La démence est classiquement définie comme un affaiblissement psychique profond, global et progressif qui altère les fonctions intellectuelles basales et désintegre les conduites sociales. La démence atteint la personnalité jusque dans sa structure d’ « être raisonnable », c’est-à-dire dans le système de ses valeurs logiques, de connaissance, de jugement et d’adaptation au milieu social.
La démence est une déchéance profonde de « l’intelligence ».
Naturellement, les « états démentiels » doivent être considérés surtout sous leur aspect évolutif et à ce titre ils comportent des phases et des degrés.
Quand la démence est incipiens ou peu profonde, on emploie plutôt le terme d’affaiblissement démentiel ou intellectuel.
Quand elle est peu sensible et presque infraclinique (qu’elle se manifeste presque exclusivement par les épreuves psychométriques ou tests), on parle de détérioration mentale.
Ajoutons enfin que le potentiel évolutif (durée, profondeur et progressivité) de la démence dépend essentiellement des processus cérébraux qui le conditionnent. Si dans les maladies mentales chroniques que nous avons envisagées jusqu’ici, l’écart organo-clinique entre le tableau clinique et les troubles organiques générateurs est si grand qu’il paraît souvent conjectural, par contre pour les démences proprement dites (et surtout pour celles dites « primitives » comme la démence sénile et la P. G.) cet écart est minime et l’état démentiel paraît le plus souvent être un effet direct des processus cérébraux.
Elle est généralement symptomatique de lésions cérébrales diffuses.
La démence fut d’abord définie par son caractère de déchéance irréversible, chronique, progressive, incurable. Mais le traitement de la paralysie généraie (1917) a bouleversé les idées sur ce point, car on a vu, pour la première fois, une démence non seulement se stabiliser, mais même s’améliorer de façon parfoistrés importante. Dés lors le problème diagnostique et pronostique et la notion de démence elle-même se sont modifiés avec les progrès de nos thérapeutiques. Il est devenu capital de serrer le diagnostic par des investigations destinées tant à découvrir la nature du processus en cause qu’à préciser la forme et le degré de l’affaiblissement, son dynamisme évolutif, afin de pouvoir éventuellement en modifier le cours.
L’évolution démentielle n’est pas absolument irréversible.
La prolongation de la vie humaine donne au sujet une actualité qui se traduit par de nombreux travaux portant surtout sur la maladie d’Alzheimer (cf. p. 851 à 854).
B. — ÉTUDE CLINIQUE DES DEGRÉS DE L’ÉVOLUTION DÉMENTIELLE
Trois types de malades vont nous servir à décrire les degrés de profondeur de la démence : le premier résumera l’ancien aspect classique de démence profonde : un dément au stade chronique et irréversible ; — le second nous montrera à propos d’une forme d’intensité moyenne la nécessité d’investigations cliniques et paracliniques ; — le troisième nous familiarisera avec la recherche de la détérioration mentale à l’aide des tests.
Description selon trois stades ou degrés.
I. — DÉMENCE ÉVIDENTE AU STADE TERMINAL (TYPE : DÉMENCE SÉNILE)
Le comportement du malade par sa seule observation nous renseigne sur son état démentiel. La présentation (malpropreté, gâtisme, incurie, désordre de la tenue), l’activité (désordonnée, insolite, absurde ou nulle), la perte de l’initiative et du souci de s’adapter à la situation vitale, l’incapacité d’auto-conduction sont autant de symptômes caractéristiques d’une profonde désintégration psychique.
L’interrogatoire va confirmer ce diagnostic : tantôt le langage a perdu toute cohérence dans sa signification et même dans sa morphologie phonétique (chez certains malades ne subsistent que des reliquats de langage). Tantôt une conversation reste encore possible, mais elle rend éclatant le diagnostic d’affaiblissement démentiel par l’incapacité du malade à saisir verbalement l’ensemble d’une situation simple, à s’en rendre maître et à s’y adapter. Même s’il persiste un certain « stock verbal », son usage donne l’impression d’automatismes mal ajustés : les mots s’engrènent au fil d’associations résiduelles dont la signification tourne dans un cercle plus ou moins étroit de préoccupations sans rapport avec la question posée (rabâchage, radotage). Cet appauvrissement grave du système symbolique fondamental ne doit pas être confondu avec un état confusionnel ou un déficit instrumental comme l’est par exemple l’aphasie, car le trouble du langage s’y présente comme l’effet d’un trouble global du fonctionnement intellectuel et des opérations de la pensée discursive.
L’état de déchéance dementielle.
L’histoire du malade est celle d’une évolution déjà longue, entrecoupée ou non de rémissions en paliers. Le diagnostic de démence est évident et le problème de son étiologie est généralement facile à régler. Les questions pratiques qui se posent ici sont celles de maintenir le comportement hors du gâtisme, de la turbulence. Le pronostic vital est celui de la défaillance des grands appareils régulièrement compromis par la déchéance organique globale.
