XII. Les Psychoses Schizophréniques

Dans la masse des maladies mentales graves qui entraînent une modification profonde et durable de la personnalité, le groupe des Schizophrénies comprend la plupart des cas d’aliénation mentale caractérisé par un processus de désagrégation mentale qu’on a appelé tour à tour « démence précoce », « discordance cordance intrapsychique » ou mieux « dissociation autistique de la personnalité ». Avant d’entreprendre la description de ce type de psychose pour lequel a prévalu la dénomination de schizophrénie, nous devons exposer succinctement l’histoire de cette notion.




Psychoses caractérisées par la dissociation de la personnalité (déficit global et régression autistique).





A. — HISTORIQUE ET DÉFINITION DE LA NOTION DE SCHIZOPHRÉNIE


Les malades que l’on range actuellement dans ce groupe représentent des « aliénés » qui ont d’abord frappé par leur étrangeté, leurs bizarreries et l’évolution progressive de leurs troubles vers un état d’hébétude, d’engourdissement et d’incohérence. Ces malades ont depuis longtemps attiré l’attention des cliniciens car, parmi tous ceux qui peuplaient les asiles du xixe siècle, ils avaient un air de famille. Morel en France décrivait certains d’entre eux « frappés de stupidité dès leur jeune âge » sous le nom de « déments précoces », en Allemagne Hecker désigna leur maladie comme une hébéphrénie (état démentiel des jeunes gens) et Kalhbaum, s’intéressant surtout à leurs troubles psychomoteurs (inertie, flexibilité cireuse, catalepsie, hyperkinésie, pathétisme des expressions, maniérisme), les décrivit comme atteints de catatonie. De 1890 à 1907, E. Kraepelin (dans les éditions successives de son célèbre Traité des Maladies Mentales où il s’efforçait de décrire des entités nosographiques précises) rassembla tous ces cas sous le nom de Dementia precox. Pour lui celle-ci était une espèce de folie caractérisée par son évolution progressive vers un état d’affaiblissement psychique (Verblödung) et par les troubles profonds de l’affectivité (indifférence, apathie, sentiments paradoxaux). Il distinguait dans cette « Démence précoce » trois formes cliniques : une forme simple, l’hébéphrénie, une forme catatonique ou hébéphréno-catatonique et une forme paranoide définie par l’importance des idées délirantes plus ou moins extravagantes et enchevêtrées. Tous les observateurs de cette époque (Chaslin, Séglas, Stransky, etc.) notaient qu’il s’agissait dans ces cas moins de « démence » (au sens d’affaiblissement intellectuel global, progressif et irréversible) que d’une « dissociation » de la vie psychique qui perd son unité, d’une sorte de « désagrégation de la personnalité ».



Première approximation. La démence précoce de Kraepelin (1890–1907).




Chaslin et Stransky (1905–1910) préparent la…

C’est précisément cette notion qui est impliquée dans le concept même de Schizophrénie, mot par lequel E. Bleuler en 1911 proposa de désigner le groupe des « Déments précoces ». Pour lui, ces malades ne sont pas des déments, mais sont atteints d’un processus de dislocation qui désintègre leur capacité « associative » (signes « primaires » de dissociation), processus qui en altérant leur pensée les plonge dans une vie « autistique » dont les idées et les sentiments sont — comme dans le rêve — l’expression symbolique des complexes inconscients (signes « secondaires »). C’est que Bleuler à Zurich (avec Jung, élève de Freud) avait compris quelle nouvelle dimension la psychologie des profondeurs inconscientes pouvait ajouter aux analyses purement descriptives de Kraepelin.



substitution de la notion de Schizophrénie à celle de Démence parBleuler (1911)sous l’influence des conceptions de Freud et de Jung.

Ainsi, la grande synthèse de Bleuler s’imposa car elle correspondait à une réalité clinique et à un fort courant de psychopathologie dynamiste. Mais en perdant ses critères précis (évolution chronique et démence affective), la notion de Schizophrénie a permis une extension quasi illimitée de son usage. Pour Bleuler, en effet, tous les malades mentaux, sauf les maniacodépressifs, les névrosés, les épileptiques et les « organiques », entrent dans le groupe des schizophrénies. En ramenant la Schizophrénie à une disposition caractérielle, la schizoïdie (Kretschmer), et celle-ci à une « perte de contact avec la réalité » (Minkowski), cette extension ne pouvait que s’accentuer.



Extension abusive du groupe après que celui-ci ait perdu son critère évolutif.

C’est précisément cette extension du groupe (c’est-à-dire le vague de sa définition) qui progressivement a gagné toutes les écoles de psychiatrie et spécialement celles des pays anglophones. En effet, peu à peu on a parlé non plus de maladie, non plus de syndrome, mais de réaction à type schizophrénique, comme si la schizophrénie était une sorte de rupture avec la réalité qui peut être épisodique ou définitive, qui peut être une simple attitude d’introversion ou une profonde régression autistique de la personnalité. Ce courant, dominé au départ par le nom de Sullivan, a mis l’accent sur le trouble des relations interpersonnelles, sur la désadaptation sociale du sujet. L’étude des familles de schizophrènes a montré (Wynne, Lidz) l’importance théorique et thérapeutique de l’approche socio-culturelle de la grande psychose. Mais on risque d’aboutir ainsi soit à dissoudre le processus pathologique dans la pathologie socio-culturelle (tendance qui aboutit à l’antipsychiatrie de Laing, Cooper, Esterson), soit à formaliser le trouble dans la seule pathologie des communications (école de Bateson à Palo-Alto). Au terme de cette évolution des idées, il devient fort difficile d’intégrer les divers aspects de la schizophrénie, biologique et psychologique, individuel et socio-culturel, en une compréhension satisfaisante. Sans doute devons-nous parler, depuis Bleuler, du « groupe des schizophrénies », ou même simplement de « troubles schizophréniques » (Manfred-Bleuler, 1972) mais qu’il s’agisse d’un substantif ou d’un adjectif, ce qui caractérise ces troubles c’est leur évolution autistique, la forme autistique du délire.

C’est pourquoi — mais soulignons-le, il ne s’agit pas d’une opinion admise et encore moins classique — nous pensons qu’il faut définir la schizophrénie comme une psychose chronique qui altère profondément la personnalité et qui doit être considérée comme une espèce d’un genre, celui des psychoses délirantes chroniques. Elle se caractérise par la manifestation d’une tendance profonde à cesser de construire son monde en communication avec autrui pour se perdre dans une pensée autistique, c’est-à-dire dans un chaos imaginaire.

Un tel processus est plus ou moins lent, progressif et profond ; il se caractérise comme le voulait E. Bleuler par un syndrome déficitaire (négatif) de dissociation — et par un syndrome secondaire (positif) de production d’idées, de sentiments et d’activité délirante, auquel M. Bleuler attribue plus d’importance encore.

Tous les symptômes « intellectuels », « affectifs », « psychomoteurs » que depuis Morel et Kahlbaum les cliniciens ont admirablement décrits, sont des manifestations, les plus intenses et les plus caractéristiques, de ce processus régressif. Ce sont les aspects cliniques fondamentaux de cette régression autistique et délirante de la personnalité que nous devons maintenant décrire.

L’absence de définition rigoureuse n’empêche pas cependant la plupart des cliniciens de s’entendre pratiquement sur le diagnostic de psychose schizo-phrénique. Et on entend généralement par là un ensemble de troubles où dominent la discordance, Vincohérence idéo-verbale, Vambivalence, l’autisme, les idées délirantes, les hallucinations mal systématisées et de profondes perturbations affectives dans le sens du détachement et de Vétrangeté des sentiments — troubles qui ont tendance à évoluer vers un déficit et une dissociation de la personnalité.



Définition clinique courante.


B. — CONDITIONS ÉTIOPATHOGÉNIQUES DU PROCESSUS SCHIZOPHRÉNIQUE



I. — LE PROCESSUS SCHIZOPHRÉNIQUE




Le point de vue inauguré par Bleuler qui a mis l’accent sur le caractère dynamique et positif du processus, point de vue qui a été largement exploité par les psychanalystes et les écoles psychiatriques contemporaines possède sur la conception kraepelinienne d’un processus purement déficitaire ou négatif un avantage considérable : il constitue un point de départ thérapeutique. Il permet en effet le mouvement, alors que les données anatomiques ou physiologiques, prises isolément, aboutissaient à une attitude fataliste. La schizophrénie ne peut pas être considérée simplement comme un état lésionnel ou constitutionnel.



incompatible avec l’idée fataliste d’une « constitution » …

Mais à son tour, le point de vue dynamique doit être limité par les données objectives qui montrent que le processus schizophrénique est soumis à certaines conditions neuro-biologiques héréditaires ou actuelles chez les schizophrènes. Avant d’aborder l’étude clinique de la maladie selon la perspective dynamique qui s’est imposée depuis E. Bleuler, nous passerons donc en revue les faits qui constituent une partie au moins des conditions biopsychologiques de ce processus morbide : hérédité, données typologiques et caractériologiques, et aussi les faits qui ont une valeur étio-pathogénique parmi les données biologiques et les facteurs sociaux. Toutes ces considérations vont nous rappeler la nécessité d’une vue « dialectique » des rapports entre l’être et son milieu, des échanges incessants par lesquels se fait le développement individuel qui se structure par son milieu, car la pathologie de la personne schizophrénique nous renvoie aux anomalies et accidents évolutifs de la personnalité dont la trajectoire se développe en fonction de cette double coordonnée (cf. p. 506).



et avec celle d’une simple réaction aux difficultés de l’existence.

La valeur « étiologique » des faits que nous allons exposer est certes discutable et, à ce sujet, nous devons rappeler ici l’aspect multidimensionnel de l’étiologie des maladies mentales en général et l’impossibilité de réduire la schizophrénie en particulier à un quelconque de ses facteurs organiques ou psychosociaux.


II. — FRÉQUENCE. AGE. SEXE


La schizophrénie est la plus fréquente des psychoses chroniques. Le taux de morbidité dans la population générale est élevé puisqu’il est compris selon les statistiques entre 0,36 % et 0,85 %. C’est une maladie de l’adolescent et de l’adulte jeune. Rare au-dessous de 15 ans, la maladie commence rarement aussi après 45–50 ans. C’est entre 15 et 35 ans que la morbidité est la plus élevée (75 % des cas pour Kraepelin, 60 % dans la statistique de Bleuler). D’après les données les plus récentes, la maladie est répartie également entre les deux sexes. En ce qui concerne la race, les études ne retiennent pas d’affinité caractéristique.



Affection du jeune âge ou, en tout cas, débutant avant l’âge mûr.


