II. La Psychiatrie et les Grands Mouvements de L’anthropologie Contemporaine

Bastide a fait remarquer que la sociologie, en Europe, s’est surtout dirigée, à partir des idées d’A. Comte vers de grandes conceptions systématiques : la folie, pour A. Comte, est la pensée « égoïste », une révolte contre l’humanité, un abandon à la pure subjectivité, à laquelle s’oppose la solidarité sociale. La connaissance des lois sociales doit permettre d’éteindre la folie. La psychiatrie de son temps, représentée en France par Morel (cf. p. 63) s’oppose à A. Comte en réclamant la part du système nerveux dans la maladie mentale, et en opposant à la « sociogenèse » de Comte une « biogenèse ». Lorsque Lévy-Briihl et Durkheim introduisent la sociologie moderne, ils cherchent aussi à définir des concepts d’une portée générale, la mentalité pré-logique comme explication des sociétés primitives (Lévy-Briihl) ; l’anomie (Durkheim), absence ou perte des rapports sociaux, comme facteur social de la psychopathologie (1). Avec le marxisme, c’est encore une doctrine qui tend à interpréter les faits sociaux, et parmi eux, la maladie mentale, en termes généraux : les conflits pathogènes des individus ne sont que le reflet ou le retentissement des conflits socio-économiques de la société qui les contient.


(1)L’ouvrage de Ch. Blondel (1913) constitue le monument de cette socio-psychopathologie.

A ces interprétations « dogmatiques » un courant empirique ou pragmatique s’est opposé de bonne heure, surtout en Amérique. Dès la fin du xixe siècle, et avant que la psychanalyse fournisse à ce courant une impulsion nouvelle, l’école sociologique américaine, avec F. H. Giddings (notion du socius comme unité d’investigation sociologique, 1898), Cooley, G. H. Mead, se dirige vers des études concrètes, répudiant les grandes hypothèses théoriques pour regarder de plus près l’organisation de la personnalité dans son contexte social.


Tous les chercheurs qui se sont en effet occupés du problème de la mise en forme de la personnalité, normale ou pathologique, ont eu à prendre position sur le rapport de la nature et de la culture, de ce qui est apporté en naissant par le petit d’homme (pôle biologique) et de ce qui sera acquis dans et par le groupe (pôle socio-psychologique). On peut dire que le problème central de toutes ces recherches sera celui de l’hominisation. Comment devient-on un être humain? Si la sociologie s’est surtout préoccupée de savoir comment les hommes réagissent dans leurs groupes sociaux (point de vue synchronique), les études culturelles se posent d’une manière surtout diachronique, c’est-à-dire évolutive et historique, le problème du devenir humain. C’est ce qu’on appelle le point de vue anthropologique.




I. — LES ÉCOLES ANTHROPOLOGIQUES


Puisque toutes ces études s’attaquent à la fois à l’histoire de l’humanité comme aventure culturelle et à l’histoire de chaque homme comme devenant homme au sein d’une culture, il n’est pas sans intérêt de considérer brièvement l’histoire de l’anthropologie elle-même. L’évolution des idées nous instruit sur le champ des observations et sur les prétentions de ce mouvement de la pensée à l’égard des faits psychiatriques.



Les écoles anthropologiques ont adopté des points de départ très variés.

L’évolutionnisme. — Les premiers anthropologues furent ceux de la grande école de la fin du xixe siècle : Lubbock, Tylor, Frazer, Wundt. Les postulats qui animèrent ce premier mouvement furent : 1° que l’histoire de l’humanité représente une série linéaire, obéissant à la loi des trois états d’A. Comte; 2° que l’on trouve des similitudes entre les cultures de même niveau, quelles que soient l’époque et l’aire géographique : le « primitif » représente l’ancêtre préhistorique des civilisés; 3° que des survivances des stades dépassés se retrouvent dans les cultures avancées : ce sont les mythes, les rites, les religions, et, dans une certaine mesure, la pathologie mentale.

L’évolutionnisme fut abandonné lorsque la multiplication des observations renversa le postulat d’une progression linéaire des cultures et montra la dimension des variations culturelles.

Le diffusionnisme ou école historique. — Dans une seconde époque, représentée surtout par l’école allemande (Schmidt, Kaper) et l’école anglosaxonne (Boas, Krœber), les anthropologues vont s’attacher à décrire l’histoire particulière de chaque culture, avec de multiples détails observés « sur le terrain ». Les problèmes de la diffusion des cultures, de leurs emprunts lesunes aux autres, leur distribution géographique (aires culturelles), leurs changements internes au cours de l’histoire, vont constituer le centre des travaux. Pour le psychiatre, ces études minutieuses paraissent un peu sèches. Elles ne répondent pas à la question qu’il se pose de l’invention culturelle, de l’origine des traits culturels. Cette époque fut celle de la rigueur scientifique dans l’accumulation des données de fait, mais aussi celle de l’impossibilité de les interpréter. Il manquait, semble-t-il, une hypothèse de travail.