II. — DÉMENCE DE DEGRÉ ÉVOLUTIF MOYEN (TYPE : PARALYSIE GÉNÉRALE A SA PÉRIODE D’ÉTAT)
Les circonstances de l’examen médical sont diverses. Le sujet est généralement adressé au psychiatre pour des troubles de sa conduite ou de son activité professionnelle : actes absurdes, achats inconsidérés, modifications importantes de sa conduite dans la famille, dans son travail, dans ses relations privées ou sociales. Mais l’état démentiel ne s’impose pas à l’évidence car l’affaiblissement intellectuel est longtemps camouflé, soit par une évolution particulièrement lente, soit par la tolérance du milieu souvent étonnante. — Ce peut être au cours de la surveillance d’une syphilis ancienne que le médecin, redoutant la méningoencéphalite, pose l’indication d’un bilan mental. — Plus souvent c’est à l’occasion d’une « claudication » du comportement. « Il baisse », dit-on par exemple d’un homme d’affaires qui s’engage dans des spéculations hasardeuses. Il a des oublis inexplicables. Il se perd dans les rues. Sa moralité se relâche.
L’état démentiel « moyen ».
Le plan d’examen devra comporter : a) un bilan clinique de l’état démentiel : c’est la recherche de la démence et l’estimation de son niveau par l’examen clinique et en recourant à des épreuves psychométriques ; b) un bilan somatique : c’est la recherche des lésions neurologiques en premier lieu, mais aussi des défaillances de tous les grands appareils qui conditionnent la démence et en fixeront le pronostic ; c) des épreuves paracliniques destinées à préciser le processus organiques.
1° Bilan de la démence. — Les traits du comportement habituel et caractéristique seront fournis par l’entourage et on notera avec une particulière attention : la tenue, l’expression mimique, le comportement professionnel, la sociabilité, l’humeur, la sexualité. On observera spécialement les symptômes qui se rencontrent avec une particulière fréquence dans l’état démentiel (impulsions, fugues, turbulence, troubles des conduites alimentaires et de la propreté corporelle, etc.).
L’examen clinique sera surtout orienté sur l’appréciation des fonctions intellectuelles. Il est nécessaire pour la clarté de l’exposé de séparer ici les diverses fonctions dont chacune permet d’ailleurs de saisir le caractère global de l’affaiblissement intellectuel.
b) Le fonds mental et le jugement. — Avec la notion d’activité synthétique globale on aborde le niveau d’activités intellectuelles plus complexes que les précédentes. A ce titre elle nous permet de saisir l’ essentiel de la démence, c’est-à-dire le trouble profond de l’intelligence, car tout ce qui vient d’être dit ne nous met pas en mesure de séparer radicalement les perturbations qui accompagnent les états confusionnels ou suivent toute grave lésion cérébrale (syndrome psycho-organique) de celles qui sont spécifiques de la démence. C’est que la démence atteint les capacités essentielles de la vie psychique en tant que pouvoir d’invention, de jugement et de raisonnement. L’examen clinique du dément devra donc comporter l’étude de l’aptitude à acquérir de nouvelles techniques ou à résoudre de nouveaux problèmes (acquisivité), celle des troubles du jugement qui perturbent les valeurs logiques et de réalité et enfin celle des troubles du raisonnement qui permet de résoudre les problèmes abstraits.
Par le jugement on entend l’ensemble des valeurs logiques ou de réalité assignées par le sujet à une situation, à un événement, à un ensemble de circonstances, à une opinion et notamment à la sienne (autocritique). On doit varier les épreuves selon le degré de culture du sujet, car la notion de démence est seulement relative au savoir et à la culture qui entrent comme facteurs importants dans la constitution de l’intelligence. La conscience des situations vitales, de la situation morbide en particulier, est un temps capital de cet examen. Le dément n’estime plus à leur valeur exacte ou même approximative ses capacités physiques, mentales, morales, sociales. Son système d’intérêts, les buts de ses activités, ses croyances sont comme disloqués. Les données qui surnagent dans l’activité psychique apparaissent comme des épaves sans unité et sans références dans la mesure même où le jugement est indifférent ou impuissant à les critiquer.
Jugement.
Le raisonnement est une opération complexe qui met en jeu la capacité d’or donner à l’aide de concepts une construction logique par rapport à une fin grâce à des techniques intellectuelles et verbales. Les épreuves de raisonnement qui s’adressent à une opération du niveau le plus élevé sont donc des épreuves globales qui permettent d’apprécier assez précocement le déficit intellectuel.
Raisonnement.
Dans l’exemple de démence moyenne pris pour type, de telles épreuves seront grossièrement éloquentes. On verra d’ailleurs généralement le malade sans inquiétude devant ses échecs et comme indifférent à l’intérêt, à la position et à la solution des problèmes. C’est que (cf. Sémiologie, p. 131), non seulement le « fond mental » est atteint dans la démence (comme dans la confusion), mais le « fonds » (le capital) intellectuel est ici très diminué. C’est-à-dire que le dément a perdu ses possibilités opérationnelles (attention, mémoire, orientation, etc.), mais aussi ses « facultés » de jugement, la structure logique de son système personnel de connaissance, de sa « raison ». Nous insisterons sur ce point plus loin.
