Ce sont des psychoses caractérisées par des « idées délirantes » permanentes qui forment Vessentiel du tableau clinique. Par idées délirantes, il faut entendre non seulement les croyances et les conceptions par lesquelles s’expriment les thèmes de la fiction délirante (persécution, grandeur, etc.), mais aussi tout le cortège de phénomènes idéo-affectifs dans lequel le Délire (1) prend corps (intuitions, illusions, interprétations, hallucinations, exaltation imaginative et passionnelle, etc.). On ne saurait en effet parler de ces « idées délirantes » comme de simples erreurs de jugement.
Le Délire comme forme d’existence du Moi aliéné ou psychotique.
Les Délires chroniques sont en quelque sorte plus que des « expériences délirantes » que nous avons déjà étudiées (p. 125 et 300), car le Délire n’y est pas seulement passif et accidentel — comme une sorte de rêve ou de troubles de l’humeur et des perceptions que réalise, par exemple, une intoxication — il est pris activement dans les relations permanentes qui unissent la personne à son monde. C’est-à-dire que le Délire est incorporé dans la personnalité du Délirant ; les Délires chroniques sont en ce sens des maladies de la personnalité, des modalités délirantes du Moi aliéné. Ces malades délirants sont en effet les « aliénés » au sens fort du terme, car ils se conduisent et pensent en fonction de leur conception délirante au lieu d’obéir à la vérité et à la réalité communes. Mais le Délire chronique non seulement par la diversité de ses thèmes mais surtout par les modalités propres de leur élaboration (travail délirant au moyen de procédés discursifs de la construction verbale et de la pensée réflexive) n’est pas toujours semblable à lui-même. Nous verrons qu’il peut se systématiser dans une sorte de fiction remarquablement cohérente ou, au contraire, se désagréger dans une pensée déréelle. De telle sorte que si, dans les cas les plus purs, il est une sorte d’intellectualisation abstraite ou un système de croyances bien articulées (paranoïa), dans d’autres cas ou dans certaines phases de leur évolution, ces délires se rapprochent du rêve et des expériences délirantes aiguës par leur aspect chaotique ou fantastique. C’est le cas notamment des psychoses schizophréniques (que nous étudierons dans le chapitre suivant) où l’autisme est secondaire à une dissociation psychique. Autrement dit, l’ensemble du genre des Délires chroniques — défini par l’aliénation du Moi, par la transformation délirante du Moi et de son monde — implique des modalités structurales d’espèces différentes.
Historique et classification. (1)
Ces Délirants, persécutés, mégalomanes, mystiques, etc., dont le Délire manifeste une profonde modification et une sorte d’inversion dans les valeurs de la réalité, sont d’autant plus « frappants » qu’il s’agit de personnalités « par ailleurs » bien adaptées à la réalité. Aussi est-ce sous cette forme de « folie partielle » qu’ils ont été d’abord étudiés par Esquirol sous le nom de Mono-manies. Et pendant toute la première moitié du xixe siècle on s’est évertué à décrire l’évolution de leur système idéique ou idéo-affectif (idées délirantes systématiques ou fixes, de persécution ou de grandeur, hallucinations psychosensorielles, hallucinations psychiques, etc.). On a pour ainsi dire circonscrit à cette époque leur Délire en le supposant basé sur certains phénomènes élémentaires (hallucinations, illusions des sens, passion) ou certaines dispositions caractérielles originelles (Paranoïa originelle des auteurs allemands).
… au Délire chronique progressif…
Mais beaucoup de cliniciens (Griesinger, J.-P. Falret, notamment) avaient contesté la simplicité, la « pureté » ou le caractère partiel de ces délires. Ils montraient que, sous cette apparence, c’est toute la personnalité du Délirant qui est perturbée. C’est ainsi que, avec Lasègue, Falret et Magnan, on décrivit à cette époque le fameux « Délire chronique de persécution » comme une sorte de psychose progressive. Le progrès même de ce Délire (phase d’inquiétude et d’interprétation, phase hallucinatoire, phase mégalomaniaque, phase démentielle) montrait assez aux yeux du clinicien (Magnan) qu’il s’agissait d’une affection qui désorganisait profondément l’être psychique. Dans la nosographie de Kraepelin et plus tard après les travaux de Bleuler, la plupart de ces Délires sont entrés dans les « formes paranoïdes » de la démence précoce à l’exception d’un petit secteur de délires systématisés appelés paranoïaques.
