13: Troubles de l’humeur

Chapitre 13 Troubles de l’humeur




13.1 Introduction



Les descriptions de la dépression et des troubles apparentés remontent à l’Antiquité (certains documents sumériens et égyptiens remontent à 2 600 avant JC).


C’est toutefois Hippocrate (460–370 avant JC) et ses disciples qui ont les premiers introduit le terme de mélancolie pour en résumer les symptômes et en donner une physiopathologie suivant la théorie des humeurs que sont le sang, la bile jaune, la bile noire et le phlegme reliés respectivement à la manie, la mélancolie, la phrénitis et la paranoïa.


De nombreux et éminents anciens tels qu’Arretée de Cappadoce, A. Galien et d’autres continuèrent à utiliser le terme mélancolie qui survécut pour caractériser l’humeur morbide jusqu’à J. Baillarger et J.P. Falret en France, puis E. Kraepelin pour l’Europe continentale. C’est ce dernier qui introduira à la fin du XIXe siècle le terme de maniacodépression pour permettre la séparation nosologique claire entre les troubles de l’humeur d’une part et la démence précoce d’autre part rebaptisée un peu plus tard schizophrénie par E. Bleuler.


C’est à partir de la CIM-8 que des efforts de systématisation ont été entrepris pour mettre en place un système international unifié de diagnostic et de classification.


Mais c’est en fait le DSM-III (1980) qui marquera l’ère contemporaine en donnant une définition opérationnelle pour chaque diagnostic, strictement descriptive et neutre, ce qui permettra d’améliorer de façon importante la fiabilité des diagnostics. C’est à partir du DSM-IV que la compatibilité sera complète avec la 10e révision CIM-10 (ICD-10) de la classification de l’OMS.


Il faut néanmoins rappeler que c’est K. Leonhard en 1957, J. Angst en 1966, C. Perris en 1966 et G. Winokur en 1969 qui permirent de dégager au sein de la PMD de E. Kraepelin les troubles dépressifs sans épisodes maniaques ou hypomaniaques (dépressions unipolaires) et de les distinguer des épisodes dépressifs survenant à un âge plus jeune en général et évoluant vers une alternance d’épisodes maniaques et dépressifs (troubles bipolaires). La grande différence entre les deux types d’affection concerne l’importance des antécédents familiaux chez les bipolaires par rapport aux unipolaires’.


C’est à partir de là que l’opposition unipolaire/bipolaire s’avérera très féconde pour la recherche clinique, en montrant que les différences portent à la fois sur la clinique, les antécédents familiaux mais aussi la thérapeutique, sachant qu’un recouvrement partiel demeure pour les formes dites pseudo-unipolaires. Parmi celles-ci on peut ainsi individualiser les patients présentant des épisodes hypomaniaques brefs (J. Angst 1995). On peut aussi individualiser des formes évoluant vers une bipolarité de type I ou de type II, parfois jusqu’à 6 ans après le 1er épisode (10–20 % des cas). On peut alors montrer l’existence de patients unipolaires au sein de certaines familles bipolaires (G. Winokur 1980). Enfin, il sera démontré que certains patients unipolaires s’avèrent d’excellents répondeurs à la monothérapie par les sels de lithium.


En ce qui concerne la notion de spectre bipolaire, il s’agit d’un concept essentiel qui a été introduit par H. Akiskal en 1983 dans la mesure où la distinction unipolaire/bipolaire ne permettrait pas de classer un très grand nombre de patients en particulier chez les apparentés de patients bipolaires. Le principe de base du spectre de la bipolarité est que ces états cliniques phénotypiques de type unipolaire chez des apparentés de bipolaires devaient très probablement correspondre à des génotypes bipolaires.


C’est ainsi que les études ont estimé que 5 à 7 % de la population générale appartiendrait à un large spectre de la bipolarité avec une expression dépressive prédominante parfois très durable dans l’évolution.


Les données épidémiologiques les plus convaincantes dérivent de l’étude de la cohorte de Zurich par J. Angst, mais aussi de travaux de D.L. Dunner (BIP II), H. Akiskal et G. Mallya, ou encore l’étude EPIDEP (J.F. Allilaire et E. Hantouche 2001) et quelques autres (G. Cassano, R.J. Baldessarini).


Il n’en reste pas moins que le débat reste ouvert entre les tenants de la stricte opposition entre unipolaires et bipolaires et les tenants de la notion de spectre, ce dernier faisant l’objet de très nombreux travaux en particulier ces dernières années.