Pour ce qui concerne la culture, G. Devereux (et d’autres auteurs) considèrent la schizophrénie comme une psychose socio-culturelle, liée à la culture occidentale, constatant « l’absence quasi totale de schizophrénie dans les sociétés véritablement primitives ». G. Devereux précise bien qu’il ne s’agit pas de nier la maladie mentale dans ces Sociétés, puisqu’il cite le cas des Sedang, avec 5 % de la population « soit gravement névrotique, soit psychotique ». Mais il considère la schizophrénie comme « un désordre fonctionnel » ; il pense — contrairement à d’autres ethnologues — que la forme morbide que nous connaissons sous ce nom est liée à une culture, et que les cultures impriment au mal mental des aspects fonctionnels différents et d’ailleurs variables selon l’époque. Nous aurons à revenir sur ces notions, controversées, mais d’un intérêt capital.


III. — FACTEUR GÉNÉTIQUE DE PRÉDISPOSITION (HÉRÉDITÉ)


Les problèmes de l’hérédité de la schizophrénie méritent une attention particulière dans le moment où l’intérêt des psychiatres et de beaucoup d’autres praticiens ou théoriciens des Sciences Humaines est braqué sur les considérations de Milieu, de relations et de communications. Ce n’est qu’à partir d’une connaissance suffisante des recherches des généticiens que l’on pourra apprécier la portée des études sur le Milieu, et réciproquement. La question est si importante qu’elle sera reprise plusieurs fois dans ce Manuel, et l’on en trouvera la discussion générale dans le chapitre qui sera plus loin consacré à l’hérédité en Psychiatrie. On pourra y constater que la Schizophrénie tient, dans le débat sur la génétique, une grande place. C’est qu’elle a fait l’objet, depuis le début du siècle, de multiples travaux avec, en particulier, d’immenses enquêtes en Allemagne et dans les pays scandinaves. Disons tout de suite que les travaux les plus récents et, en particulier depuis 1960 les travaux américains, ont, par une méthodologie plus probante, et par la prise en considération des facteurs du Milieu, négligés par les anciens auteurs, notablement diminue certains des chiffres sur lesquels s’appuyait une conception trop strictement génétique de la psychose. Mais ces corrections faites, il n’en subsiste pas moins que le facteur génétique est indiscutable dans la série des faits qui entraînent une évolution schizophrénique. « L’information héréditaire définit le champ « des réactions possibles, le milieu détermine pour une part ce qui sera réalisé, « et de quelle façon… L’alternative hérédité-milieu est aujourd’hui dépassée. « A sa place vient au premier plan dans la génétique humaine le problème de « l’interaction de ces deux facteurs » (Edith Zerbin-Rudin, 1971). « Les facteurs génétiques sont au moins aussi importants dans l’étiologie de la schizophrénie qu’ils le sont dans l’étiologie du diabète, de l’hypertension artérielle, des maladies coronaires ou de l’ulcère » (Kendler et Robuette, 1982). Ces quelques phrases indiquent assez bien comment se pose actuellement le problème génétique de la Schizophrénie pour la plupart des chercheurs. Le facteur héréditaire est considéré comme certainement présent dans la maladie, mais d’une manière telle qu’il se combine « en chaînes d’actions et de réactions longues et compliquées », avec les facteurs de milieu (Zerbin-Rudin). Quels sont les faits essentiels sur lesquels s’appuient actuellement les affirmations des généticiens ?



Difficultés du problème, qui sera repris dans un chapitre spécial.

1° Taux de morbidité et risque héréditaire. — Le taux de schizophrénie dans la population générale est un peu inférieur à 1 % (0,85 % est le chiffre moyen généralement retenu). Or pour les frères de schizophrènes, le risque s’élève à 10,8 % d’après Verschuer (1939), à 14,2 % pour Kallmann (1946), à 10 % pour Plananski (1955). Ces chiffres sont confirmés par les recherches les plus récentes : 10,4 % pour E. Zerbin-Rudin (1972) ; 8,2 % pour V. Lange (1972), si les deux parents sont sains, 13,8 % si l’un des deux parents est malade. On trouvera, page 758, des tableaux où ces deux derniers auteurs indiquent le taux du risque d’après le degré de parenté.

2° L’étude des jumeaux montre que la concordance (c’est-à-dire la présence de la maladie chez les deux jumeaux) est comparable à celle des frères et sœurs non jumeaux chez les jumeaux fraternels ou dizygotes, tandis qu’elle s’élève nettement chez les vrais jumeaux ou monozygotes. Cette constatation qui a constitué, longtemps, un argument essentiel pour les statisticiens de l’hérédité, a été l’objet, depuis 1960, d’une révision qui permet de concrétiser l’évolution des idées sur l’hérédité de la schizophrénie. La statistique de Luxemburger (1928) donnait un taux de concordance de 76,5 % chez les vrais jumeaux ; celle de Slater (1953) indique 68,3 %. Mais Kringlen, sur 25 000 paires de jumeaux nés en Norvège entre 1901 et 1930 ne trouve plus en 1967 que 25 à 38 % de concordance pour les monozygotes (et 4 à 10 % pour les dizygotes). Gottesman et Shields (Londres), en 1972, trouvent 50 %, Fischer (Danemark), en 1971, 56 %, mais Tienari (Finlande, 1963) ne retient que 16 % de concordance sur 19 paires de jumeaux vrais.



Concordance chez les jumeaux.


D’où proviennent ces désaccords sur les chiffres? Essentiellement de la prise en considération d’un recrutement élargi. Les anciennes études se fondaient sur des schizophrènes hospitalisés. Les nouvelles sur une étude élargie aux cas non hospitaliers. La statistique de Londres (1972), par exemple, atteint 70 % de concordance pour les jumeaux monozygotes hospitalisés plus d’un an, et tombe à 33 % pour ceux qui ont moins d’un an d’hospitalisation. Les critères diagnostiques ont été particulièrement sévères dans l’étude de Tiénari. Enfin la détermination des monozygotes a pu être affinée par des méthodes qui prennent en compte les groupes sanguins. Pour Dongier (1972), il résulte de cette révision que plus la schizophrénie est grave, plus la composante héréditaire est importante.

Mais toutes ces discussions permettent de conserver son importance au facteur génétique, puisque même en réduisant notablement les chiffres des auteurs anciens, l’écart reste significatif entre la population générale (moins de 1 %), la fratrie (environ 10 %), et les jumeaux monozygotes (30 à 50 %).

Les études de jumeaux permettent de dégager une autre notion très importante pour apprécier la part de l’hérédité dans l’étiologie de la schizophrénie. C’est que la notion de concordance est assez grossière en regard des nuances multiples du facteur héréditaire. « La fidélité régulière et photographique des psychoses des jumeaux est du domaine du conte », écrit Zerbin-Rubin. Les auteurs sont ainsi conduits à distinguer ce qui appartient à la « schizophrénie nucléaire » de ce qui appartient au « spectre schizophrénique », et ils prennent désormais le plus souvent en considération ce qui appartient à d’autres troubles mentaux, car la part héréditaire de la schizophrénie n’est peut-être pas étroitement spécifique. De sorte que la critique des statistiques due à l’hétérogénéité des groupes et à la différence d’appréciation des diagnostics se trouve réduite lorsqu’on distingue plusieurs niveaux bien définis. C’est ainsi que la plupart des généticiens précisent maintenant toutes les catégories de troubles rencontrés dans la population étudiée. Gottesmann et Shields (1966) aboutissent à une concordance de 42 % pour les vrais jumeaux, si l’on s’en tient à la « schizophrénie nucléaire » ; ils obtiennent 54 % en y ajoutant les psychoses d’une autre espèce; et 79 % en y incluant les psychopathes et les névrotiques. Cette nouvelle méthode met en évidence un aspect important des considérations sur la génétique : qu’est-ce qui est hérité? Plus que la schizophrénie elle-même, c’est peut-être une tendance plus large au trouble mental.

3° Les enfants adoptés. — Une des critiques portées contre le raisonnement des généticiens consiste à valoriser la part du milieu éducatif. Ainsi, dit-on (L. R. Mosher, 1972), l’éducation de deux jumeaux a toutes chances d’être identique pour les deux. C’est pour échapper à cette critique que l’on s’est adressé, depuis une dizaine d’années, à l’étude des enfants adoptés. Tantôt le travail part de parents schizophrènes (l’un des deux, ou les deux) dont les enfants ont été adoptés; tantôt on relève, dans une masse d’enfants adoptés, les cas de schizophrénie et l’on remonte vers leur origine biologique.



Les enfants adoptés permettent aussi d’étudier le risque génétique en regard des facteurs de milieu.



— Il résulte du premier groupe de travaux que le risque de schizophrénie chez les enfants de schizophrènes adoptés dès le premier jour est élevé (16 % pour Heston, 1966 ; 4 % pour Rosenthal, 1968), mais dans la recherche de ce dernier auteur, qui porte sur plus de 5 000 enfants adoptés et 10 000 parents biologiques, 32 % des enfants entraient dans le « registre schizophrénique », c’est-à-dire qu’ils souffraient d’une névrose grave ou « border-line ». Tableau XII).






























Tableau XII Risque de maladie chez les enfants de schizophrènes adoptés par des familles étrangères. (Tableau de Ed. Zerbin-Rudin, 1971).
Auteur Pays d’origine Enfants
Chiffre total Schizophrénie % Schizophrénie à diagnostic « spectral » %
Karlsson (1966) Islande 17 29
Heston (1966) U. S. A. 47 16
Rosenthalet al. (1968) Danemark 76 4 32


































Tableau XIII. Schizophrénie a diagnostic spectral dans les familles biologiques et adoptives de 33 enfants adoptifs schizophrènes et non schizophrènes. (D’après Kety et al., 1968, cités par E. Zerbin-Rudin).

Enfants adoptés Schizophrénie à diagnostic spectral parmi :
Les apparentés biologiques Les apparentés adoptifs
Nombre % Nombre %
Schizophrène . . . . . 13/150 (*) 8,7 2/74 2,7
Non schizophrène. . . . 3/156 1,9 3/84 3,6
(*)63 parents sans schizophrénie évolutive
85 demi-frères et sœurs dont une schizophrénie évolutive
2 frères et sœurs.


5° Modalités de la transmission. — Il résulte du paragraphe précédent qu’il est prématuré ou suranné (M. Bleuler, 1972), de proposer des schémas de transmission héréditaire. La théorie polygénique serait plus en faveur que la théorie monogénique, on le comprend sans peine. Quant à une pathologie chromosomique, elle est aujourd’hui du domaine de l’hypothèse. En faveur de cette hypothèse, on a pu retenir (Guyotat, 1963) la plus grande fréquence des aberrations chromosomiques chez les schizophrènes. Comme mécanisme intime de Faction de la prédisposition, on suppose généralement une perturbation héréditaire enzymatique intervenant au niveau des passages synaptiques, ce qui permettrait de relier la génétique aux connaissances actuelles sur les perturbations métaboliques de la schizophrénie.


Conclusion (1)

(1)Pour la bibliographie, cf. le chapitre sur l’Hérédité, p. 664à 701, la monographie de G. Garonne (1962), le livre de M. Bleuler (1972).