Le fonctionnalisme de Malinowski. — Un anthropologue, Malinowski, saisit le premier dans les idées de Freud, une hypothèse qu’il fit sienne : celle de l’origine instinctuelle des structures culturelles. C’est ce qu’il appelle les besoins (« drives »), pulsions primordiales qui tendent à la satisfaction. Les nécessités de la vie sociale tendent à réprimer ou à dévier ces pulsions dans des faits de culture. Ensuite ces faits de culture s’organisent dans un déterminisme secondaire, apparemment désintéressé. Mais on ne peut séparer les besoins primaires des réponses secondairement élaborées par les cultures. Une profonde unité fonctionnelle relie les uns aux autres. Tel est le sens des œuvres de Malinowski, dont on retrouvera l’écho plus tard chez Kardiner. Chemin faisant, Malinowski critiqua la théorie freudienne de l’Œdipe, parce qu’il avait trouvé dans une peuplade de la Terre de Feu un « complexe » familial qui lui paraissait s’opposer à la thèse de l’universalité de l’Œdipe (cf. infra). C’est ce point qui l’a peut-être surtout rendu célèbre alors qu’il est des plus discutable et que sa thèse générale est beaucoup plus intéressante.


Nous donnerons d’abord quelques exemples du style de travaux de cette école. Margaret Mead a mené trois enquêtes célèbres : à Samoa et en Nouvelle-Guinée. A Samoa (« Corning of age in Samoa », 1928), elle a décrit une population dans laquelle l’éducation de l’enfant aboutit à éviter à l’adolescent la crise pubertaire. Tout d’abord choyé, l’enfant est rapidement chargé de responsabilités et soumis à la socialisation. Cependant, on décourage la précocité intellectuelle. Par contre, l’enfant peut s’exprimer librement par la danse et y acquérir du prestige. Le statut social est déterminé par des règles établies pour tous les sujets d’un âge donné. Des expériences sexuelles rapides et faciles ont lieu dès l’adolescence. D’après M. Mead, les conflits et révoltes de la puberté sont inconnus dans cette population, qui ne montre pas d’apparence de névrose ni de psychose.

A Manus (« Growing up in New Guinea », 1930), au contraire, une brusque rupture entre la vie enfantine et la vie adulte entraîne des états de tension. Les enfants de cette île sont élevés plutôt par le père que par la mère, qui travaille toute la journée. Ils sont dressés à prendre soin d’eux-mêmes, sont poussés aux exercices du corps, mais sont traités « comme les seigneurs de l’univers » et jusqu’à la puberté on ne leur demande rien. Le résultat est qu’ils n’ont rien de ce qui fait ailleurs la vie de l’enfant. Positifs et pratiques, ils n’ont pas de penchant pour les collections ni la possession d’objets, comme une poupée. L’auteur ne précise pas le genre d’éducation sphinctérienne. Mais elle dit que très choyés et gâtés, les enfants n’acquièrent pas de discipline sociale. Leur culture insiste sur un seul point : l’habileté physique, la force et l’adresse. Ce statut des enfants ne prépare pas le statut de l’âge adulte. Il prépare une sorte d’homme « d’un physique admirable, habile, éveillé, intrépide, plein de ressources dans les circonstances critiques, capable de supporter la tension », mais austère, inquiet, obsédé par les soucis financiers et les tabous de tous genres. M. Mead compare ces adultes aux puritains de la Nouvelle-Angleterre : anxieux, rigides et parcimonieux.

L’étude de M. Mead sur trois tribus de la Nouvelle-Guinée (« Sex and temperament in three primitive societies », 1935), les Arapesh, les Mundugumor et les Tchambuli, met l’accent sur les attitudes de domination et de soumission entre sexes. Elle montre que les critères de masculinité-féminité peuvent varier considérablement selon les coutumes. Les Arapesh, hommes et femmes, ont un comportement « maternel ». Les hommes sont coopératifs, peu agressifs, attentifs aux besoins des autres. La sexualité est peu impulsive dans les deux sexes. Chez les Mundugumor, hommes et femmes sont violents et agressifs. Chez les Tchambuli, les femmes sont dominantes, « impersonnelles et assumant la direction, alors que les hommes ont moins de responsabilité et sont affectivement sous la dépendance des femmes ». Le comportement à l’égard des enfants correspond à ces caractères fondamentaux. Les Arapesh nourrissent fréquemment leurs enfants et les caressent. Les mères Mundugumor nourrissent leurs enfants à contre-cœur et leur retirent le sein immédiatement. M. Mead écrit que les Arapesh ont le caractère de l’optimisme oral et les Mundugumor celui du pessimisme et de l’agressivité oraux.