… et aux formes paranoïdes de la Démence précoce.
En France cependant, on est resté attaché à la description des Délires chroniques en dehors du groupe des schizophrénies, parce que les cliniciens français ont répugné à donner une trop grande extension à la notion de schizophrénie et que certains Délires chroniques en effet par leur systématisation même ou leur aspect imaginatif évoluent spontanément sans « dissociation schizophrénique » de la personnalité, sans tendance à l’incohérence « autistique » et à plus forte raison sans tendance au déficit démentiel.
Absorption de tous les Délires dans la Schizophrénie par les classifications étrangères.
Ainsi, si la classification internationale des Délires chroniques est simple (schizophrénies-l-un petit secteur de Délires paranoïaques), la classification française est plus compliquée. Nous pouvons, semble-t-il, la présenter ainsi :
Maintien d’une classification conforme à la tradition de l’école française.
A. Sans évolution déficitaire | 1° Psychoses délirantes systématisées (Paranoïa). | Délires passionnels. Délires d’interprétation. | ||
2° Psychoses hallucinatoires chroniques. | ||||
3° Psychoses fantastiques. | ||||
B. Avec évolution déficitaire | Formes « paranoïdes » de la Schizophrénie (1). |
Comme nous étudierons à part (en lui consacrant un chapitre spécial) le groupe des schizophrénies, nous nous bornerons à étudier ici les Délires chroniques qui se développent sans amoindrir progressivement les capacités d’adaptation, au contraire de ce qui se passe dans les psychoses schizophréniques.
Ce caractère d’évolution déficitaire a toujours été, à des degrés divers, le critère même du groupe des Schizophrénies (dissociation psychique à manifestations autistiques) qui était considéré par Kraepelin comme une entité, la Dementia praecox caractérisée par un affaiblissement (Verblödung) de la vie de relation.
Il ne fait pas de doute, en effet, que le genre des Psychoses délirantes chroniques suit naturellement (et non pas seulement artificiellement, par l’effet de mesures « iatrogènes » comme celle de l’incarcération asilaire) une pente vers ce déclin.
Mais comme E. Bleuler (1911) et plus récemment M. Bleuler (1973) l’ont bien montré, le « schizophrenische Defekt » ne doit pas être pris dans un sens trop déficitaire qui le rapprocherait de la Démence (Verblödung) de Kraepelin. Il n’en reste pas moins que l état terminal (Endziistand), comme le souligne M. Bleuler, sans constituer un vide démentiel ni même un résidu irréversible, se caractérise par une fermeture aux relations intersubjectives et une sorte de dépérissement qui contrastent avec les évolutions des « Psychoses délirantes chroniques » sans évolution déficitaire.
Nous décrirons donc et d’abord les Psychoses délirantes chroniques non déficitaires, puis les Psychoses schizophréniques, sans perdre de vue qu’il s’agit d’espèces d’un même genre qui peuvent avoir une évolution réversible et subir des transformations d’une espèce à l’autre, comme l’un de nous l’a particulièrement souligné dans son « Traité des Hallucinations » (1973).
A. Le Groupe des Délires Chroniques Systématisés (Psychoses Paranoïaques)
Ils sont caractérisés par leur construction en quelque sorte « logique » à partir d’éléments faux, d’erreurs ou d’illusions qui sont comme les « postulats » (de Clérambault) du roman délirant. Ils réalisent une polarisation de toutes les forces affectives dans le sens d’une construction délirante qui subordonne toute l’activité psychique à ses fins.
Les symptômes de ce Délire (interprétations, illusions, perceptions délirantes, activités hallucinatoires, fabulations, intuitions) sont tous réductibles à une pathologie des croyances, car les idées délirantes enveloppent dans leur conviction dogmatique tous les phénomènes qui constituent l’édification, par la pensée réfléchie du Délirant, du système de son monde.
