Le choix du terme « épidémiologie » pour l’étude de la fréquence des maladies de la vie psychique rend clair pour tout médecin le but poursuivi. Mais il permet de constater tout aussitôt les difficultés, les limites et les ambiguïtés dans lesquelles ces travaux vont être pris. Où commence la maladie ? Est-ce à l’entrée dans l’hôpital psychiatrique ? Est-ce aux premières manifestations d’une anomalie de caractère qui marque, en réalité, le début de la psychose ? Et qui jugera de cette anomalie ? Pour sortir de ces difficultés, on est contraint ou de se réduire à des critères indiscutables, mais grossiers : par exemple la première entrée dans un hôpital psychiatrique; ou de multiplier les voies d’approche, en utilisant un grand nombre de renseignement susceptibles de se recouper : c’est la technique de certaines grandes enquêtes américaines, très coûteuses en hommes et en années de travail, comme l’enquête de Leighton (1961) en Nouvelle-Écosse, dont voici la méthode :
L’épidémiologie est l’étude de la fréquence des maladies mentales.
En multipliant les entretiens individuels, les études de petits groupes, les renseignements statistiques fournis par la police ou les hôpitaux, en utilisant largement les tests projectifs, en spécialisant quelques sociologues, psychologues et psychiatres pendant un temps suffisamment long pour apprécier correctement un milieu (coutumes, traditions, éducation, conditions du travail, de la vie familiale, idéologies régnantes, pratiques religieuses, systèmes de valeur), et un grand nombre d’individus (caractères, traits pré-morbides par rapport au milieu, délinquance, morbidité générale et psychiatrique), on peut arriver à une connaissance véritable d’un milieu donné.
Un tel travail n’a été que rarement pratiqué, on le conçoit facilement. Les données plus généralement utilisées sont plus sommaires, mais si les critères de variation sont bien choisis, ils peuvent illustrer un aspect de la morbidité. C’est surtout de tels travaux qu’il sera question dans ce chapitre. Nous le diviserons en trois parties : la première rapportera les travaux sur les conditions d’environnement des malades; mobilité géographique, épidémiologie psychiatrique des aires urbaines et rurales. Ces données sont souvent rassemblées sous le nom d‘écologie. Plus proprement sociologiques seront les données du second paragraphe : famille, profession, classe sociale. Enfin la troisième partie évoquera la psychiatrie comparée, c’est-à-dire les relations des maladies mentales avec les diverses cultures : c’est ce qu’on appelle encore la psychiatrie transculturelle.
A. — ÉCOLOGIE PSYCHIATRIQUE : LES FACTEURS D’ENVIRONNEMENT
Les facteurs d’environnement sont très complexes, conditions climatiques, géographiques de l’existence sociale.
I. — LE LIEU DE NAISSANCE ET LA MOBILITÉ GÉOGRAPHIQUE
Ces renseignements faciles à obtenir informent l’observateur sur les relations de base et sur les contacts sociaux et culturels. La notion de désorganisation sociale a servi d’hypothèse de travail à de très nombreux auteurs. L’isolement joue-t-il un rôle dans lapparition de la schizophrénie ? N en est-il pas plutôt le reflet ? Et s’il joue un rôle, est-il un facteur prédisposant ou précipitant? Des travaux classiques sont ceux de Burgess (1926), de Sorokin (1929), de Faris et Dunham (1934-1944).
Facteurs pathogénes de la mobilité et du déplacement.
E. G. Jaco (1960) a pris comme critères d’isolement : a) la connaissance d’un nombre restreint de noms de voisins, amis ou relations; b) le fait d’être locataire plutôt que propriétaire; c) le degré bas de participation aux activités d’association (syndicales, sportives, etc.) comme aussi le degré bas de participation électorale; d) la mobilité professionnelle; e) le nombre bas de visites au centre de la ville, ou aux amis habitant loin, ou de promenades hors de la ville. En appliquant ces critères à la ville de Austin (Texas) et en comparant les taux respectifs, il a constaté que les secteurs les plus chargés en critères d’isolement étaient bien ceux qui ont les plus hauts pourcentages de schizophrènes et de maniaco-dépressifs. Les taux extrêmes varient de 33 % de schizophrènes dans le secteur le plus chargé à 3,5 % dans le moins chargé, et de 29 % de psychoses maniaco-dépressives à 2,6 %.