Les auteurs de cette école ont en commun : l° la recherche du type de personnalité à l’intérieur d’une culture. C’est la « personnalité modale », la per sonnalité de base de Kardiner ; 2° l’utilisation de l’outil psychanalytique pour observer en particulier le processus éducatif, du très jeune âge à l’adolescence ; 3° la notion de la variabilité des traits culturels. Rien n’est stable en cette matière, l’éducation est toute-puissante. De la relativité des traits culturels, on passe à la relativité du normal et du pathologique (R. Benedict) ; 4° les variations individuelles seront des élaborations secondaires, des réactions. Les sujets « déviants » (les malades, les anormaux, les délinquants, les originaux) sont des sujets qui « se défendent » contre la pression du groupe par des moyens divers. On est en présence d’une « sociogenèse » de la maladie mentale, remaniée par le point de vue culturel.


La psychanalyse culturelle. — Cependant, comme nous allons le voir, les psychanalystes « orthodoxes » n’admettent pas l’utilisation, à leur avis tronquée et faussée, que l’anthropologie culturelle a faite de leur discipline, Aussi certains d’entre eux se sont-ils consacrés à des observations anthropologiques dans un esprit de fidélité rigoureuse à la pensée freudienne. Citons Roheim (1939), Devereux (1937-1961) comme exemples de ces travaux.



Mais l’école culturaliste a subi des critiques.

L’anthropologie structurale de Cl. Levi-Strauss. — On sait que le terme de « structuralisme » a été créé par les psychologues de la Gestaltthéorie, et repris par les spécialistes de la linguistique pour rendre compte de ce qui dans un ensemble, est simultané alors que la description ne peut se concevoir que dans un rapport de succession (P. Fedida, 1964). L’anthropologie de Cl. Lévi-Strauss cherche le lien des rapports sociaux, le sens de la dynamique nature-culture, dans des structures qui seraient, à l’intérieur des groupes, des systèmes analogues à ceux que les psychanalystes reconnaissent à l’intérieur des individus. « Je suis persuadé, écrit-il, que ces systèmes n’existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus, dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires, ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer. » Cette perspective profonde, proche de celle qui anime un des courants modernes de la psychanalyse (J. Lacan) et de celle qui inspire la linguistique actuelle (R. Jacobson) se fonde sur l’intuition de l’unité de la vie psychique derrière toutes les institutions, ordres ou événements de la vie sociale. Dans ses deux ouvrages principaux, « les structures élémentaires de la parenté (1949) et l’Anthropologie structurale » (1961), Lévi-Strauss montre, par exemple, que la prohibition de l’inceste n’est pas seulement une prescription négative, mais la recherche de l’exogamie comme conduite d’échange et d’intercommunication. Nous ne pouvons insister ici, mais il faut souligner que la pensée de Lévi-Strauss apparaît comme la suite la plus originale et probablement la plus féconde de la réflexion freudienne appliquée au domaine social. Pour la psychiatrie, elle annonce une possibilité de comprendre l’univers psycho-pathologique en termes de relations internes et externes du sujet qui dépassent les antinomies du culturalisme.


II. — LES QUESTIONS ÉTUDIÉES


Les questions étudiées par les anthropologues se rapportent toutes au processus d’avènement de la personnalité. Ce sont les cultures qui « modèlent » les personnalités. Quelque nom qu’on leur donne, il s’agit donc toujours du devenir des pulsions instinctuelles [appelées « drives » par Malinowski « tendances » ou « motivations », ou « mobiles » par beaucoup de socioanthropologues contemporains (cf. Klineberg)], dans leur rencontre avec les coutumes d’un groupe, ce qui inclut toutes les perspectives de ce groupe, des habitudes dans l’élevage du nourrisson jusqu’aux « super-structures » idéologiques ou religieuses, en passant par les lois, les structures économiques, les modalités des divers apprentissages, ou encore le statut des « déviants », etc. Comme nous ne pouvons examiner tous ces points, nous rapporterons brièvement ce que l’anthropologie nous a appris sur les deux « pulsions » de base reconnues par la psychanalyse, parce qu’elles intéressent au premier chef la psychiatrie : comment l’anthropologie voit-elle se constituer le comportement sexuel et le comportement agressif?
May 31, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on II. La Psychiatrie et les Grands Mouvements de L’anthropologie Contemporaine

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