Définition par leur structuration systématique et pseudo-raisonnante.
Ces Délires correspondent aux concepts anciens de Monomanie ou de Paranoïa systématique. Parfois on les appelle « paranoïaques » pour cette raison et aussi parce que le caractère dit paranoïaque (méfiance, orgueil, agressivité, fausseté du jugement, psychorigidité) constitue un aspect fondamental de la personnalité de beaucoup de ces malades.
Relativement cohérents par leur forme systématique même, ces Délires se présentent à l’observateur (entourage, médecin, juges) comme relativement plausibles. D’où leur puissance de conviction ou de contamination (délire à deux ou délire collectif où le Délirant inducteur fait activement participer à son Délire, à titre de délirant induit, des tiers, le plus souvent des proches).
Nous parlons ici de Psychoses délirantes et non pas de simples « caractères paranoïaques », notion dont on fait un tel abus qu’il faut bien exiger une analyse clinique très approfondie pour justifier son emploi en psychopathologie.
I. — LES DÉLIRES PASSIONNELS ET DE REVENDICATION
Ce sont des Délires qui ont été admirablement décrits par G. de Clérambault. Ils sont caractérisés : 1° par l’exaltation (exubérance, hyperthymic, hyperesthésie) ; 2° par l’idée prévalente qui subordonne tous les phénomènes psychiques et toutes les conduites à un postulat fondamental, celui d’une conviction inébranlable ; 3° par leur développement en secteur, en ce sens que le Délire constitue un système partiel qui s’enfonce comme en coin dans la réalité.
Le développement de l’existence délirante selon un axe idéo-affectif et passionnel.
C’est sur ce fond de dispositions caractérielles appelées constitution paranoïaque (orgueil, méfiance, psychorigidité et fausseté du jugement) que le Délire se développe le plus souvent insidieusement et parfois à l’occasion d’un échec ou d’un conflit (mésentente avec le voisinage, renvoi par l’employeur, rivalité, dommage subi, discussions familiales, conflit avec une administration, etc.).
Constitution paranoiaque.
1° Délires de revendication. — Nous devons signaler ici trois types de cette revendication délirante :
a) Les quérulents processifs. — Ils se ruinent en procès pour faire triompher une revendication parfois dérisoire. Ils poursuivent la défense de leur honneur ou de leurs droits ou de leur propriété au mépris de leurs intérêts les plus évidents. Ils accumulent des sentiments de haine et de vengeance sans se départir jamais de la conviction qu’ils sont trahis, injustement jugés et qu’ils sont victimes d’un acharnement aussi implacable que le leur propre. Parfois ces sujets, véritables « persécutés-persécuteurs » environnés d’ennemis et exaspérés, « se font justice » et vont jusqu’au crime contre leurs ennemis.
Revendication processive de la propriété et des droits.
b) Les inventeurs. — Ils gardent le secret de leurs expériences, de leurs calculs ou de leurs « découvertes » et se plaignent d’être dépossédés de leurs droits ou brevet d’invention. Qu’il s’agisse d’un perfectionnement, d’une technique modeste, de la trouvaille d’un nouveau carburant ou d’une révolution dans l’industrie lourde, ou encore d’un engin interplanétaire, peu importe l’importance de l’invention, ce qui est capital c’est l’exclusive propriété, le monopole absolu et la priorité indiscutable qu’ils revendiquent. Les démarches et les plaintes, les précautions défensives et offensives pour déjouer les complots et les manœuvres absorbent toute leur activité.
Revendication d’un mérite (invention).
c) Les idéalistes passionnés (Dide et Guiraud). — Qu’ils rêvent de nouveaux systèmes politiques, de paix universelle ou de philanthropie, ils sont animés d’une volonté farouche et agressive de lutte et de combat. Les pamphlets, les attentats individuels contre les hommes politiques ou les institutions sociales, les campagnes de presse, etc., sont les armes habituelles qu’ils mettent au service de leur inépuisable désir de réforme et de justice.
Revendication idéologique.