Cependant, diverses études font maintenant la preuve que le trouble bipolaire est beaucoup plus large que ce qui avait été inclus dans le DSM-IV et la CIM-10, pouvant comporter des tableaux aussi différents que des états psychotiques délirants à un pôle et des formes atténuées ne comportant que des manifestations au niveau du tempérament à l’autre pôle.


Une question essentielle est ici de savoir quel est le critère minimum requis pour définir un syndrome hypomaniaque, à la fois pour ce qui concerne le nombre de symptômes requis, mais aussi pour leur durée. Il s’agit aussi de savoir si, comme le soutient Jules Angst avec de très bonnes données épidémiologiques, un état hypomaniaque peut ne durer que 24 h, voire inverser sa polarité en moins de 24 h, ou encore si l’hypomanie est toujours un état pathologique et correspond forcément à une autre condition qu’un tempérament hyperthymique.


Il s’agit d’autant de questions qui restent actuellement en débat et dont chacune nécessiterait plusieurs études pour être tranchées.


Il n’en reste pas moins que le cœur de cette pathologie correspond à une instabilité et à une cyclicité des processus mentaux et psychiques au-delà des fluctuations et oscillations de l’humeur, mais aussi des cognitions, de l’activité psychomotrice (D. Widlöcher), ainsi que des activités intellectuelles et de la vie relationnelle et sociale.


Rappelons que pour Jean Delay la « cyclophrénie » était le cadre dans lequel s’inscrivaient les troubles de l’humeur avec, typiquement, des désordres de la circularité et de la cyclicité de l’humeur.


Cet équilibre de l’humeur correspond à une balance fragile et sensible qui peut assez facilement être perturbée par des événements de vie stressants ou par des substances psychotropes.


Pour terminer, il apparaît de plus en plus clairement que la détection précoce des formes typiques comme des formes moins typiques de tableaux mélangeant des symptômes évoquant la bipolarité et l’unipolarité nécessitera dans l’avenir des approches diagnostiques de plus en plus subtiles et sophistiquées visant à la fois à établir la présence des critères opérationnels mais surtout à répertorier les facteurs de vulnérabilité, de risque de récurrence ou d’évolution psychopathologique encore plus sévère.


Au bout du compte, il s’agira d’inclure dans l’évaluation clinique de tout patient posant le problème d’un diagnostic de trouble de l’humeur tous les éléments permettant à la fois de documenter l’opposition unipolaire – bipolaire même si la limite entre les deux entités reste problématique, tout en tenant compte de la notion de spectre de la bipolarité qui s’avère un cadre conceptuel remarquable pour les études cliniques, épidémiologiques et pour les recherches sur les bases biologiques et génétiques des différents troubles de l’humeur.




13.2 Clinique des troubles dépressifs



Le terme dépression est utilisé en psychiatrie depuis le milieu du XIXe siècle. Il s’est imposé progressivement, au cours du demi-siècle qui a suivi, aux côtés puis en englobant le terme mélancolie, historiquement introduit par Hippocrate, qui est réservé à une forme clinique spécifique. La diffusion progressive du terme dépression est en relation avec un double mouvement, d’une part de médicalisation de ce concept et d’autre part d’ouverture de la psychiatrie au-delà du champ de l’aliénisme. Auparavant, seules les formes spectaculaires et les plus handicapantes étaient clairement identifiées comme appartenant au champ de la médecine. Les dépressions moins sévères répondaient alors, et répondent encore parfois, au vocabulaire commun (le cafard, le blues, les difficultés existentielles) ou à celui des poètes et écrivains tel Sénèque qui évoquait le taedium vitae, cette lassitude de soi et du monde, Chateaubriand le vague des passions ou Baudelaire le spleen.


Les troubles dépressifs apparaissent hétérogènes. De nombreux types ou sous-types ont été décrits, qu’ils soient phénotypiques, expression d’angles de description variés ou qu’ils correspondent à des niveaux conceptuels différents. Cette hétérogénéité fait écho aux nombreuses conceptions théoriques de la dépression. Les réalités étiopathogéniques, que la neurobiologie nous laisse entrevoir, sont aussi multiples et hétérogènes et ne permettent plus de postuler une origine commune qui serait un trouble fondamental d’une « fonction thymique ». Il n’est guère non plus possible pour unifier le concept de dépression d’invoquer la spécificité des traitements. Celle-ci est faible, les antidépresseurs étant de bons traitements des troubles anxieux, et l’électroconvulsivothérapie très efficace dans les états maniaques ou les schizophrénies catatoniques. Il est donc nécessaire de revenir à un niveau conceptuel plus modeste, celui de la clinique et des regroupements syndromiques, pour légitimer l’unité nosographique de la dépression. Ainsi la dépression n’est-elle pas une maladie mais un syndrome (ensemble de symptômes constituant une entité clinique mais non étiologique) pouvant s’intégrer à différents troubles dont certains sont probablement des maladies. En conséquence, la description du syndrome dépressif constituera la pierre angulaire de ce chapitre.