Cette mobilité horizontale ni doit pas faire oublier la mobilité verticale : possibilité de changer de statut social.
Cependant l’ensemble des études sur la mobilité géographique ne permet pas de conclure actuellement à une incidence directe dans l’apparition des psychoses (Bastide, 1965). Les recherches ont souvent des résultats contradictoires et trop de variables interviennent qui modifient le sens des corrélations (âge, race, classe sociale, aspirations, etc.). La désorientation du migrant, « les crises d’identité provoquées par les sauts d’un système de valeurs à un autre », sont des faits qui conduisent nombre d’auteurs à valoriser la « mobilité verticale » (Berner et Zapotoczky, 1969), autant que la « mobilité horizontale ».
On constate dans cette ville cinq zones d’habitat : la zone centrale, celle du commerce; autour d’elle, la zone de transition, celle des habitats répondant au critère de désorganisation sociale défini plus haut; puis la zone des résidences modestes; celle des habitats de la classe riche; enfin la zone sub-urbaine des « cottages ». Que ce soit pour la délinquance juvénile, la prostitution, la désorganisation des familles ou la schizophrénie, le pourcentage des cas décroît régulièrement de la zone de transition à la périphérie. Plus on s’éloigne du centre, plus le taux décroît, comme décroît aussi le nombre des familles assistées, la proportion de sujets nés à l’étranger, tandis que croît la proportion des propriétaires de leur maison. Cependant les psychoses maniaco-dépressives n’obéissent pas à la loi de décroissance périphérique : ces psychoses sont distribuées irrégulièrement.
En France, des études analogues ont été faites (Chombart de Lauwe, 1952 ; Mme Mayer-Massé, 1955 ; H. Hazemann, 1972) sur la répartition de l’inadaptation juvénile ou celle des délires chroniques de l’adulte, des psychoses alcooliques et des démences séniles. Il existe, à Paris, à Bordeaux, à Marseille, comme à Chicago ou à Londres, des zones urbaines pathogènes, qui sont les zones de brassage et de chambres meublées ou des zones économiquement défavorisées (On a pu calculer le seuil dangereux du surpeuplement). Nous publions, à titre d’exemple la carte des délires chroniques de Mme Mayer-Massé (fig. 29).
Fig. 29
Carte des délires chroniques hospitalisés dans la région parisienne en 1948 et 1950.On a éliminé les « beaux quartiers », car l’auteur ne disposait que des dossiers de l’hospitalisation publique. On remarque l’incidence du paupérisme et celle des « zones de transition », comme les quartiers de brassage que constituent les quartiers des gares et certaines banlieues.
(Travail et carte de Mme Mayer-Massé. Monographie de l’Institut national d’hygiène 1955)
Psychopathologie des banlieues : les « grands ensembles ». — Les banlieues ne sont pas seulement la périphérie des grandes villes. Elles sont souvent le siège de formes d’habitat défavorables. On s’est beaucoup intéressé récemment à un type particulier de ces habitats défavorables : les « grands ensembles », qui ne possèdent ni les caractères de l’habitat urbain ni les avantages de la campagne. Les femmes en particulier y sont isolées, et les adolescents abandonnes a eux-memes. L incidence de ce type d habitat sur la délinquance juvénile, sur l’anxiété de tous, sur l’abandon des vieillards, engendre des taux pathologiques élevés (Hazeman, 1963). Courchet et coll. (1963) ont décrit chez l’ouvrier agricole transplanté, deux syndromes : la crise névrotique aiguë et le brutal accès de confusion mentale résolutif spontanément en 48 heures. Le facteur invoqué dans ces tableaux pathologiques des « zones de transition » que constituent les « grands ensembles » est l’isolement social (« vide social » de Courchet). Mais Clerc (1967) et Dalle (1969) mettent en question la « pathologie de l’habitat ».