Tous ces « paranoïaques » revendicateurs délirent donc dans le sens d’un « idéal de soi » imaginaire. En effet, les complexes inconscients de frustration ou d’infériorité constituent un profond noyau d’angoisse surcompensé par la disposition caractérielle d’un Moi qui se veut agressif et tout puissant. Là se trouve déjà en germe le binôme persécution-mégalomanie que le délire tend à développer comme un combat destiné à satisfaire un insatiable désir…
Le Délire passionnel, qu’il s’agisse de la jalousie (délire d’infidélité et de rivalité) ou d’érotomanie (illusion délirante d’être aimé), pose à l’égard des passions normales un difficile problème de diagnostic.
Certes, on a depuis longtemps dit que la passion est une folie, mais les états passionnels délirants ont des caractères cliniques qu’il convient de souligner : 1° ces états passionnels se produisent sur un fond de déséquilibre caractériel; 2° ils s’accompagnent d’un cortège de troubles (troubles thymiques, expériences hallucinatoires, dépersonnalisation, phases d’exacerbation, impulsivité, réalisant des « moments féconds ») qui témoignent d’un bouleversement de la vie psychique ; 3° ils sont pathologiques et délirants parce que la passion — même si elle est insérée dans une situation réelle — a une structure essentiellement imaginaire. Tantôt en effet, et c’est le cas où le Délire est le plus évident, les événements et les personnages qui le composent sont irréels. Tantôt la réalité de la situation est largement débordée ou éclipsée par la projection des phantasmes plus ou moins inconscients ; 4° la force même des complexes inconscients qui animent le Délire lui imprime généralement une évolution si typique (nous le verrons spécialement pour l’érotomanie) qu’il est possible d’en prévoir le cours ; 5° les Délires passionnels procèdent dans leur structure même de la rigidité systématique de la passion qui en constitue l’axe. Ce sont des blocs idéo-affectifs inébranlables, imperméables à l’expérience et rebelles à toute évidence.
Les psychoses Passionnelles.
a) Le Délire de jalousie consiste à transformer la situation de la relation amoureuse du couple en une situation triangulaire. Le tiers introduit entre les partenaires est un rival, et c’est sur son image que se projettent ressentiment et haine accumulés par les frustrations dont a souffert ou souffre le délirant jaloux. Il se sent tragiquement bafoué et abandonné. Sur ce thème fondamental, le roman délirant brode toutes ses péripéties (mensonges, ruses, etc.), et le délirant contre-attaque à l’aide de tous les moyens ou de tous les stratagèmes que lui inspire la « clairvoyance » qui « ouvre ses yeux ». Cette perspicacité morbide polarise sa vigilance, lui fait sonder les cœurs, découvrir les intentions, déjouer les ruses. Par un travail d’enquête et de réflexion, le délirant « éclaircit » le mystère et parvient à une « vérité » pour lui absolue. Quand le Délire de jalousie est formé, il se systématise en un faisceau de « preuves », de « pseudo-constats », de « faux souvenirs », d’interprétations délirantes, d’illusions de la perception et de la mémoire (fausses reconnaissances, illusion de Fregoli, etc.).
Jalousie.
Les expériences oniriques confusionnelles et les scènes de cauchemars (particulièrement dans les délires de jalousie des alcooliques) alimentent la passion jalouse. Cette figuration imaginaire de la jalousie permet souvent de déchiffrer leur structure complexuelle (homosexualité, haine du partenaire du sexe opposé, fixation œdipienne, etc.) comme l’a bien montré Lagache (1947).
Érotomanie (G. de Clérambault).
Aucun psychiatre ne l’a mieux étudié dans sa description clinique que G. de Clérambault. Avec une perspicacité géniale et un rare bonheur d’expression, il a mis en évidence, dans cette structure typique du Délire passionnel systématisé, les postulats fondamentaux de cette passion amoureuse délirante et les thèmes dérivés dont la connaissance éclaire tout le comportement de ces malades au cours des trois phases de l’évolution de la psychose (stade d’espoir, stade de dépit, stade de rancune).