Le syndrome dépressif


Un épisode dépressif est caractérisé par une symptomatologie manifeste remarquablement en rupture avec l’état antérieur du sujet, avec un début parfois très brutal en quelques heures, ou plus progressif, en quelques semaines voire mois. Troubles du sommeil, anxiété et irritabilité sont parmi les symptômes prodromiques le plus souvent retrouvés. La durée minimale, nécessairement arbitraire, généralement retenue pour faire le diagnostic d’épisode dépressif est de deux semaines. L’épisode dépressif a un caractère syndromique, intéressant les domaines affectif, cognitif, comportemental et somatique, dont nous décrirons les principaux symptômes.



L’humeur dépressive


On se doit de rappeler l’élégante et historique définition de l’humeur de Jean Delay : « cette disposition affective fondamentale, riche de toutes les instances émotionnelles et instinctives, qui donne à chacun de nos états d’âmes une tonalité agréable ou désagréable, oscillant entre les deux pôles extrêmes de la douleur et du plaisir ». On se doit aussi, achoppés aux limites de la sémantique pour appréhender le psychisme, de renoncer à expliciter ce que sont ou peuvent être les « instances instinctives » ou les « états d’âmes » et se tourner vers l’approche plus pragmatique de Pierre Pichot pour appréhender l’humeur dépressive : « une modification pathologique de la variété normale de l’humeur qu’est la tristesse ». Le mode d’expression de cette humeur dépressive est en effet le plus souvent caractérisé par une tristesse, qui se distingue de la simple tristesse que chacun peut éprouver, par la gêne fonctionnelle qu’elle entraîne. Pour certains patients, notamment ceux ayant souffert de dépression mélancolique, elle serait également qualitativement différente de la tristesse dont ils ont pu faire l’expérience en dehors d’un épisode dépressif. Cette tristesse peut aller d’une simple morosité à une douleur morale intense. Dans certains cas, la tristesse peut apparaître absente comme, entre autres, chez les sujets alexithymiques ou dans les mélancolies souriantes. Pour certains phénoménologistes, l’absence de tristesse correspondrait même au noyau du vécu mélancolique [11]. L’humeur peut aussi être perturbée sur un autre mode émotionnel que la tristesse : irritabilité (plus fréquente chez l’enfant et l’adolescent), ennui ou dysphorie plus vague.


L’humeur peut également être modifiée dans sa dynamique, c’est-à-dire dans sa sensibilité, sa réactivité aux stimuli environnementaux. Ainsi, le patient peut-il présenter une labilité émotionnelle qui peut le gêner considérablement dans le contrôle de l’expression de ses émotions, notamment des pleurs, et qui peut parfois confiner à l’incontinence émotionnelle. À l’inverse, le mélancolique présente généralement une remarquable fixité de l’humeur, aréactive aux événements heureux comme malheureux.


L’humeur dépressive s’accompagne souvent d’une anhédonie, incapacité à éprouver du plaisir, et d’une perte des intérêts pour les activités antérieurement investies. Le patient n’est plus en mesure d’anticiper un plaisir à venir. Le désir comme le plaisir ont déserté sa vie affective.


D’un point de vue critériologique, les grandes classifications nosographiques admettent la possible absence d’humeur dépressive pour le diagnostic d’épisode dépressif, mais le DSM-IV exige alors la présence d’une perte d’intérêt ou de plaisir et la CIM-10 exige alors une perte d’intérêt et de plaisir ainsi qu’une réduction de l’énergie.


Enfin, le sujet peut ne plus éprouver des sentiments aussi intenses, par exemple à l’égard de ses proches. Cette anesthésie affective est paradoxalement qualifiée de douloureuse car la conscience en est pénible et culpabilisante pour le patient (« c’est horrible, je n’aime plus mes enfants »). Le déprimé a l’impression d’avoir perdu ses facultés de cœur. C’est le syndrome d’hypocondrie morale des mélancoliques décrit par J.P. Falret : « Ils regrettent leurs sentiments éteints… Ils prétendent qu’ils n’ont plus de cœur, plus d’affection pour leurs parents et leurs amis, ni même pour leurs enfants. »