L’humeur est par exemple, chez le paralytique général, plus souvent expansive que dépressive. C’est même le ton jovial des réponses absurdes ou la trop facile admission des échecs dans les épreuves les plus simples qui donnent é 1’examen cette tonalité démentielle propre à la P. G. Cependant, il n’est pas rare que le trouble thymique soit inversé et que le sujet ajoute à son déficit intellectuel des réactions dépressives et anxieuses qui viennent compliquer l’estimation des capacités intellectuelles. L’expansion peut aller jusqu’à l’agitation et aux violences, la dépression jusqu’à la stupeur.
Troubles affectifs et délirants surajoutés.
Les délires sous forme fabulatoire et plus rarement hallucinatoire s’observent surtout au début de l’évolution. Plus tard ils sont masqués par le déficit intellectuel ou plus exactement ils sont noyés dans l’atmosphère psychique désordonnée. Les principaux caractères de ces idées délirantes sont l’inconsistance et l’absence de systématisation, leur dépendance à l’égard de l’humeur (euphorie, colère, peur) et l’absurdité. Dans la paralysie générale prise comme exemple, le délire mégalomaniaque est variable et niais. Le plus souvent on peut à peine parler de délire car le terme implique généralement une élaboration de la pensée délirante ou une fixité de conviction qui fait ici défaut. L’incapacité intellectuelle et la libération des pulsions se combinent et s’intriquent pour déterminer extemporanément des affirmations sans critique. Le dément dans son délire vit plutôt des situations fugaces comme celles d’un rêve incohérent : il est évêque ou marin, ministre ou clochard. Il vit dans un monde restreint d’images flottantes, réduit à quelques schémas puérils, hors du temps et de l’espace. Il radote avec placidité ou bien se fâche si l’on met en doute ses assertions. Il est « retombé en enfance ». Il se conduit comme un enfant dans des jeux imaginaires, mais son activité ludique et fabulatoire a quelque chose de plus stéréotypé que celle des enfants.
2° Bilan somatique. — a) L’examen des fonctions du système nerveux. — Il montre généralement des déficits fonctionnels importants. Nous avons déjà parlé de celui du langage, de l’écriture, du dessin, du calcul. Dans certains cas, il faudra entreprendre une étude de ces fonctions avec les rigueurs de la méthode neurologique, car il peut exister un décalage entre l’appauvrissement intellectuel global et des troubles plus « localisés » de la sphère du langage, des gnosies ou des praxies. Ces troubles sont-ils secondaires à l’affaiblissement global ou au contraire relèvent-ils de lésions focales qui peuvent masquer une conservation relative des capacités de jugement ? Ce problème clinique difficile doit faire l’objet d’une analyse minutieuse des symptômes.
Syndrome somatique important.
Les explorations paracliniques du système nerveux sont : l’examen du liquide céphalo-rachidien ; les diverses techniques radiologiques capables de déterminer la morphologie du cerveau, en premier lieu l’encéphalographie gazeuse fractionnée; l’électroencéphalographie; l’examen du fond d’œil. C’est à la suite de ces examens qu’on pourra affirmer l’étiologie syphilitique, tumorale, atrophique, vasculaire, du processus générateur de la démence. Plus encore c’est à la suite de ces examens qu’on portera le pronostic d’évolutivité. Tel sujet en plein comportement démentiel dû à la paralysie générale peut-il ou non avoir une chance de récupération ? La constatation dans le liquide céphalorachidien d’une réaction cytologique élevée permet de l’espérer, car le traitement pénicillé est actif contre la méningo-encéphalite encore en évolution. Mais on retrouve ici « l’écart organo-clinique » : les signes démentiels ne sont pas forcément parallèles aux signes biologiques. Du moins possédons-nous dans ce cas une chance de récupération, alors que la constatation d’un liquide céphalo-rachidien inactif (taux d’albumine bas, lymphocytose faible) montre que le processus générateur est fixé.
L. C.-R.
E. E. G.
Encéphalographie.
Les explorations paracliniques des grands métabolismes généraux ne sont pas d’un moindre intérêt : taux de l’urée, glycémie, rapports des électrolytes, bilan hépato-rénal, formule sanguine, etc., tels sont quelques-uns des points par lesquels le clinicien précisera le bilan organique.
III. — LA DÉMENCE « INCIPIENS » ET LA MESURE DE LA DÉTÉRIORATION MENTALE (TYPE : AFFAIBLISSEMENT INTELLECTUEL POST-TRAUMATIQUE)
Si nous envisageons maintenant un état d’affaiblissement intellectuel plus discret, moins net, de pronostic plus incertain, il posera un problème assez différent du précédent : celui du diagnostic précoce de l’affaiblissement démentiel. Le terme de « démence » ayant pris classiquement le sens d’affaiblissement massif et terminal est alors moins employé que celui de détérioration mentale (degrés initiaux ou plus légers de l’affaiblissement).
La « Détérioration mentale ».