La pathologie des « grands ensembles ».
Si de tels travaux ne comportent pas — de l’avis même de leurs auteurs ou de leurs commentateurs, comme Bastide — des conclusions quant à l’étiologie des maladies mentales, ils ont du moins le mérite de nous rappeler l’incidence des conditions socio-économiques sur la santé mentale. D’autres conditions que les facteurs écologiques interviennent assurément dans la genèse des maladies mentales, mais les données spatiales doivent être considérées, ne serait-ce que pour orienter certains efforts de la psychiatrie. Par exemple on pourrait se fonder sur des cartes comme celle de la page suivante pour implanter des structures de soins. Les travaux de J. Hochman (1971) s’inscrivent dans cette perspective.
L’apparition des maladies mentales est plus nette en milieu urbain mais plus difficile á suivre que dans les campagnes.
Psychopathologie de la campagne. — Une étude réalisée en France, par Garbe (1960) distingue trois zones : il existe des campagnes industrialisées (Nord de la France où le riche industriel de la terre utilise un prolétariat rural) ; désorganisées, en voie de désertion (Massif central, Bassin aquitain) ; et traditionnelles stables (pays de petite ou moyenne culture, avec polyculture et attachement du paysan à son sol et à ses traditions). « Le groupe social paysan se distingue par sa stabilité, sa cohésion, la force des liens familiaux et des traditions, d’où résultent parfois d’âpres conflits familiaux, mais souvent aussi une grande tolérance envers les débiles et certains malades mentaux. Dans un tel milieu, dit Garbe, l’exercice de la psychiatrie est très différent de ce qu’elle est à la ville et les troubles mentaux ne ressemblent guère à la description classique donnée par les manuels ; ils se déguisent souvent sous la forme d’affections psychosomatiques. La psychiatrie doit s’armer de discrétion et de patience. »
Cette description est confirmée par celle de Borgoltz (1960) qui a étudié d’autres milieux paysans : on peut considérer comme traits de la psychiatrie rurale : la tolérance pour les débiles, les schizophrènes, les exhibitionnistes et les alcooliques ; les états d’angoisse en rapport avec les superstitions et les croyances aux sorciers; la difficulté de prendre notion du trouble mental, même devant un état psychotique aigu, à plus forte raison devant un délire systématisé ; la difficulté des communications verbales avec le psychiatre, due tant au vocabulaire réduit du campagnard qu’à sa méfiance envers le médecin pour ce qui lui paraît être une intrusion non nécessaire ; corrélativement, la fréquence des plaintes concernant le corps alors qu’il s’agit d’un trouble mental (cf. aussi Lin, 1953; Leacook, 1957 ; Scherrer, 1959).
Une illustration saisissante des attitudes (et des effets) du groupe social campagnard à l’égard du trouble mental est fournie par L. Israël et Mme North (1961) à propos d’un délire de sorcellerie : la mort d’un enfant de 5 ans est due aux « exorcismes » de sa mère, qui le battait pour chasser les esprits mauvais. Le village n’a rien dit, quoique sachant les faits, et même après la mort. Mais une série de lettres anonymes désigna le bouc émissaire.
B. — SOCIOLOGIE PSYCHIATRIQUE : LES STRUCTURES SOCIALES
Passer de l’écologie à la sociologie c’est passer des conditions externes de la vie des hommes à leurs conditions internes au niveau des groupes constitués. C’est étudier en somme les « institutions » dans lesquelles ils se groupent, et qui, naturellement se recouvrent entre elles, comme elles recouvrent le développement de chaque individu qui se poursuit en leur sein.
La famille peut être considérée comme institution ou comme groupe social structurant.