Le réalisme morbide est un concept assez voisin de l’anesthésie affective. Le déprimé, inapte à insuffler de l’imaginaire et de la valeur affective aux choses, serait comme bloqué dans une appréhension concrète et réaliste du monde. Il est comme cette héroïne suicidaire d’Antonioni qui ne peut resentir la beauté du soleil de l’Italie brillant sur la Méditerranée. Sans doute ne peut-elle y voir qu’un amas de photons froidement surimposé à une grande quantité de molécules d’H2O. Cette réification du monde, cette incapacité à le transfigurer se traduisent aussi dans la pauvreté créative du déprimé. La dépression perçue comme source d’inspiration créatrice correspond malheureusement à une vision édulcorée quotidiennement contredite par la clinique. Si Baudelaire nous parle si bien du spleen ou si Styron nous rapporte si bien son expérience dépressive, c’est précisément parce qu’ils ne sont pas ou plus déprimés.



Les contenus cognitifs




Idées de mort et de suicide


Il faut rappeler que 50 à 80 % des suicides surviennent dans un contexte dépressif. L’appréciation de ce risque est donc un enjeu majeur pour le clinicien dans l’évaluation d’un patient déprimé. Par ordre de gravité croissante, cela peut être l’idée assez floue que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, l’idée qu’il vaudrait mieux être mort mais sans que le patient n’envisage de passer à l’acte (idée suicidaire passive), l’idée de se donner la mort soi-même (idée suicidaire proprement dite, parfois qualifiée d’idée suicidaire active), et plus grave encore, l’élaboration d’un plan plus ou moins scénarisé avec choix d’une méthode précise voire d’une échéance définie, éventuellement imminente. Le clinicien doit connaître les facteurs de risque du suicide et notamment les antécédents personnels et familiaux de tentatives de suicide du patient. Il doit aussi prendre en compte de manière assez systématisée certains critères pour évaluer la gravité d’un antécédent de tentative de suicide :



Certains traits de personnalité tels que l’impulsivité ou la difficulté à accepter l’aide de l’autre et certaines comorbidités, notamment l’alcoolisme, sont des facteurs aggravants.


Dans un contexte de dépression, le suicide n’est presque jamais un choix mais simplement la seule solution trouvée par un patient pour échapper à une souffrance qui a atteint un seuil insupportable et qui perdure trop. On peut en cela comparer la douleur morale à certaines douleurs physiques intenses et durables qui poussent des patients au suicide, comme c’est par exemple parfois le cas de patients souffrant des terribles douleurs post- zostériennes du zona ophtalmique. Cela fait aussi écho à l’analogie de l’écrivain William Styron qui compare l’état dépressif à une claustration dans un local surchauffé, situation dans laquelle tôt ou tard l’issue suicidaire vient « naturellement » à l’esprit.



Troubles psychomoteurs


Le ralentissement psychomoteur se manifeste par une gestuelle lente, une mimique pauvre, des yeux sans regard, une prosodie monocorde. Le discours est lent (bradyphémie) avec une accentuation des temps de pause et un délai des réponses verbales. Le contenu du discours est pauvre, parfois stéréotypé, limité à des ruminations, voire monoidéïque. Au maximum, le patient peut présenter mutisme (absence de discours volontaire) et stupeur (absence de mouvement volontaire).


Sur le plan strictement psychique, le patient se plaint de troubles de concentration, de lenteur de la pensée et de troubles mnésiques. Il a, à l’instar d’Emma Bovary, « une manière de brouillard dans la tête ». D’un point de vue objectif, de nombreuses études ont confirmé l’existence de troubles neuropsychologiques chez les déprimés [12]. Ces déficits seraient plus diffus que sélectifs mais porteraient surtout sur les tâches requérant un effort. Ainsi, les performances mnésiques seraient altérées dans les épreuves de rappel spontané, où le sujet doit se remémorer le matériel qui lui a été présenté, alors qu’elles seraient conservées dans les épreuves de reconnaissance, où le sujet doit simplement reconnaître le matériel antérieurement présenté au sein d’autres données (ce qui requiert moins d’effort cognitif). De la même manière, la mémoire implicite est conservée alors que la mémoire explicite ne l’est pas. Certaines données ont mis en relation l’atteinte de la mémoire verbale chez les déprimés et la diminution du volume hippocampique en imagerie cérébrale [6]. D’autres travaux posent la question de la persistance des troubles cognitifs au-delà de l’épisode dépressif. Cela peut être interprété soit comme une « séquelle » de l’épisode, via les propriétés neurotoxiques des glucocorticoïdes sécrétés en lien avec le stress des épisodes dépressifs, soit comme un marqueur endophénotypique du trouble de l’humeur. Au-delà de ces hypothèses, la présence de troubles cognitifs persistants une fois la normothymie obtenue serait associée à un risque de rechute plus élevé.