La prédisposition génétique à la schizophrénie est certaine, mais elle est fort complexe et intervient de manière variable selon les cas, — comme interviennent de façon variable les facteurs de milieu qui vont être étudiés maintenant. Les auteurs s’accordent aujourd’hui pour introduire dans la discussion héréditémilieu un troisième facteur : le temps, c’est-à-dire le moment où les facteurs de milieu viendront agir sur les facteurs hérédo-génétiques (Plananski, 1955 ; Garonne, 1962). La recherche sur les jumeaux, « ce pilier de la théorie héréditaire » (Zerbin-Rudin) montre à la fois la force de la prédisposition et sa limite, puisque, chez les vrais jumeaux, la concordance ne s’élève qu’à 40–50 %, au maximum 75 %. Le « programme génétique » laisse place à une marge d’indétermination qui ne fait jamais, de la marque héréditaire, — cependant certaine — une fatalité, conformément à la pensée de F. Jacob (1970) qu’il convient de rappeler :



La place de la prédisposition et le rôle du « moment ».


« Dans le programme génétique qui sous-tend les caractéristiques d’un organisme « un peu complexe, il y a une part fermée dont l’expression est strictement fixée ; une « autre ouverte qui laisse à l’individu une certaine liberté de réponse. D’un côté le « programme prescrit avec rigidité structures, fonctions, attributs ; de l’autre il ne « détermine que potentialité, normes, cadres. Ici il impose, là il permet. Avec le rôle « croissant de l’acquis, se modifie le comportement de l’individu » (La logique du vivant).


IV. — FACTEUR DE PRÉDISPOSITION BIOTYPOLOGIQUE


Mais la prédisposition héréditaire n’est-elle pas inscrite dans la forme du corps ? Comme nous l’avons déjà vu pour la psychose maniaco-dépressive, c’est surtout Kretschmer et son école qui ont approfondi cette étude.

L’idée de base de Kretschmer (1921) a été l’opposition entre l’affinité du type pycnique pour la maniaco-dépressive et l’affinité d’un autre groupement biotypologique pour la schizophrénie. La définition de ce biotype est moins facile que celle du type pycnique car il est plus hétérogène. Sur 175 schizophrènes étudiés dans la première édition de Körperbau, 47 % sont du type « leptosome », 34 % sont du type dysplasique, 17 % du type athlétique, 3 % seulement du type pycnique. Notons déjà la faible affinité de ce dernier type pour la schizophrénie ; c’est ce fait qui a fondé l’intuition de Kretschmer. On a surtout critiqué son type dysplasique dans lequel Kretschmer a voulu faire entrer les dystrophiques et les disproportionnés, sous prétexte de troubles endocriniens. On trouve là comme un écho de la conception de la « dégénérescence » (Magnan). Le type athlétique n’est probablement pas non plus à l’abri de la critique, car il paraît rassembler deux variétés corporelles distinguées par presque toutes les écoles de morphologie : le longiligne musculaire et le bréviligne sanguin. Reste le leptosome de Kretschmer, qui fournit presque la moitié de sa première statistique. Ce type paraît assez bien défini : structure verticale, squelette gracile, silhouette élancée, faible tonus orthosympathique avec réactions lentes et prolongées ; hypotension, ralentissement des échanges ; hypoglycémie, tendance hyperthyroïdo-hypogénitale, fréquence des réactions allergiques, de la tuberculose, de l’ulcus gastrique, de la maladie de Basedow, des affections rénales, de l’hypertension tardive, etc. Ce type humain répond au « nerveux » d’Hippocrate, au « cérébral » de la typologie française, au « longiligne asthénique » de l’école italienne, à 1′ « ectomorphe » de Sheldon, au « nerveux faible » de Pavlov. La prédisposition de ce type pour la schizophrénie est un fait reconnu, depuis Kretschmer, par tous les auteurs. Le peu d’affinité du type pycnique pour cette affection est généralement accepté aussi. S’il arrive, dit Mayer-Gross (1954), que le diagnostic de schizophrénie soit envisagé chez un pycnique, « une attentive reprise en considération du diagnostic sera sage ». Nous pouvons retenir des travaux de l’école de Tübingen les biotypes ou morphotypes indiqués dans le tableau (p. 665) résumant les tendances morphologiques décrites par les écoles françaises (Sigaud, Corman), italienne (Pende), allemande (Kretschmer), anglo-saxonne (Sheldon) et russe (Pavlov).



Le biotype prédisposant (Kretschmer) :


dysplasique,


leptosome, ou longiligne asthénique.


V. — FACTEUR CARACTÉRIEL DE PRÉDISPOSITION (PSYCHOTYPE)


L’école de Tübingen (Kretschmer) a relié le biotype qu’elle a cherché à définir comme prédisposition à la schizophrénie à un psychotype correspondant au type introverti de Jung (1907) et au type schizotyme de Bleuler (1920). Ces termes désignent un type de caractère normal, d’humeur renfermée, hypersensible, d’apparence froide, tendant vers l’inhibition, mais livré à des décharges impulsives inadéquates. Les introvertis schizothymes sont des êtres méditatifs, systématiques, abstraits, obstinés et rêveurs. De la schizothymie on pourrait passer à la schizoïdie (caractère déjà pathologique) où l’humeur renfermée devient « isolation », tandis que l’inhibition et l’impulsivité aboutissent à l’inadaptation sociale et que la profondeur méditative, la tendance au rêve et à l’abstraction deviennent esprit de système, rationalisme morbide et idéalisme rigide. Les études sur l’hérédité ont fait un large usage de la notion de schizoïdie; elles lui ont apporté une confirmation indirecte. Il est admis en effet par l’ensemble des auteurs que l’entourage familial des schizophrènes comporte une proportion de schizoides (15 à 35 %) largement supérieure à celle de la population générale qui serait d’environ 3 %. Mais s’agit-il bien d’hérédité? Pour Y. O. Alanen (1958) et M. Bleuler (1972) ce caractère serait plutôt acquis sous l’influence du milieu familial.



Le psychotype prédisposant (Jung, Kretschmer, Bleuler) :




Schizoïdie.


Quels sont les autres « caractères » qui peuvent prédisposer à la schizophrénie ? Certains sujets ont montré avant l’éclosion de la schizophrénie des traits de caractère ou de conduite qui n’entrent pas dans la schizoïdie telle qu’elle a été décrite, mais qui sont nettement pathologiques : troubles du caractère, traits névrotiques, agressivité impulsive, préoccupations hypocondriaques. Nous insisterons plus loin sur ces aspects de la personnalité préschizophrénique. Mais il existe un groupe important (environ 30 % des cas, d’après Cadwell et d’autres auteurs cités par Bellak) chez qui la schizophrénie est précédée d’une évolution qui paraissait normale. Sans doute, une exploration fine de la personnalité n’a-t-elle pas été pratiquée dans tous ces cas et le problème théorique qu’ils soulèvent ne peut-il être considéré comme résolu. Mais du point de vue pratique et au niveau de la simple observation clinique il reste que l’on peut opposer deux grands groupes de cas relativement au caractère prépsychotique : dans 70 % environ des cas, des traits de caractère pathologiques précèdent la maladie et dans 30 % environ ces traits ne sont pas notés ou décelables.



Des troubles de caractère préschizophréniques préexistent à l’évolution de la maladie dans 70 % des cas.


VI. — FACTEURS NEURO-BIOLOGIQUES



Trois sortes de recherches ont été pratiquées. Nous rappellerons brièvement les deux premières séries : anatomo-pathologie et recherches biologiques générales. Nous insisterons davantage sur l’orientation moderne des recherches vers la neuro-physiologie.

1° Anatomie pathologique. — On peut conclure (comme nous le verrons dans le chapitre consacré à l’anatomie pathologique) des très nombreux travaux histopathologiques (Lhermitte, Josephy, Klarfeld, Vogt, Guiraud, Marchand, Winkelman et Book, etc.), que la recherche des lésions centrales spécifiques de la schizophrénie a échoué. Certes (cf. p. 661) dans un certain nombre de cas, des lésions cérébrales ont été trouvées (lacunes de désintégration par pathoclise de la troisième couche corticale, atteinte du noyau médian du thalamus, lésions vasculaires, altérations capillaires, périvasculaires, dépôts lipidiques, etc.), mais ces lésions histologiques ne peuvent être considérées ni comme le substratum nécessaire ni comme un facteur suffisant du déterminisme de la maladie.



Incertitude sur le processus histopathologique.


Les recherches sur l’atrophie cérébrale dans la schizophrénie, sur l’histopathologie du cortex ou du diencéphale (Guiraud) demeurent incertaines et on ne sait pas si elles préexistent à la maladie ou si elles en sont la conséquence. Absentes chez de nombreux malades, elles sont présentes hors de la schizophrénie, au cours d’autres maladies mentales, ou même chez des sujets normaux (Dunlap, 1924).

Wildi et coll. (1965) concluent une étude sur le vieillissement par la constatation qu’aucune lésion propre ne témoigne de la schizophrénie chez le sujet âgé, et que même le cerveau des schizophrènes comporte moins d’altérations séniles que celui des non-schizophrènes.

2° Biologie générale. Recherches anciennes. — Depuis plus de cinquante ans, de multiples recherches ont exploré tous les aspects de la physiologie générale chez le schizophrène, dans l’espoir de trouver des troubles assez constants pour prendre une valeur étiologique. Ainsi que le remarque Smythies ces recherches ont été asservies aux méthodes de laboratoire communément en usage. Ce n’est que depuis peu d’années qu’il est devenu possible d’apprécier plus correctement les modifications fines de la physiologie cérébrale. Et la méthodologie de ces recherches se trouve mieux définie depuis qu’on a renoncé à trouver « la cause » de la schizophrénie.

« Il a été montré que beaucoup des mesures biochimiques qui ont été poursuivies chez les schizophrènes, et dont certaines ont été censées différencier les schizophrènes et les sujets normaux sont affectées par le régime alimentaire, l’exercice, le statut postural et émotionnel. Ainsi, par exemple, les fameuses investigations dans lesquelles certains acides phénoliques particuliers sont trouvés dans les urines des schizophrènes ont été démenties par le fait que les patients avaient bu plus de café que les sujets de contrôle. Les acides phénoliques provenaient du café. De même beaucoup d’études tendaient à montrer des anomalies du métabolisme hydrocarboné dans la schizophrénie. Mais des facteurs comme l’exercice, la vigueur physique, des déficiences en vitamines et les émotions fortes affectent aussi le métabolisme hydrocarboné. Dès lors la signification des anomalies du métabolisme hydrocarboné dans la schizophrénie, du même type que celles qui s’observent dans tant d’autres conditions, demeure obscure » (Smythies, 1963).