La famille n’est pas seulement une institution,
a) L’institution. — De nombreuses statistiques montrent que la famille joue, dans son ensemble, un rôle protecteur à l’égard de la pathologie mentale, que ce soit pour le suicide, ou pour les troubles mentaux en général, la proportion s’élève des sujets mariés aux célibataires, puis aux veufs, puis aux divorcés. Il n’y a pas de différence significative entre les deux sexes à cet égard. Quelles que soient les réserves à faire sur les chiffres puisque les statistiques ne distinguent pas si la psychose, par exemple, est effet ou cause du célibat ou du divorce, il n’en reste pas moins que la famille joue un rôle stabilisateur (Bastide).
Pour les enfants, la même notion est admise. En ce qui concerne les psychoses, les auteurs les plus récents (M. Bleuler, 1972) émettent des réserves sur la signification des statistiques comme celle de Wahl (1954), qui trouve sur 392 schizophrènes, un groupe de 43 % de malades ayant perdu un ou les deux parents par décès, séparation et divorce. De telles statistiques paraissent trop globales, elles ne tiennent pas compte de variables très importantes et manquent de groupes de contrôle. C’est ainsi que « Fisher a calculé qu’il y avait 6,3 % de la population des États-Unis qui avait perdu un ou deux parents avant l’âge de 18 ans ; si on considère que la perte des parents dans les familles juives de l’échantillon s’élève à 10 % et qu’elle comporte séparations et divorces, il apparaît que pour le groupe juif du moins le manque de parents n’est pas une variable significative » (Bastide).
Le rang de l’enfant dans la famille a fait l’objet de statistiques nombreuses. Voici celle de Mauco et Rambaud pour des enfants ou des adolescents (moins de 21 ans) amenés à la consultation pour des difficultés affectives ou caractérielles :
Sur 200 enfants observés à Paris (Rev.franç. de psychan., 1951).
b)Le groupe familial comme structure. — Ici la sociologie ne part pas de corrélations statistiques, mais elle s’efforce de contrôler par ses propres enquêtes les hypothèses des psychiatres ou des psychanalystes sur l’influence structurante ou déstructurante du groupe familial sur l’enfant ou sur le malade. A partir des années 60, se sont développées aux États-Unis, autour de Minuchin et de l’école de Palo-Alto (Bateson, Watzlawick), des études sur les interactions familiales inspirées par la théorie des systèmes (cf. Bertalanffy). Ces études ont abouti à de nouvelles propositions thérapeutiques fondées sur l’approche systémique, c’est-à-dire sur la mise en évidence des schèmes de dysfonctionnement à l’intérieur du système familial. Ce sont les thérapies familiales (cf. p. 1015).
elle est aussi une structure formatrice,
Les premières relations d’objet : les travaux de Spitz. L’hospitalisme.
— Nous reviendrons (p. 994 et sq.), sur les travaux de Spitz et de Mélanie Klein à propos de la dynamique des relations pathogènes. Rappelons encore que dans la préhistoire de la schizophrénie, on a beaucoup recherché les conséquences des frustrations précoces sur le développement de la vie psychique et particulièrement sur la genèse de la schizophrénie (Frieda Fromm-Reich-mann, Lebovici, Sivadon et Misés, Racamier, Green, etc., pour les psychanalystes ; et aussi Bateson, Th. et R. Lidz, Wynne, Laing, etc.). Certains auteurs, plutôt qu’à la schizophrénie en général, se sont intéressés au point de savoir quelle forme de schizophrénie serait en relation avec telle ou telle carence parentale. Arieti (1955) conclut, et ses conclusions sont validées par d’autres auteurs, cités par Bastide, que la famille rejetante induirait plutôt des formes paranoïdes et la famille sur-protectrice des formes catatoniques. L’hospitalisme, c’est-à-dire le rôle de la séparation mère-enfant par un long séjour hospitalier, aboutit à des retards de développement, des états de marasme et un haut niveau de mortalité (37 % en 4 ans sur 91 enfants observés par Spitz). Il est impossible de ne pas avoir de telles données dans l’esprit lorsqu’on considère la structure des relations pathogènes, même si l’on critique les observations de Spitz (Kou-pernik et Dailly, 1968).