Parfois les troubles psychomoteurs se manifestent par une agitation (phénomène strictement moteur à bien différencier de l’excitation qui est, elle, à la fois psychique et motrice), généralement associée à une anxiété intense et peu sensible à la réassurance. Le patient interagit peu avec l’interlocuteur, ne développe qu’une activité fébrile, ne parvient pas à tenir en place, déambule ou trépigne. Son visage est généralement marqué par une expression d’appréhension ou d’intense tourment. Ces patients, dont les capacités de concentration et d’attention sont souvent altérées, témoignent de la possibilité d’une coexistence entre ralentissement psychique et agitation motrice.


La place conceptuelle du ralentissement psychomoteur est diversement envisagée. Certains auteurs, tel Daniel Widlöcher et l’école de la Salpêtrière, lui confèrent un rôle étiopathogénique central dans le cadre d’un modèle résolument unitaire des troubles dépressifs [13]. À l’inverse, Gordon Parker a postulé que les troubles psychomoteurs (ralentissement et/ou agitation) étaient nécessaires et suffisants au diagnostic du sous-type mélancolique [9]. Cet auteur ne se place pas dans un modèle unitaire de la dépression mais au contraire dans un modèle hiérarchique intégrant les dépressions non mélancoliques, les dépressions mélancoliques et les dépressions psychotiques.





Symptômes somatiques


Les symptômes suivants peuvent être observés :



anorexie-amaigrissement. L’anorexie est une perte d’appétit plus ou moins marquée. L’amaigrissement qui en résulte peut parfois être extrême et aboutir, chez le mélancolique avec refus alimentaire, à un état cachectique ;


insomnie. Tous les types d’insomnie peuvent se rencontrer : l’insomnie d’endormissement souvent liée à des ruminations anxieuses, les réveils nocturnes et l’insomnie matinale (au moins deux heures avant l’heure habituelle de réveil) qui serait la plus spécifique. Ces troubles peuvent être responsables d’une somnolence diurne et aggravent l’asthénie dépressive ;


baisse de la libido ;


hyperphagie et hypersomnie, peu fréquentes mais souvent associées (10 % des dépressions) ;


variation nycthémérale des troubles. Il s’agit de l’aggravation matinale des troubles et réciproquement de leur amélioration vespérale. Baudelaire avait perçu avec acuité que « C’est le soir qui soulage les esprits que dévore une douleur sauvage ». Cette variation d’intensité des troubles est plus souvent absente que présente (faible sensibilité) mais est assez spécifique du diagnostic de dépression et constitue un argument en faveur d’une forme mélancolique (cf. plus loin) ;


anxiété. Les manifestations anxieuses sont extrêmement fréquentes mais n’ont guère de spécificité sémiologique. Il s’agit le plus souvent de symptômes anxieux mal systématisés mais des troubles anxieux organisés, notamment agoraphobiques et paniques, ou plus rarement conversifs ou obsessifs-compulsifs, peuvent apparaître avec l’épisode dépressif et disparaître avec lui. Le caractère préexistant ou non de ces troubles anxieux systématisés est important à déterminer pour les indications psychothérapeutiques à envisager au décours de l’épisode dépressif. Les manifestations anxieuses peuvent parfois être massives et au premier plan du tableau dans les mélancolies anxieuses. Dans ces formes, la thématique dépressive du discours ne peut être obtenue que si l’on parvient à obtenir une relative (et généralement fugace) réassurance du patient.



Critères diagnostiques


Le DSM, depuis sa 3e version en 1980, et la CIM depuis sa 10e révision proposent l’utilisation de critères diagnostiques pour les troubles mentaux et donc bien sûr pour les troubles de l’humeur. Lorsque les critères sont réunis et les symptômes suffisamment nombreux, on parle d’épisode dépressif « majeur », terme traduit de l’anglais « major » qui ne signifie ni « sévère » ni « intense », mais plutôt « caractérisé ». Les critères diagnostiques figurent dans l’encadré 13.1.



Il est important d’en comprendre les principes généraux. Ces classifications ont sélectionné, dans une perspective strictement descriptive et autant que faire se peut a-théorique, les critères les plus discriminants sur le plan diagnostique et les moins ambigus sur le plan sémantique. Cette démarche, comme toute standardisation, peut apparaître comme un appauvrissement, mais celui-ci est intentionnel et tourné vers un objectif qui n’est pas de représenter la connaissance en psychiatrie mais de permettre la communication entre spécialistes ou chercheurs dans la discipline. L’encadré 13.2 expose les modifications proposées par le groupe de travail en charge de l’élaboration de la 5e version du DSM.