C’est dire la nécessité d’une critique soutenue de toute hypothèse en particulier par des groupes de contrôle. On peut encore noter, comme difficulté de la recherche, l’imprécision du diagnostic psychiatrique (de par les variations de la nosographie). Enfin il faut admettre que, devant la « causalité multiple » qui est généralement acceptée en psychiatrie, chaque cas va se trouver placé, par rapport aux facteurs de prédisposition physiologique et aux facteurs de « précipitation » psychosociaux en un point particulier d’une vaste trajectoire qui va de la prédisposition la plus massive (dans laquelle les facteurs de précipitation pourront être minimes) à la prédisposition la plus faible (dans laquelle les facteurs psychosociaux joueront au contraire un rôle massif). Toutes ces précautions prises, nous aborderons la revue des travaux anciens.

a) Troubles métaboliques. — C’est surtout le métabolisme des glucides qui a été étudié. Von Meduna poursuivit de longues recherches en vue de démontrer l’hypothèse d’un trouble glycorégulateur chez les shizophrènes. Il existe une corrélation entre les réponses émotionnelles et les réponses glycémiques, le fait est bien connu (Cannon). C’est cette corrélation qui serait troublée chez certains schizophrènes mais elle l’est aussi dans des états psychiatriques variés (Hoskins, 1945). Les troubles de la glycorégulation rencontrés appartiennent au type de troubles hautement hiérarchisés qui impliquent non un désordre basai des appareils glandulaires mais une perturbation de leur régulation haute, diencéphalo-hypophysaire. C’est la conclusion à laquelle aboutissent, comme nous allons le voir, plusieurs des recherches citées dans ce chapitre.



Corrélations métaboliques,

b) Troubles endocriniens. — L’apparition de poussées schizophréniques processuelles (Berze) ou de « shizophrénies aiguës » lors des grandes étapes de la vie génitale, surtout chez la femme, incitait à ces recherches. Kretschmer a fait de son groupe « dysplasique » un ensemble relié par des traits d’anomalies endocriniennes : il parle d’eunuchoïdes, d’acromégaloïdes, d’infantilisme au sens endocrinien. Il insiste aussi sur le virilisme, sur l’obésité, etc. M. Bleuler a repris plus récemment (1951) les recherches du même genre. Malgré la masse de documents cliniques, anatomocliniques, physiologiques, biochimiques, accumulés dans ces recherches, les auteurs n’ont abouti qu’à un petit nombre de conclusions positives et M. Bleuler (1972) conteste la validité de ces recherches.



endocriniennes,



1) Glandes sexuelles. — Le seul point à retenir est la tendance à l’hypogonadisme. La baisse des œstrogènes peut être mesurée chez les malades qui donnent des signes cliniques d’insuffisance œstrogénique, tels que l’aménorrhée (si fréquente au début et dans les phases aiguës du processus). La morphologie à type d’état intersexuel a la même signification clinique. Si dans ces conditions les taux hormonaux sont abaissés, l’administration d’œstrogènes ou d’androgènes est logique et se serait parfois montrée efficace après constatations biochimiques précises (Hoskins).


2) Thyroïde. — Hoskins admet une déficience thyroïdienne chez environ 10 % des schizophrènes. Il exige pour justifier un traitement thyroïdien le « triple diagnostic » suivant : faible taux de la consommation d’oxygène, abaissement de l’excrétion urinaire de l’azote et anémie secondaire (cf. aussi Hemphill, 1942 et Reiss, 1952). C’est surtout dans la catatonie périodique que fut prouvé le rôle d’une déficience thyroïdienne (Gjessing R. et L., 1966).


3) Surrénales. — Sachar et coll. (1963), Rey et.Willcox (1964) ont constaté l’augmentation de l’excrétion urinaire des 17-hydrocorticostéroïdes au cours des phases actives (aiguës, processuelles) de la maladie. De telles constatations, qui ne sont pas particulières à la schizophrénie, mais plutôt aux psychoses aiguës, ont appuyé l’hypothèse que le schizophrène répondrait aux « stresses » d’une manière particulière. Le cap des deux ans d’évolution correspondrait à la phase d’épuisement du syndrome de Selye, tandis que les malades plus anciens récupéreraient leur faculté de répondre aux agressions (test de Thorn redevenant normal).

Pour toutes les recherches sur les glandes endocrines, on se reportera aux pp. 702–722 qui exposent les données récentes sur les dosages hormonaux.

c) Appareil cardio-vasculaire. — Dans cette perspective la défaillance des réponses à l’adaptation que manifeste le test de Thorn peut encore être rapprochée des symptômes cardio-vasculaires fréquents dans la maladie (pression sanguine basse, ralentissement circulatoire, atonie capillaire, vaso-constriction périphérique, acrocyanose orthostatique). Dans la catatonie, ces troubles sont au maximum et souvent accompagnés de troubles vaso-moteurs divers (œdèmes, acrocyanose, etc.) et les épreuves cardio-vasculaires dynamiques montrent que la circulation s’adapte mal à l’effort physique (Baruk). La tension différentielle est relativement pincée. Hoskins résumant les travaux de son équipe de Worcester sur ce point insisté sur le mauvais rendement circulatoire et sur l’inertie du système endocrino-sympathique (Shattock, 1950). La théorie adrénalinique entrerait alors dans une perspective « agressologique », comme il a été dit au paragraphe précédent. Une prédisposition héréditaire ou congénitale à l’anxiété précoce (on retrouve ici les idées de Sullivan) trouverait son fondement organique dans une perturbation innée des centres homéostasiques les plus élevés. Il s’ensuivrait la multiplication des stresses, un état d’hyperexcitabilité constant qui à son tour, engendrerait l’anarchie de la libération des médiateurs chimiques dans le couple noradrénaline-adrénaline. Ces recherches ont annoncé certaines des hypothèses modernes.



cardiovasculaires.

d) Études du sang et des humeurs. — Des milliers de dosages ont été pratiqués dans le sang, le sérum, les urines et le liquide céphalo-rachidien, dans l’espoir de déceler des anomalies cellulaires, des métabolites spécifiques, ou des produits toxiques se prêtant à l’expérimentation. Nous avons cité plus haut une des causes d’erreurs qui pouvaient affecter de telles recherches (à propos des dérivés phénoliques dans les urines). Dans l’ensemble elles n’ont abouti qu’à des corrélations si variables qu’elles ont été presque toutes abandonnées. Il demeure cependant une direction de recherches dont nous aurons à reparler plus loin : celles des anomalies de certaines fractions du sérum. Rappelons ici seulement quelques conclusions considérées comme valables : la tendance à une médiocre oxygénation cérébrale (Katenelbogen, Hoskins et Sleeper) ; la tendance à une déviation vers la droite de l’indice d’Arneth (Fortunato). Cette modification serait plus prononcée chez les hébéphréniques et les catatoniques que chez les autres schizophrènes. Rizatti et d’autres ont noté la tendance à la lymphocytose. Certains ont voulu rapprocher ces faits des corrélations cliniques souvent évoquées avec la tuberculose.



Recherches dans le sérum.

e)Appareil digestif. — Il est banal de constater chez le schizophrène une stase colique (Reiter, 1929) pouvant donner lieu à des poussées d’entérocolite subaiguë et à une insuffisance hépato-biliaire (Baruk). Ces signes concordent avec le portrait physiologique de résistance amoindrie qui revient ici comme un leitmotiv. Mais certains auteurs ont précisé les données de ces perturbations en regard de la catatonie. Scheid dosant la cholémie, la chlorurie et pratiquant des épreuves à la brome-sulfone-phtaléine, conclut que la catatonie est en relation avec une production accrue d’urobiline. Baruk et Buscaino ont incriminé, dans un esprit voisin, la toxine colibacillaire. Ces deux auteurs dans des travaux parallèles ont insisté sur la toxicité particulière des dérivés indoliques. La structure chimique de ces dérivés de la pathologie hépato-intestinale les rapproche de la mescaline, de l’indoléthylamine, etc., qui fournissent, rappelons-le, des « Model-Psychosis » de type schizophréniforme (Congrès de Zurich, 1957 et de Rome, 1958). Baruk et de Jong ont depuis longtemps établi que des métabolismes pathologiques, dus à un dysfonctionnement hépatique, jouent un rôle toxique sur le système nerveux dans un certain nombre de catatonies.



et l’appareil digestif.

Mais tous ces faits n’ont encore abouti à aucune conclusion précise. On peut admettre qu’ils justifient la poursuite des recherches. Des taux élevés de dérivés indoliques normaux tels que le 5 HIAA (acide 5-hydroxyindolacétique) ou des dérivés indoliques anormaux, tels que la Butofénine ou des taches colorées anormales sur les chromatogrammes (« tache rose ») sont généralement considérés comme dignes d’intérêt. Mais on les retrouve chez des déprimés (Rodnight et Aves, 1958). Et encore ces anomalies disparaissent-elles après antibiotiques, sans que rien change dans les effets cliniques. La parenté des dérivés indoliques du métabolisme avec les indols psychotomimétiques tels que le LSD incite les chercheurs à maintenir une hypothèse de travail dans cette direction, comme nous allons le voir.


a)Schizophrénie et drogues psychotomimétiques (« Model-Psychosis » ou psychoses induites). — Depuis quelques décennies, une attention particulière a été portée aux effets hallucinogènes de certaines drogues, surtout le LSD (diéthylamide de l’acide lysergique) et la mescaline (alcaloïde du peyotl), et les amphétamines (psychose amphétaminique) dans le but de découvrir des rapports entre ces effets et les psychoses, notamment la schizophrénie. Il convient d’examiner l’hypothèse de départ avant de rapporter les conclusions des recherches.



Les psychoses induites par certaines drogues permettent certaines expérimentations.


Nous ne savons pas encore, écrit en substance Smythies (1963) lequel des mécanismes biochimiques et pharmacologiques de ces drogues peut être considéré comme responsable des effets psychotomimétiques chez l’homme. Les drogues entraînent des réponses multiples. Une voie de recherches consiste à décomposer la formule chimique et à essayer les fractions isolées de ces composés. Des expériences sur l’animal sont possibles : c’est ainsi qu’il a été montré par Evarts (1958) que l’animal réagit au LSD selon l’état de son comportement avant l’expérience. On peut aussi relever les réponses électriques du cerveau sous l’influence des drogues (Purpura, 1956 ; Evarts, 1958 ; Killan, 1956). Toutes ces expériences enfin, se heurtent à l’objection souvent produite, qu’elles étudient des états « schizophréniformes ». Mais on doit admettre le principe des recherches sur ces états, et renoncer à une démonstration expérimentale complète en psychiatrie, puisque nous savons que l’étiologie des maladies mentales est forcément composite et variable selon les cas.

Les agents psychotomimétiques. a) drogues hallucinogènes. — Les deux agents les plus étudiés sont le diéthylamide de l’acide lysergique (LSD) et la mescaline. Mais on a étudié aussi la butofénine, la diméthyltryptamine (DMT), la diéthyltryptamine (DET), les dérivés b — OH, enfin la psylocybine qui est aussi un dérivé de la tryptamine. Les formules de ces différents corps montrent certaines parentés intéressantes.



