolution moyenne est inférieure à celle de la maladie d’Alzheimer (4 à 8 ans).


L’examen neuropsychologique met en évidence des troubles de l’attention, un dysfonctionnement exécutif et des désordres visuospatiaux alors que les troubles mnésiques sont peu marqués et améliorés par le rappel indicé ou en reconnaissance ; contrairement à la maladie d’Alzheimer, la désorientation spatiale précède la désorientation temporelle. En revanche, le langage est préservé.


L’imagerie structurale montre un signe important : l’absence d’atrophie hippocampique. L’étude de la perfusion cérébrale peut être évocatrice lorsqu’elle objective une diminution de la perfusion dans les régions occipitales, habituellement respectées dans la MA, ou une faible fixation des marqueurs dopaminergiques au niveau des ganglions de la base.

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 14: Organicité cérébrale et psychopathologie

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