Encadré 13.2 Enjeux et débats autour du DSM-5


Concernant le champ de la dépression, les propositions de changement pour la 5e édition du DSM sont peu nombreuses mais potentiellement génératrices de conséquences importantes. Plusieurs évaluations dimensionnelles complémentaires du diagnostic d’épisode dépressif majeur seront proposées concernant la sévérité de l’épisode (sur une échelle allant de 0 à 7 selon l’expérience du clinicien), le risque suicidaire, l’intensité de l’anxiété et l’importance des abus de substances. Ces trois dernières seront également proposées pour d’autres catégories diagnostiques, de manière donc transversale, transnosographique. Les objectifs explicites de ces évaluations dimensionnelles complémentaires sont d’apporter une plus grande précision pronostique et de permettre des réévaluations au long du suivi et une mesure du changement. Il ne s’agit plus d’une démarche diagnostique et nosographique mais d’une mise à disposition d’outils d’évaluation dans la prise en charge clinique. Le changement ne consiste donc pas à passer d’une approche catégorielle à une approche dimensionnelle de la maladie mentale, mais plutôt à passer d’une visée diagnostique à une visée d’évaluation clinique et thérapeutique, ce qui n’est pas sans poser question.


Une catégorie « trouble mixte anxiété dépression », déjà présente dans la 10e édition de la CIM-10, devrait apparaître dans le DSM-5. Elle permet l’intégration de patients insuffisamment symptomatiques pour remplir les critères d’un trouble anxieux ou d’un trouble dépressif. Cela augmente la sensibilité diagnostique du DSM et pourrait permettre la prise en charge de certains patients qui ne sont actuellement ni identifiés ni traités, mais soulève légitimement les craintes d’une réduction concomitante du champ de la normalité, avec en corollaire une médicalisation indue d’un certain nombre de sujets.


La spécification de chronicité pour un épisode dépressif devrait être remplacée par une catégorie à part entière : « le trouble dépressif chronique », fusionnée avec la catégorie « dysthymie » qui disparaîtrait.


Un groupe de travail réfléchit à la meilleure manière de permettre la catégorisation et donc la prise en charge plus précoce d’authentiques dépressions majeures survenant lors d’un deuil sans risquer une médicalisation inappropriée des phénomènes psychiques normaux du deuil et/ou un diagnostic de trouble mental à des sujets traversant un deuil douloureux mais non pathologique. D’autres groupes de travail réfléchissent à diverses questions telles que la possibilité de transformer la spécification du caractère saisonnier d’un trouble de l’humeur en une entité spécifique, ou encore la possibilité de créer une catégorie diagnostique particulière pour le trouble dysphorique prémenstruel, qu’il est actuellement recommandé de classer parmi les « troubles dépressifs non spécifiés ».


Enfin, pour mémoire, le délai de spécification d’épisode du post-partum sera étendu de 4 semaines à 6 mois sur la base de données épidémiologiques témoignant de l’augmentation du risque de survenue d’une dépression durant ce délai de 6 mois suivant un accouchement.



Formes cliniques



Dépression mélancolique


Elles correspondent à des formes sévères de dépression pour lesquelles une origine endogène prévalente est suspectée. Elles sont caractérisées par la présence de plusieurs des symptômes suivants :



Des caractéristiques psychotiques peuvent être présentes telles que stupeur ou délire. Cela majore notablement le risque suicidaire ainsi que le risque de récurrences ultérieures. Le délire est circonscrit à l’épisode. La présence de convictions délirantes plus de deux semaines en dehors d’un épisode thymique ferait au contraire évoquer une pathologie psychotique (schizophrénie, trouble schizoaffectif, trouble délirant persistant). Les thèmes sont généralement congruents à l’humeur : culpabilité, ruine, hypocondrie, conviction de mort des proches. Les thèmes de persécution sont également fréquents et peuvent être congruents à l’humeur ou non selon que les malveillances dont se croit victime le patient lui apparaissent méritées ou non. Des hallucinations, notamment acousticoverbales, peuvent être présentes.


Le syndrome de Cotard, de grande spécificité diagnostique, associe des thèmes délirants de négation d’organe (ex : conviction de ne plus avoir d’intestin), négation de soi, négation du monde, damnation et immortalité. Dans sa description princeps en 1882, J. Cotard avait noté également la présence fréquente d’un oppositionnisme tel qu’on peut le rencontrer dans les formes catatoniques : « il faut les plus grands efforts pour les déterminer à changer de linge, ils ne veulent pas se lever, ils sont opposés à tout ce qu’on leur demande de faire » [3]. Le syndrome de Cotard est rare dans sa forme complète mais les formes incomplètes limitées à une négation d’organe ou à la conviction d’un châtiment éternel le sont moins.