État psychotique induit par le L. S. D. et la Mescaline.





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L’adrénaline peut être convertie par O — méthylation en un composé analogue à la mescaline (Smythies).



Les effets psychotomimétiques. — Tous ces produits entraînent des symptômes végétatifs importants (tachycardie, fièvre, dilatation pupillaire) et des signes psychiatriques : hallucinations visuelles, anxiété, difficultés de concentration, fuite des idées, expériences de dépersonnalisation. Mais les effets psychiatriques sont variables selon l’état initial du sujet en expérience.



Les résultats sont différents si la drogue est donnée dans un contexte d’encouragement amical ou au contraire dans une ambiance froide ou hostile. Les Indiens d’Amérique utilisent le peyotl dans leurs cérémonies comme support de leurs croyances. Un état préalable d’anxiété tend à rendre très désagréable l’expérience de la mescaline. Smythies raconte qu’il a fait lui-même deux tentatives avec la mescaline. La première a été si désagréable qu’il l’a interrompue rapidement par un antidote. La seconde, avec la même dose et le même environnement, fut plutôt agréable. Il pense que c’est parce qu’il s’était accoutumé et qu’il avait eu la preuve du remarquable et rapide effet de l’antidote (résumé de Smythies).

Les effets de la mescaline paraissent en rapport avec le degré d’activité du système adrénergique. C’est sur les médiateurs chimiques de l’activité cérébrale que les auteurs dirigent leurs hypothèses d’action des psychotomimétiques (Harley-Mason, Osmond et Smythies, 1952). Du point de vue de l’action biochimique et des lieux électifs de cette action, les chercheurs n’ont encore pas abouti à des conclusions probantes. On sait que Brodie (1958) a émis l’idée que le LSD déprime le système parasympathique par une action compétitive avec la sérotonine. Il semble à la plupart des auteurs que l’action biochimique la plus probable du LSD est son intervention dans le métabolisme des adrénergiques ou son action sur certains lieux d’action de l’adrénaline ou de la noradrénaline.

b) Les amphétamines : la psychose amphétaminique. Elle se produit généralement après des doses élevées prises pendant un temps plus ou moins long. Une étude expérimentale a montré l’apparition de la psychose en moins de 24 h chez tous les sujets après des prises de 10 mg de dextro-amphétamine chaque heure. Angoisse confusionnelle intense, hallucinations multiples, idées d’influences et de persécution, c’est le tableau d’une psychose aiguë. L’intoxication chronique donne des comportements stéréotypés, la répétition de gestes automatiques de la main et de mouvements de la face. Tous ces effets ont été rapportés à la stimulation du métabolisme cérébral de la Dopamine.



État psychotique induit par les amphétamines.

Rapprochement avec la schizophrénie. — Quoi qu’il en soit des hypothèses biochimiques, l’intérêt des psychoses induites est de nous montrer que certaines altérations de la chimie cérébrale peuvent produire des effets aigus massifs comparables à ceux d’une psychose aiguë. L’hypothèse de travail consiste à penser que chez certains sujets des expériences spontanées de la même sorte puissent entraîner un comportement durable de type schizophrénique. Voici comment Smythies articule cette hypothèse : le sujet qui prend de la mescaline sait quelque chose de ce qui va lui arriver. Le schizophrène ne le sait pas, et ses symptômes durent des mois et non des heures. De plus il ne peut en sortir, et il reçoit de la part de son entourage des réactions de peur et d’hostilité. Nous pouvons donc présumer que, devant des conditions biochimiques semblables, les conséquences seront tout autres. Mais si nous pouvons préciser le mode d’action des psychotomimétiques, nous pourrons avancer dans la connaissance de la schizophrénie. Cette manière de considérer la maladie mentale est donc partielle, pour l’auteur lui-même. Elle limite le champ des recherches au processus biochimique, mais dans ce domaine, elle conserve un grand intérêt. Certains auteurs, comme Denber (1962) préféreraient toutefois qu’on ne fasse pas un usage prématuré du terme de « psychose » et qu’on parle seulement de drogues « induisant des comportements ».



Les conclusions de ces recherches.

b) Médiateurs chimiques cérébraux et schizophrénie. — On s’est beaucoup intéressé aux médiateurs chimiques cérébraux depuis l’apparition des puissantes médications anti-psychotiques. L’acétylcholine a suscité moins d’intérêt que la sérotonine et les adrénergiques sous ce rapport.



Recherches sur les médiateurs de l’activité nerveuse.

La sérotonine, nous l’avons vu, est apparentée par sa formule à plusieurs psychotomimétiques. Beaucoup d’arguments, que l’on trouvera dans les travaux spécialisés ont montré le rôle de la sérotonine dans l’activité des neurones de la partie la plus archaïque du cerveau : hypothalamus, noyau caudé, mésencéphale, et à un moindre degré, thalamus, bulbe et protubérance. On sait aussi l’antagonisme entre la mono-amine-oxydase (MAO) et le produit terminal du cycle de la sérotonine, l’acide 5-hydroxy indole-acétique (5-HIA A). D’un autre côté, un certain nombre de dérivés indoliques, et aussi la réserpine, jouent le rôle d’antimétabolites de la sérotonine. Des discussions fort complexes sur le rôle et la distribution de la sérotonine dans le cerveau ont conduit les auteurs à penser que le métabolisme de la sérotonine, ou de ses précurseurs, ou du tryptophane, dont elle dérive en dernier ressort, pourrait être perturbé en un site chez le schizophrène.



Les auteurs estiment qu’il s’agit d’une macroglobuline anormale, appartenant probablement au groupe des bêta-globulines. Ce facteur est instable, sensible à l’oxydation. Il paraît probable à certains auteurs que l’anomalie de cette globuline consisterait dans la présence en son sein d’une molécule « petite, de structure inconnue ». La taraxéine est capable de modifier le comportement des animaux d’expérience, comme elle est capable de produire des effets toxiques sur des cultures de cellules cérébrales humaines (Geiger, 1963).

Ces travaux se relient à ceux qui cherchent dans le sérum des schizophrènes des anomalies immunologiques (Fessel, 1964), que certains auteurs russes n’hésitent pas à rapporter à une étiologie virale (Malis).

Toutes ces hypothèses ont été reliées (Burch, 1968) à celle d’une maladie autoimmune. Deux hypothèses ont été faites, écrit H. Weiner à ce sujet (1975) : « une hypothèse générale dit que les phénomènes d’auto-immunité jouent un rôle et une hypothèse spécifique propose que des anti-corps soient présents dans la schizophrénie qui agissent contre des cellules cérébrales ». Les recherches récentes (Whittingham, 1968, Logan, 1970, Boehme, 1973) n’ont pas validé ces hypothèses, soutenues en particulier par Heath (1967).

d) Le métabolisme des substances indoliques. — Cette théorie ancienne a pris un regain d’intérêt du fait de la présence d’un noyau indolique dans certains psychotomimétiques et dans la sérotonine ; du fait aussi de recherches directes dans les urines des schizophrènes. C’est ainsi que Friedholf et Van Winkle (1956) ont trouvé dans les urines de 70 % des schizophrènes examinés, avec un groupe de contrôle, une aminé anormale, qu’ils ont identifiée comme étant la 3–4 diméthoxyphényl éthylamine (DMPE). Ils concluent qu’il peut exister chez les schizophrènes un défaut de la transméthylation normale. Ces résultats paraissent confirmés par Bourdillon (1965) sur 808 sujets.



Les dérivés indoliques.

e) Travaux concernant les membranes des neurones. — Fessel (1964) résume dans un article les recherches sur le dysfonctionnement des membranes des neurones. Toute une serie de travaux se sont en effet consacres a la perturbation des échanges ioniques au niveau des membranes. Ces dernières seraient des lieux « actifs » de passage et les médicaments neuroleptiques joueraient un rôle dans l’activité des membranes cellulaires. Les arguments rapportés par Fessel consistent dans : la constitution des membranes, où l’acide neuraminique joue un rôle important ; le taux de l’acide neuraminique dans le liquide céphalo-rachidien ; la présence d’anticorps spéciaux dans le sérum des schizophrènes.



Les échanges ioniques et les membranes cellulaires.

f) Les enzymes. — Les recherches se sont orientées depuis 1966 vers l’étude des enzymes dans le sang des psychotiques en période aiguë. Deux enzymes ont finalement émergé de ces travaux : la créatine-phosphokinase (CPK) et l’aldolase. La CPK est une enzyme existant dans le cerveau, le myocarde et les autres muscles striés. Elle préside à la transformation de la créatine et du di-phosphate-adénosine en triphosphate de créatine ou d’adénosine. On trouve chez les schizophrènes, des doses élevées de CPK dans le sang. Mais on trouve aussi de telles doses dans la maniaco-dépressive, dans des maladies musculaires et dans de nombreux processus neurologiques. L’aldolase est aussi une enzyme musculaire. Ce sont surtout Meltzer et coll. (1969–1972) et Fishman et coll. (1970) qui ont affirmé que l’élévation des taux de CPK et d’aldolase permet une certaine prédiction du risque psychotique. Il existerait, chez les psychotiques et dans leur parenté une tendance à l’élévation des taux de CPK et d’aldolase lors de la fatigue musculaire, et, plus encore, lors d’épisodes psychotiques aigus.



Deux enzymes.

g) Électro-encéphalographie. — L’étude E. E. G. directe chez les schizophrènes a apporté des résultats encore considérés comme des recherches : les perturbations sont souvent minimes (résistance de l’alpha à la réaction d’arrêt, désynchronisation, etc.) pouvant ne se révéler qu’à l’analyse des fréquences (M. Kennard). Mais on a pu constater des anomalies suggérant des lésions « organiques » ou certains tracés analogues à ceux des épileptiques. D’après Hill, toutes ces anomalies de tracés sont plus fréquentes dans les cas récents (47 %) que dans les cas chroniques (25 %). Grinker et Serota, et plus récemment Hearth (1954) ont étudié directement les réponses hypothalamiques. Il semble que dans ces conditions d’observation des anomalies assez constantes apparaissent (faible activité électrique de l’hypothalamus, faible réaction au froid, forte réaction à l’adrénaline intraveineuse alors que l’adrénaline intra-musculaire n’a aucun effet sur les ondes corticales ou hypothalamiques d’après Grinker). Des pointes (spikes) rencontrées seulement chez les schizophrènes ont été également notées par Hearth dans la région septale.

Il semble aussi (Dongier, 1951) qu’il existe un « potentiel convulsif » plus fréquent chez les schizophrènes que chez les malades mentaux dans leur ensemble (25 % dans la statistique de Noël, thèse 1959).