Dépression du post-partum


Les troubles psychiatriques chez la femme en post-partum ont été repérés dès Hippocrate, puis par J.E. Esquirol et par son élève L.V. Marcé qui rédigea en 1858 un ouvrage pionnier dans le domaine [7]. La CIM-10 propose une catégorie très peu spécifique « troubles mentaux et du comportement associés à la puerpéralité non classés ailleurs ». La dépression du post-partum a été intégrée au DSM-IV, en 1994, en définissant le post-partum comme les 4 semaines suivant l’accouchement, période des changements hormonaux supposés contribuer au déclenchement de ces états dépressifs. Toutefois, dans la mesure où des facteurs psychosociaux seraient également en jeu, la plupart des auteurs et chercheurs dans ce domaine retiennent une définition moins restrictive de 6 mois pour le post-partum. En retenant ce dernier critère, la dépression du post-partum concernerait 10 à 20 % des accouchées. La symptomatologie est la même que celle de tout épisode dépressif mais à laquelle s’associent fréquemment des pensées égodystoniques d’agression de l’enfant, qui peuvent même par leur récurrence au quotidien prendre la forme de phobies d’impulsions. Les formes sévères mélancoliformes débutent précocement, dans les 2 à 3 semaines qui suivent l’accouchement. Elles comportent un risque suicidaire élevé éventuellement avec des projets suicidaires dits altruistes impliquant le nouveau-né et les autres enfants de la patiente. Ces formes sévères à début précoce sont fréquemment associées au trouble de l’humeur bipolaire. Pour un trouble dépressif, le début dans le post-partum précoce est un important facteur prédictif de bipolarité.


La fréquence élevée de la dépression du post-partum en fait un problème de santé publique probablement insuffisamment dépisté. Une échelle de 10 items, la Edinburgh Depression Postnatal Scale, a été développée puis validée en français et sa valeur en tant qu’outil de dépistage a été confirmée dans de nombreuses études [5].


Les facteurs de risques de dépression du post-partum sont résumés dans l’encadré 13.3.



Les diagnostics différentiels sont le post-partum blues et la psychose puerpérale.


Le post-partum blues ou baby blues survient chez environ une accouchée sur deux vers le 3e jour après la délivrance, généralement en coïncidence avec la montée laiteuse, et se résorbe en quelques heures à quelques jours. Il se caractérise par :



La psychose puerpérale qui est beaucoup plus rare (1 à 2 pour 1 000 accouchements) comporte certes une note thymique mais correspond à un tableau clinique d’état délirant aigu débutant dans le mois qui suit l’accouchement.



Dépression saisonnière


Le critère nécessaire et suffisant au diagnostic est une périodicité fixe de récurrences et de rémissions spontanées d’épisodes dépressifs. Les épisodes réapparaissent presque tous les ans et le pourcentage d’épisodes non saisonniers doit être faible ou nul. La CIM-10 a établi, dans son annexe 1, des critères provisoires pour le diagnostic de trouble de l’humeur saisonnier. Dans le DSM-IV, des critères pour la spécification du caractère saisonnier d’un trouble de l’humeur sont définis.


Il est nécessaire pour porter le diagnostic d’écarter un stress psychosocial saisonnier et/ou une date anniversaire traumatisante. Dans notre hémisphère, les dépressions saisonnières débutent dans 75 % des cas entre la mi-septembre et la première semaine de novembre. La durée moyenne d’un épisode non traité est de 5 mois. Les études épidémiologiques nord-américaines utilisant des entretiens diagnostiques standardisés ont évalué la prévalence sur la vie entière de la dépression saisonnière entre 0,4 et 2,9 % de la population générale. L’influence de la latitude sur la prévalence de la dépression saisonnière confirmerait un rôle étiopathogénique de la diminution de la photopériode mais reste controversée.


L’intensité des épisodes est habituellement légère à modérée et les idées suicidaires rares. Le tableau clinique est souvent marqué par l’importance de l’asthénie et par la présence de symptômes atypiques (hypersomnie, hyperphagie avec généralement une appétence compulsive pour les aliments sucrés, prise de poids).


La photothérapie matinale quotidienne (exposition à 10 000 lux pendant 30 minutes) est le traitement recommandé en première intention dans les dépressions saisonnières [2]. Plus de 60 essais thérapeutiques contrôlés dont des essais sur de larges effectifs utilisant un placebo crédible (exposition à une lumière intense à un horaire inapproprié) et deux méta-analyses ont confirmé l’efficacité de la photothérapie.


La dépression saisonnière serait due au retard de certains rythmes circadiens internes par rapport à l’horloge externe. La photothérapie exercerait son effet en corrigeant ce retard de phase. Cela est corroboré par la supériorité thérapeutique de la lumière matinale (qui induit une avance de phase) sur des expositions à d’autres horaires, par le retard de certains index de la position de phase chez les déprimés saisonniers en hiver par rapport à des sujets contrôles, ainsi que par la corrélation entre l’importance de la réponse thérapeutique sous photothérapie et l’importance de l’avance de phase induite par la photothérapie. Des arguments plaident aussi en faveur d’une vulnérabilité génétique. Toutefois, il n’a pas encore été identifié d’associations entre le phénotype « dépression saisonnière » et des polymorphismes de gènes candidats, notamment de gènes d’horloge (qui régulent les rythmes circadiens) nouvellement clonés.






Dépression post-psychotique ou post-schizophrénique


Ce terme proposé en 1920 par W. Mayer-Gross renvoie à une entité relativement individualisée et consensuelle [8]. Elle correspond à un état dépressif manifeste, non limité à de seuls affects dépressifs, survenant au décours d’un épisode psychotique. Cette dernière composante phasique est indispensable au diagnostic, mais il n’y a pas de consensus quant à la nécessité ou non d’un intervalle de temps entre la résolution des symptômes psychotiques aigus et l’installation de l’état dépressif [4]. La dépression post-psychotique est présente dans la CIM-10. Le DSM-IV lui confère un statut plus expérimental en proposant des critères de recherche pour ce diagnostic dans son annexe B.


L’idée reçue selon laquelle le fait de développer une dépression au cours d’une schizophrénie serait de bon pronostic doit aujourd’hui être fortement pondérée voire contredite tant pour ce qui concerne la dépression chez le schizophrène en général que la dépression spécifiquement post-psychotique. Pour cette dernière, il y aurait au contraire une augmentation du risque de rechute psychotique et de réhospitalisation.



Dépressions vasculaires


La grande prévalence de troubles dépressifs parmi les patients présentant des facteurs de risques cérébrovasculaires (hypertension artérielle, hypercholestérolémie, obésité, tabagisme, etc.), ainsi que des résultats d’imagerie évocateurs d’une atteinte vasculaire cérébrale (accident vasculaire constitué, accidents vasculaires silencieux, leucoaraïose) chez des patients déprimés ont amené certains auteurs à proposer le concept de dépression vasculaire [1]. Selon ces auteurs, certaines dépressions de survenue tardive seraient la conséquence de lésions d’origine vasculaire du système striato-pallido-thalamo- cortical. Cliniquement, l’âge de début tardif, l’absence d’antécédents psychiatriques familiaux, le défaut d’insight, la perte d’initiative, le ralentissement psychomoteur, certains troubles des fonctions supérieures, une plus grande impotence fonctionnelle et une moins bonne réponse aux antidépresseurs en seraient plus spécifiques. Toutefois, les liens qui unissent dépressions et pathologies cérébrovasculaires sont complexes et insuffisamment compris pour en faire une entité nosologique avérée et consensuellement acceptée.




Cadre nosographique


Les nosographies européennes classiques étaient organisées autour d’un modèle binaire distinguant d’une part les dépressions endogènes, grossièrement assimilables aux mélancolies de la psychose maniacodépressive et en relation avec des facteurs biologiques prévalents, et d’autre part, les dépressions névrotico-réactionnelles en relation avec des facteurs psycho-environnementaux prévalents. Cette dichotomie se retrouve plus ou moins explicitement dans de nombreuses tentatives de compréhension ou au moins d’appréhension des troubles dépressifs. Ainsi, à titre d’exemple, le phénoménologiste Karl Jaspers distinguait-il les dépressions « compréhensibles » des dépressions « explicables » . Les mécanismes psychopathologiques des premières seraient compréhensibles grâce à l’empathie et l’appréhension du ressenti du patient ; les secondes répondraient à une explication biologique restant à découvrir.


Aujourd’hui, au-delà même du rejet de modèles centrés sur la trop simple et trop approximative dichotomie psychologique/biologique, les approches nosographiques se veulent strictement descriptives et tendent à se dégager de toute référence à une hypothèse étiopathogénique. Ainsi, si l’on exclut les dépressions liées à des facteurs organiques ou toxiques, le patient déprimé pourra grossièrement se voir classé sous trois rubriques :


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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 13: Troubles de l’humeur

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