Mais c’est plutôt au titre expérimental que l’électrophysiologie peut être considérée comme une voie de premier ordre. L’effet des psychotomimétiques, nous l’avons dit, a pu être précisé sur les potentiels évoqués visuels et auditifs (Purpura, 1956). MacLean (1954) a fait l’hypothèse d’une activité du système limbique en circuit fermé. Tones (1965) a pratiqué l’étude des différences entre les réponses auditives évoquées chez les schizophrènes et d’autres malades mentaux. Il leur attribue une valeur diagnostique et pronostique. Les études les plus récentes se sont surtout orientées dans deux directions : d’une part l’étude des phases de sommeil rapide (Mitsuda et Fukuda, 1965) et les phases intermédiaires entre sommeil lent et sommeil rapide (H. Ey, C. Lairy et coll., 1975) ; d’autre part l’étude des moyennes de potentiels évoqués sur une large échelle permet l’étude de populations de schizophrènes et de non-schizophrènes pour tenter de déterminer des différences significatives d’échelles de réponse. Jones (1970), Buchsbaum (1970) estiment que cette technique permettra des études comparées des motivations, de l’attention, de la concentration et des effets pharmacologiques. On voit que ces travaux en sont encore à la récolte des données. Mais ils paraissent ouvrir une voie intéressante sur l’électro-physiologie des psychoses.


Conclusion

Les progrès de la biochimie et de la neuro-physiologie ont permis d’éclairer un certain nombre d’hypothèses sur la biologie de la schizophrénie. Tout d’abord ils ont invalidé la plupart des recherches anciennes. Ils ont permis de mettre au point des méthodes adéquates pour les futures recherches. Enfin ils ont validé le rôle de certaines anomalies biochimiques. Parmi les hypothèses raisonnablement prometteuses, on peut retenir le rôle de la méthylation dans la chaîne des neurotransmetteurs et une anomalie dans le cycle de la Dopamine. On reconnaît l’intérêt des « modèles » que représentent, pour les processus aigus, les intoxications par les hallucinogènes ou par les amphétamines. Certaines recherches sur les enzymes paraissent intéressantes. Dans l’ensemble, on paraît se diriger vers une théorie générale qui comporterait une erreur génétique permettant par la suite, à l’occasion de facteurs de milieu, la production de réactions cérébrales biochimiques stéréotypées et répétitives.



Conclusions de toutes ces recherches.

Mais nous devons nous méfier de nombreux pièges, lorsqu’il s’agit d’apprécier la valeur étiologique de ces constatations ou de ces hypothèses. Un premier piège consisterait à nous exprimer en termes de causalité explicative et complète. Des corrélations ne peuvent, dans un système aussi complexe que celui d’une psychose, constituer une explication causale. Deuxième piège : tout organisme est le produit de son génotype autant que de son phénotype. Les données psychosociales ne sont ni plus ni moins biologiques que les données chimiques. Nous avons affaire à des niveaux différents de l’organisation. Troisième piège : une explication fonctionnelle par un trouble dans la distribution ou le métabolisme d’un intermédiaire chimique, lorsqu’elle sera acquise, correspondra à une condition nécessaire, mais pas suffisante, de troubles cliniques tels qu’un délire : car nous ne saurions encore ni comment survient le trouble chimique donné, ni quel est son rapport avec le délire particulier du sujet (d’après H. Wiener, 1975).

Il convient donc de ne pas réduire la schizophrénie aux données biochimiques qui en constituent le support. Pas plus qu’il ne conviendrait de la réduire aux facteurs psycho-sociaux dont nous allons maintenant parler.


VII. — FACTEURS PSYCHO-SOCIAUX. LA FAMILLE ET LE MILIEU DES SCHIZOPHRÈNES



1° Rôle des événements. — Beaucoup d’événements contemporains du début de la psychose, et souvent indiqués par l’entourage comme « cause morale » (échecs, deuil, surmenage, accouchement, émotions) ne jouent qu’un rôle de « précipitation ». Les deuils familiaux ont été spécialement étudiés (Rosenzweig, 1943–1944; R. et Th. Lidz, 1949; Sivadon, 1950; Wahl, 1954). Mais les événements vraiment significatifs sont surtout ceux qui surviennent à certaines périodes-clefs du développement et de l’évolution personnels. Il en est ainsi des frustrations précoces, sur lesquelles nous reviendrons plus loin. C’est par rapport à elles que prennent forme et signification les événements de la première enfance. L’invasion pubertaire est aussi un moment-clef, où la réactivation de la pulsion sexuelle vient se heurter à des obstacles multiples. P. Maie (1957) a insisté sur les pubertés précoces et sur les pubertés tardives; les unes et les autres imposent à certains adolescents des tensions graves et insolubles entre la pulsion et l’équipement du Moi, ses mécanismes de défense et ses possibilités de réponse. La notion de « dysharmonie d’évolution » (Maie) cherche à rendre compte des écarts entre la reconnaissance du corps et les moyens d’expression génitale (masturbation), comme entre l’évolution somatique et intellectuelle et les ressources de compréhension et d’appui du groupe familial et social. Les traumatismes sexuels précoces peuvent aussi venir bloquer des intégrations difficiles. Les difficultés propres à l’adolescence, sur lesquels beaucoup de psychiatres ont insisté, en particulier Sullivan (1947), seront reprises plus loin à propos du rôle de la famille, en tant que milieu de socialisation. C’est souvent dans les premières relations amoureuses, les premières déceptions sentimentales ou à l’occasion du mariage que les traumatismes infantiles s’actualisent.



Les événements comme facteurs de « précipitation ».

2° Rôle des facteurs socio-culturels. — Ils ont été étudiés de divers points de vue : rôle de la classe sociale (Holingshead et Redlich, 1958) ; de la société industrielle; de la religion ; des changements de culture; de l’urbanisation et des divers facteurs écologiques. Ces questions seront étudiées d’un point de vue général dans la cinquième partie de ce Manuel, pages 881 à 932, en particulier dans son chapitre premier. G. Devereux (1939–1965) est l’auteur qui a donné la plus grande ampleur à une théorie sociologique de la schizophrénie. C’est la « psychose ethnique (1) type des sociétés civilisées complexes », c’est une « psychose fonctionnelle », dit-il, par « inculcation du modèle schizoïde » : détachement, réserve, hyper activité, absence d’affectivité dans la vie sexuelle, morcellement des activités qui ne requièrent qu’un engagement partiel, effacement de la frontière entre le réel et l’imaginaire, infantilisme et dépersonnalisation lui paraissent les traits marquants de notre culture qui privilégient l’évolution vers la schizophrénie. La contre-épreuve, toujours d’après Devereux, est fournie par le fait qu’ « on n’observe jamais de schizophrénie dans les populations demeurées authentiquement primitives, mais qu’elle apparaît dès qu’elles sont assujetties à un violent processus d’acculturation et d’oppression ». Cette thèse s’oppose à la notion, souvent répétée, d’une possibilité de la schizophrénie dans les milieux culturels les plus variés. Au Congrès de Zurich sur la schizophrénie (1957), divers auteurs ont rapporté des observations provenant du Ghana, de Thaïlande, de la Chine du Sud, etc. Le phénomène d’acculturation est-il toujours en cause dans de telles observations ? La thèse de G. Devereux trouve un appui dans les constatations de S. Ammar et H. Ledjri (1972) sur 200 cas de schizophrénie observés en Tunisie. Leur étude très fouillée conclut que « le taux de la schizophrénie paraît croître avec certitude en fonction du changement amené par la civilisation technicienne de l’Occident ». Les études de H. Collomb à Dakar (1966–1968) vont dans le même sens en insistant sur le rôle du passage d’une culture collective à une culture individuelle. Il faut dire cependant que pour d’autres auteurs, la relation entre la culture et la schizophrénie au sens de G. Devereux n’a pas été formellement démontrée (cf. en particulier Mishler, 1966–1968). La conclusion de H. Collomb est prudente : « Il semble qu’il y ait convergence de tous les facteurs introduits par les changements sociaux rapides pour faciliter le processus schizophrénique ». Dans la transformation de la pathologie mentale par l’acculturation rapide, on voit le taux de la schizophrénie s’élever aux dépens de celui des bouffées délirantes. « Avec l’homogénéisation des cultures, il n’y aura plus d’ethno-psychiatrie » (Collomb).



La schizophrénie est-elle engendrée par la culture occidentale ?



3° Rôle de la famille. — Ce rôle a été perçu depuis longtemps (Kretschmer, E. Bleuler) par la fréquence des traits pathologiques chez les parents des schizophrènes. C’est ainsi que sont nées les controverses sur les places respectives de l’hérédité et du milieu. Les notions de schizophrénie latente et de schizoïdie ont traduit cette première appréhension. Elles appartiennent à l’époque de Bleuler et de ses successeurs (Berze, 1910; Binswanger, 1920; Kleist et son école; Courtois, 1935, etc.). Mais l’école américaine, issue de Ad. Meyer, H. S. Sullivan et de K. Lewin (qui avaient préparé les esprits à saisir la formation dynamique de la personnalité, et le rôle des actions et interactions de groupe) a, depuis 1950–1955, complètement renouvelé les perspectives de la compréhension et du traitement des troubles, en portant l’attention sur les relations du schizophrène avec son groupe familial en tant que « formateur » de la personnalité schizophrénique par l’altération des communications intra-familiales. Cette série de recherches, très abondantes aux U. S. A. ne peut naturellement pas être séparée des travaux psychanalytiques qui s’en rapprochent : ceux de l’école anglaise d’anti-psychiatrie ; enfin d’autres travaux qui ont attaché une grande importance aux relations intra-familiales : en Suisse, Ernst (1956), Willi (1962), M. Bleuler (1972); en Allemagne, Kisker et Strotzel (1962), Stierlin (1964) ; en Grande-Bretagne, Haley (1960–1964) ; en Finlande, Alanen (1966) ; au Japon, T. Miura (1967); en Italie, Campailla (1970); en Espagne, Ruiz-Ruiz (1970). En Tunisie, Ammar et Ledjri (1972); en France enfin, A. Green (1957), J.-F. Bargues (1970–1972) et M. Demangeat (1972). Les travaux de ces derniers auteurs nous ont beaucoup servi dans le résumé qui suit. Les psychiatres et psychanalystes européens ont plutôt apporté des critiques à l’hypothèse américaine et nous en parlerons à la fin de cet exposé. Nous suivrons l’ordre chronologique de tous ces travaux, dont nous ne pouvons donner ici qu’une brève analyse. Elle aura peut-être le mérite de montrer, par son raccourci, les parentés qui unissent ces recherches.



Le rôle de la famille est aujourd’hui particulièrement étudié.




L’impact socio-culturel sur les symptômes de la schizophrénie n’est pas niable.









































































































































Schizophrènes Italiens et Irlandais aux U. S. A. (Tableau de M. K. Opler, 1959)
Variable 1 : Homosexualité Irlandais Italiens Total
— latente . . . . . . . . 27 7 34
— manifeste . . . . . . . . 0 20 20
Total . . . . . . . . . 27 27 54
Variable 2 : Préoccupations de culpabilité

— présentes . . . . . . . . 28 9 37
— absentes . . . . . . . . 2 21 23
Total . . . . . . . . . 30 30 60
Variable 3 : Désordres du comportement

— présents . . . . . . . . 4 23 27
— absents . . . . . . . . 26 7 33
Total . . . . . . . . . 30 30 60
Variable 4 : Attitude envers l’autorité

— soumise . . . . . . . . 24 9 33
— révoltée . . . . . . . . 6 21 27
Total . . . . . . . . . 30 30 60
Variable 5 : Fixité dans le système délirant

— non . . . . . . . . 7 20 27
— Oui . . . . . . . . 23 10 33
Total . . . . . . . . . 30 30 60
Variable 6 : Plaintes hypocondriaques

— présentes . . . . . . . . 13 21 34
— absentes . . . . . . . . 17 9 26
Total . . . . . . . . . 30 30 60
Variable 7 : Alcoolisme chronique

— présent . . . . . . . . 19 1 20
— absent . . . . . . . . 11 29 40
Total . . . . . . . . . 30 30 60
Influence du milieu culturel sur les symptômes.
Il s’agit de soixante schizophrènes adultes masculins, de 18 à 47 ans, hospitalisés à New York, et examinés par toute une série de méthodes : « psychiatriques, anthropologiques et psychologiques ». Le tableau montre d’amples variations dans les symptômes manifestes ou latents. Des recherches du même genre, aboutissant à des conclusions identiques, ont été faites sur d’autres groupes par Sanua, Kardiner, etc.


On peut indiquer ici brièvement les résultats de travaux importants qui ont essayé de traduire en termes statistiques la place de la famille dans la genèse de la schizophrénie. Alanen (1966), en étudiant 60 familles finlandaises à partir de 30 sujets, 15 schizophrènes et 15 névrosés, a trouvé sur les 30 familles de schizophrènes, 10 familles « chaotiques », c’est-à-dire turbulentes et désordonnées, 11 familles « rigides », cohérentes, aux liens serrés, et 9 familles « diverses ». Manfred Bleuler (1972) a étudié les familles de 182 cas de schizophrénie, avec une longue observation. Il a trouvé des perturbations intrafamiliales relativement fréquentes, puisque les relations étaient mauvaises avec le père dans 75 cas (41 %), et avec la mère seulement dans 45 cas (24 %). Ce dernier chiffre est contraire à beaucoup d’affirmations contemporaines (Mélanie Klein, Spitz, Lebovici).

a) Bateson et l’école de Palo-Alto (depuis 1956). La théorie de la psychose établie par Bateson et poursuivie depuis 1956 par son école, repose d’abord sur l’idée que l’on ne se préoccupera que des communications reçues (« input ») et émises (« output ») par le sujet, sans vouloir connaître ce qui se passe au niveau psycho-biologique, comparé par les auteurs à la « boîte-noire » des électroniciens, « quincaillerie » trop complexe pour être analysée. Tous les problèmes seront donc posés en termes de communications : le nexus pathologique chez le schizophrène est constitué par l’hypothèse du double lien (double bind).



École de Palo-Alto.



Voici la description de la théorie du double lien par Watzlawick, Helmick-Beavin et Jackson (1967) :



Le « double lien ».

1° Deux ou plusieurs personnes sont engagées dans une relation intense et vitale : vie familiale, infirmité, captivité, amitié, amour, psychothérapie.

2° Un message est émis qui constitue un déni de l’existence du sujet (futur schizophrène), car ce message contient deux propositions complémentaires et contradictoires. Ainsi, dans un exemple, l’enfant est placé devant l’hostilité d’un des parents, qui nie sa colère et exige que l’enfant la dénie aussi. Si l’enfant croit le parent, il maintient la relation dont il a besoin, mais nie sa perception : s’il croit sa perception, il se maintient dans le réel, mais pense qu’il perd la protection de son père et de sa mère. Le sens du message est donc indécidable. Tel est le « double lien » dans lequel il est emprisonné.

3° Or cette expérience est répétitive sur une longue période. Le récepteur du message est mis dans l’impossibilité de sortir du cadre fixé par le message. Il est donc interdit au sujet de reconnaître la contradiction ou le paradoxe du message, et cette violence inaperçue est auto-entretenue par le double lien, qui devient le modèle de la communication schizophrénique (Une logique de la communication. Trad. franç. p. 212213).

On voit que l’école de Palo-Alto a voulu échapper aux difficiles débats sur l’étiopathogénie et la psychopathologie de la schizophrénie en étudiant strictement le mouvement des communications, le « comment-cà-se-passe » dans la vie relationnelle, c’est-à-dire essentiellement les structures du langage au milieu desquelles et par lesquelles le schizophrène se développe et cherche à vivre. Il existe donc certains recoupements entre ces travaux, ceux de la linguistique (Ruech), certains aspects de la pensée de Lacan (l’ordre symbolilique), certains aspects des études « antipsychiatriques », appuyées sur une phénoménologie de l’existence du schizophrène dans son milieu et surtout dans sa famille. Les faux-semblants de la communication, le mélange des rôles, les écarts entre la communication formelle et la « meta-communication » (ou communication comprise par l’intermédiaire des liens sociaux), les interférences des modèles logique et analogique, des séries causale et chronologique, etc., tels sont quelques-uns des aspects assez abstraits, mais souvent très éclairants, des communications du schizophrène et de son milieu, révélés par les études de Palo-Alto. Pour terminer par une note plus concrète, voici ce que disent Bateson et coll. sur les effets de ces communications distordues sur le comportement :


— si le sujet croit que pour les autres la situation est logique et cohérente, il recherche des interprétations : c’est le délire paranoïde,


— si le sujet choisit d’obéir au hasard (à toutes les injonctions ou à n’importe laquelle) de manière littérale, il paraît dément : c’est l’hébéphrénie,


— s’il choisit de bloquer les canaux in-put de communication, de se défendre contre toute perception : c’est la catatonie.

La critique de cette conception du double lien comme structure pathogène a été faite en particulier par P. B. Schneider (1976) : « la situation en double lien existe dès que des facteurs inconscients interviennent massivement et perturbent les relations interhumaines ou intrapsychiques. C’est par définition la position des patients que nous traitons ». Elle est donc très générale et ne peut être réservée au cas de la psychose schizophrénique.

b) Les parents du schizophrène d’après le groupe de Lidz (à partir de 1957). — C’est dans une micro-sociologie du groupe familial que Th. et R. Lidz ont cherché l’origine de la psychose. Voici comment leur thèse est résumée par M. Demangeat et J.-Fr. Bargues : dans une famille normale,



École de Lidz.



1° les rôles familiaux doivent être précis et fixes, compris et acceptés par tous ;

2° ils doivent permettre la confiance, la communication, l’estime ;

3° les frontières entre les générations et entre les sexes doivent être bien définies. Les contraintes liées au mariage doivent être assumées et l’émancipation de la tutelle parentale effective. Chaque membre du couple ne doit se comporter ni comme l’enfant du conjoint, ni comme rival aux yeux de l’enfant. Le rôle parental doit être assumé pour permettre une identification correcte des enfants ;

4° les rôles doivent être source d’amour et de bonne entente.


c) La pseudo-mutualité de Wynne (1958). — L’école de Béthesda s’est donnée pour but la connaissance des relations intrafamiliales. Elle a utilisé pour cela les méthodes projectives (Rorschach et T. A. T.), et des enquêtes très fouillées. Les notions psychanalytiques nourrissent tout ce matériel, mais elles sont employées « objectivement », dans un style quasi-expérimental d’étude des comportements. A l’intérieur de ces limites, les travaux de l’école de Wynne constituent un véritable système d’interprétation psychodynamique de la schizophrénie dans son organisation familiale.



Travaux de Wynne.

Le concept de « pseudo-mutualité » est central dans ce système. C’est une « stratégie de défense », « une gangue inébranlable de paix et de bonne entente maintenues à tout prix pour combattre et masquer le vide sous-jacent, l’incohérence et l’absurdité » (Demangeat et Bargues). La pseudo-hostilité est le corollaire du concept précédent : il s’agit d’une « couche extérieure de préoccupations, de lutte et de haine perpétuelle qui aide à protéger contre lex anxiétés et les humiliations attendues de la tendresse et de l’intimité » (Bargues). Les deux tactiques ont la même valeur dynamique et le même but : effacer « les sentiments désagréables, les désirs effrayants, les penchants menaçants » et finalement la vie concrète, l’émotion vraie. Elles aboutissent à noyer les tensions, les élans et même les perceptions, dans une économie affective et perceptive de bas-niveau, où les tests permettent de reconnaître une attention émoussée, l’incohérence et la fluctuation des contacts, la pauvreté des investissements, une tonalité générale dépressive. La famille est un milieu clos et secret, aux relations formelles et dépersonnalisées, une « sous-culture » qui favorise l’intériorisation des caractéristiques du groupe : « fragmentation de l’expérience, diffusion de l’identité, troubles du mode de perception et de communication ». Cette trop brève analyse permet de reconnaître le style d’une grande somme de recherches : la description minutieuse du milieu familial du schizophrène aboutit à un portrait que l’on a qualifié de « behaviouriste » mais qui pourrait plutôt être appelé « phénoménologique » du milieu morbide. Laing utilise les données précédemment exposées, en particulier celles de l’école de Bateson (étude du vocabulaire et du discours) et celles des autres Américains sur les relations intrafamiliales, en pratiquant comme eux une observation directe. Mais il se réfère aussi constamment à Sartre et à la « phénoménologie existentielle », et son originalité consiste à replacer le malade dans son milieu global, car la Société intervient dans le phénomène du rejet dont le malade et sa famille sont finalement les victimes. La schizophrénie est une tentative de libération à l’égard de l’oppression, de la solitude et du désespoir où la famille, et, derrière elle, les médecins, les hôpitaux, les psychiatres enferment les psychotiques.

d) La « position intenable » de Laing et Esterson (1960–1964). — Les études du groupe anglais élargissent le débat : de la famille on passe au champ social.



Le groupe de Laing.

Les analyses de cas sont donc des analyses de famille où le thérapeute s’efforce de s’imprégner de l’atmosphère magique et « insulaire » d’un groupe pour comprendre les structures internes qui en relient les membres les uns aux autres et les images de terreur que le groupe tout entier se forge à l’égard du monde extérieur dangereux. A partir de cette situation, étudiée directement dans le discours des membres de la famille, Laing réinterprète le « double bind » de Bateson comme « position intenable », qui impose « au sujet dit schizophrène » une stratégie particulière pour supporter son inaction. « Il ne peut faire un geste — ou rester immobile, sans être harcelé de pressions et d’exigences contradictoires, tiré à hue et à dia, écartelé à la fois à l’intérieur de lui-même et extérieurement, par ceux qui l’entourent ».



Laing, Cooper et l’anti-psychiatrie.

Un exemple de ce style d’analyse « antipsychiatrique » sera emprunté à D. Cooper (1967). La famille, écrit-il, « invente la maladie ». En raison de la double impasse où le conduit le double lien (cf. p. 497), le sujet réputé malade répond par la violence à la violence qu’il subit : « c’est la « folie », à laquelle à son tour va répondre une autre violence : c’est la « psychiatrie ». A partir de ce moment, une véritable conspiration de la violence s’exerce, à partir de la famille, à travers toutes les institutions, socio-politiques et médico-psychiatriques. L’expérience psychotique est un renouvellement, un avènement du sujet à sa vérité profonde (cf. aussi p. 549 pour les tentatives faites à partir des conceptions des auteurs anglais théoriciens de l’antipsychiatrie).

e) Une synthèse des travaux américains : E. G. Mishler et N. E. Waxler (1965–1968). — Nous citons cette œuvre parce que, outre une contribution personnelle à ce groupe de recherches, elle contient une analyse critique des positions antérieures : de Palo-Alto, des Lidz, de Wynne et de Laing. Nous ne pouvons ici que mentionner ces travaux, dans lesquels sont notées les failles des concepts maniés par les auteurs et les présupposés de beaucoup d’affirmations plus ou moins bien étayées.



Une synthèse…

(1) D. Cooper. Psychiatrie et Antipsychiatrie. Trad. franç. Le Seuil édit., Paris, 1970. « La schizophrénie est une situation de crise microsociale, dans laquelle les actes et « l’expérience d’une certaine personne sont invalidés par les autres, pour certaines « raisons culturelles et microculturelles (généralement familiales) compréhensibles, « qui finalement font que cette personne est élue et identifiée plus ou moins précisément « comme « malade mentale » et ensuite confirmée (selon une procédure d’étiquetage « spécifiable mais hautement arbitraire) dans l’identité de patient schizophrène par « des agents médicaux ou quasi médicaux ».





CONCLUSION CRITIQUE SUR LES THÉORIES ÉVÉNEMENTIELLES ET PSYCHOSOCIOLOGIQUES DE LA SCHIZOPHRÉNIE

L’ensemble de ces théories vise à privilégier, dans la genèse de la psychose, son « externalité », ce qui provient de l’extérieur. Il est dangereux de perdre de vue la dialectique constante qui assure le développement de l’être, normal ou pathologique, entre l’intérieur et l’extérieur, l’événement et le vécu, l’exogène et l’endogène. C’est l’oubli de cette nécessaire perspective qui entraîne des formulations trop rapides et parfois dépourvues de toute prudence scientifique dans certains passages ou chez certains auteurs. Ainsi D. Cooper, reprenant et accentuant la pensée de R. D. Laing, en arrive-t-il à proposer une théorie sociologique intégrale de ce qui, pour lui, ne peut plus être une maladie, mais devient une réaction naturelle à l’oppression.

Restant sur le terrain de la méthode psycho-sociologique, on peut remarquer que cette méthode, se tenant à l’extérieur des sujets et des groupes, dans une attitude d’observation, réduite à la description des attitudes et des discours, même si la description est minutieuse et exacte, même si l’observateur ne s’interdit pas certaines interprétations empruntées à la psychanalyse, ne peut éviter un « aplatissement » de la réalité, une réduction de la situation à la surface des comportements. Même en introduisant avec finesse la notion de « metacommunication », la plus élaborée de ces théories, celle de l’école de Palo-Alto, aboutit à un système, à un « Modèle » que les autres écoles rejoignent d’ailleurs en grande partie.

On peut se demander si la formulation des trois types de schizophrénie par l’école de Palo-Alto (p. 497) dépasse le niveau d’une brillante hypothèse. De tels modèles cherchent à réduire à un système logique des relations qui fonctionnent selon le processus primaire des psychanalystes, dans des liens analogiques, hors de l’espace et du temps. Les recherches des Lidz ou de Wynne tendent à l’idée qu’il existerait de « bonnes » familles, d’où la schizophrénie serait absente, et des familles « mauvaises », dont la « maladie » fabriquerait la schizophrénie. Quant à l’école antipsychiatrique, en faisant du schizophrène l’homme révolté et l’homme libre, sinon génial (Deleuze et Guattari, 1972), elle tire la conclusion logique de certaines formulations des diverses théories socio-familiales de la schizophrénie, démontrant par l’absurde que la réduction psycho-sociologique de la psychose évacue la plus grande part de son contenu vivant, douloureux et tragique, la plus grande part de l’expérience clinique, infiniment plus diverse que les constructions logiques et abstraites des Modèles socio-familiaux. Si les études psycho-sociologiques sur la famille ont eu l’avantage de porter le regard au-delà du sujet malade, ce qui s’est montré d’un puissant intérêt pour le soigner, comme nous le verrons, elles demandent à être complétées, ou ré-interprétées par l’étude de ce qui est vécu par le sujet lui-même au sein de son groupe familial. Tel est le projet de la psychanalyse.



La « logique de la communication » veut établir une logique de la psychose.

f) Les études psychanalytiques sur la famille du schizophrène. — Elles ont, dans la réalité historique, précédé les travaux qui viennent d’être résumés. Elles les ont même, nous l’avons dit, largement inspirés. Mais leur complexité est autre et leur contenu plus riche, même si on leur reconnaît certaines faiblesses conceptuelles.

Rappel historique. — Bien avant la psychanalyse, il existait une tradition philosophique (Leibniz, Kant, Schelling, Nietzche) et psychiatrique (en France : Lelut, Moreau de Tours, Baillanger, et surtout Seglas, 1905), qui reliait l’hallucination, maître-symptôme de la psychose, aux forces inconscientes (les « causes morales », les passions, les « idées fixes »). Mais c’est Freüd qui inspirant Jung (1907) et E. Bleuler (1911) a véritablement lancé dans la psychiatrie le grand courant d’interprétation analytique des délires par la distinction des « processus primaire » et « secondaire », et par la mise en évidence de la projection symbolique des données inconscientes. Le cas Schreber (1913) est à cet égard un travail fondamental. Ensuite, par Ferenczi et Abraham, on aboutit à Mélanie Klein, dont les travaux, de 1934 à 1955, vont inspirer la plupart des psychanalystes qui se sont occupés de la psychose. Il faut citer, avant elle, Federn (1928), l’école américaine de Sullivan (1930). Ensuite Spitz (1945–1950), et avec lui en Amérique Rosen, Fromm-Reichmann, K. Eisler, le groupe de Topeka; en Angleterre, les élèves de Mélanie Klein : Winicott, Bion, Rosenfeld, Segal; en Allemagne et en Suisse, Arnold, Benedetti, Sechehaye en Argentine, Grinberg, Sor, Granel; en France, Nacht, Lebovici, Diatkine, Green, Racamier, et l’école de Lacan, avec F. Dolto, M. Mannoni, Leclaire, pour ne citer dans chaque pays que quelques noms, ont développé des études que nous allons chercher à brièvement rapporter.

Les travaux psychanalytiques modernes sur la schizophrénie seront résumés d’après les écoles anglaise (Mélanie Klein, Bion, Balint, Winicott, etc.) et française (J. Lacan et ses élèves, Maud Mannoni, F. Dolto, etc. d’une part ; S. Nacht et ses élèves, Lebovici, Diatkine, Racamier, etc., d’autre part). Toutes ces contributions plus ou moins fortement inspirées de l’œuvre de Mélanie Klein, ont enrichi de manière substantielle la compréhension de la psychose schizophrénique. L’école nord-américaine s’est plutôt dirigée, comme on l’a vu, vers un autre style d’analyses, avec les études familiales. Naturellement ces idées théoriques seront exposées ici d’une manière schématique, alors qu’elles comportent des développements très abondants, des complications parfois aussi labyrinthiques que le délire lui-même et des illustrations cliniques détaillées sous forme de monographies consacrées à un malade (par ex. S. Lebovici et J. Mac-Dougall dans « Une psychose infantile », ou F. Dolto avec « Le cas Dominique ». Il ne s’agit de rien moins que de comprendre la genèse et le sens du délire autistique.


C’est au fond cette théorie que les auteurs anglais (Bion, Winicott et, dans une certaine mesure, Balint, avec la notion du défaut fondamental) ont reprise, tandis que les analystes français l’ont adoptée avec des modifications. J. Lacan (1937–1959) et son école ont précisé la dialectique kleinienne des bons et mauvais objets dans la perspective du discours. C’est un complément à la théorie kleinienne par l’introduction d’un troisième terme : l’enfant enfermé dans le désir de la mère ne peut aboutir à la triangulation œdipienne primitive. C’est la thèse de la forclusion du Nom du père, faille primordiale, manque-à-jamais d’une expérience qui ne permettra pas la symbolisation, l’accès au langage, la métaphore paternelle, l’accès à la Loi de la « castration humanisante » (F. Dolto).



l’École anglaise




l’École de J. Lacan

L’école de Nacht (Racamier, Lebovici) et le rapport de A. Green au Congrès de Montréal (1970) reprennent des idées analogues dans un style psychanalytique plus classique. Il s’agit toujours de saisir la genèse du délire dans la régression à un niveau archaïque de l’expérience, chez l’enfant très jeune, avant la parole (Infans). Après la première relation, dite anaclitique, vécue dans l’indistinction du Sujet et de l’Objet, l’enfant traverse une phase pré-objectale où les deux pôles se différencient. La présence maternelle exerce une action médiatrice, dans cette différenciation, sur les angoisses primitives éclairées par Mélanie Klein. Une anomalie dans ce premier développement, anomalie dont les causes peuvent être multiples, placera l’enfant dans l’impossibilité de franchir avec succès cette phase. Il va nouer une relation des plus fragiles avec la réalité et n’accédera pas à son langage. Ainsi nous est representé l’univers prépsychotique : un équilibre précaire où se relèvent : une disposition élevée à l’angoisse, des images objectales mal différenciées (« ombres d’objets », dit Racamier), et une disposition à introduire le fantasme dans la réalité, à le préférer comme un refuge, une rêverie protectrice. Telle serait la structure préalable véritablement introductrice du délire. Lorsque, à l’occasion d’un événement significatif (atteinte organique, perte d’objet, conflit œdipien, etc.), l’enfant ne peut plus étancher, par ses mécanismes de défense prépsychotiques (dans son « pseudo-self », dit Winicott), l’angoisse submergeante qu’il n’a jamais vraiment dépassée depuis le premier âge, le délire éclate : c’est l’expérience délirante primaire de la psychiatrie classique, qui est, dans sa signification profonde, un essai, un moment d’adaptation régressive à la déroute du Moi mal structuré. Cette expérience, insidieusement ou bruyamment, d’un seul mouvement ou en plusieurs épisodes, aboutira à l’organisation délirante de la personnalité, par laquelle se rétablissent, dans une nouvelle homéostasie stable (chronicité) des relations avec les objets, relations hallucinatoires destinées à combattre la peur et à restaurer un modus vivendi avec la réalité.
May 31, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on XII. Les Psychoses Schizophréniques

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