Les sentiments générateurs du postulat fondamental sont : l’orgueil, le désir et l’espoir. Le postulat fondamental lui-même se formule ainsi : c’est l’Objet (la personne dont le patient se croit aimé et qui est généralement de rang plus élevé que le Sujet) qui a commencé à se déclarer, c’est lui qui aime le plus ou aime seul. Les thèmes dérivés ne sont pas toujours et tous déduits, mais ils émergent typiquement du développement du roman délirant; ces thèmes dérivés sont les suivants : l’Objet ne peut avoir de bonheur sans le Soupirant. L’Objet ne peut avoir une complète valeur sans le Soupirant. L’Objet est libre, son mariage est rompu ou n’est pas valide. De plus, l’érotomane est convaincu d’un certain nombre de thèmes qu’il « démontre » : vigilance continuelle de l’Objet, conversations indirectes avec l’Objet, protection continuelle du Sujet par l’Objet, travaux d’approche de l’Objet, sympathie quasi universelle que suscite le roman en cours, conduite paradoxale et contradictoire de l’Objet, ressources phénoménales dont dispose l’Objet.
Aussi l’érotomanie délirante se développe-t-elle en un système pour ainsi dite fatal. Elle aboutit, à la phase de rancune, à des réactions agressives à l’égard de l’Objet qui vont jusqu’au « drame passionnel » de la rupture et de la vengeance.
Mais sous ces formules pour a.insi dire logiques de la passion délirante, il faut bien saisir que le moteur du système n’est pas l’amour mais la haine. Comme l’a bien vu Freud, la formule de l’érotomanie n’est pas celle qui est affirmée par la passion du Sujet (Il m’aime et je l’aime), mais plutôt celle qui, inconsciemment, le porte à s’acharner contre l’Objet (Je ne l’aime pas, je le hais).
Cette érotomanie pure se manifeste cliniquement chez ces « excitables excités » comme les désignait G. de Clérambault, par une exaltation et une polarisation passionnelles intenses et qui commandent toutes les conduites du Sujet. Le système délirant s’élabore selon G. de Clérambault sur la base d’intuitions, de démonstrations fausses, d’illusions et d’interprétations sans hallucinations. Mais il faut bien reconnaître que les « conversations indirectes » avec l’Objet sont assez souvent hallucinatoires ; elles sont prises dans un vaste syndrome d’influence et d’automatisme mental (présence continuelle de l’Objet, influence physique du désir de l’Objet, cohabitation et possession érotique, déclarations par transmission de pensées, etc.).
II. — LE DÉLIRE SENSITIF DE RELATION (KRETSCHMER)
C’est sur ce « terrain », sur ce fond de sensibilité impressionnable et vulnérable que l’accumulation des circonstances pénibles, la sommation d’échecs ou de conflits, la tension engendrée par l’exaspération, les déceptions ou le désespoir déclenchent la psychose. Une goutte d’eau fait parfois déborder le vase et c’est à l’occasion d’une discussion, d’un avatar ou d’une humiliation que le Délire éclate. Ce Délire est un Délire de relation (Beziehungwahn), car dit Kretschmer, il est vécu comme l’expérience cruciale d’un conflit du sujet avec un autre ou un groupe d’autres (conjoint, famille, voisins, etc.). Il s’agit d’un Délire de relation « concentrique », ajoute l’auteur, car le sujet est le centre de cette expérience, de ce « procès » (comme l’a si bien décrit Kafka) qui environne et menace le sujet lui-même. A l’étranger, on emploie beaucoup le terme de « délire de référence » pour exprimer le sens des interprétations délirantes, l’expérience fondamentale vécue par ces malades, celle d’être l’objet d’un intérêt, d’une indication ou d’une malveillance particulière, gênante ou humiliante. Un autre caractère de ces délires est que les idées et les sentiments délirants restent pour ainsi dire suspendus à l’événement qui en constitue le centre (divulgation d’une maladie, dénonciation d’un vol, accusation d’une faute sexuelle, exclusion d’une communauté, etc.). Cette « paranoïa sensitive » se déroule généralement dans l’angoisse et la tension conflictuelle, et les réactions de ces malades sont plutôt dépressives et hyposthéniques qu’agressives. Le type en est ce que l’on appelle aussi la paranoïa des gouvernantes ou le Délire de persécution des vieilles filles.
III. — LE DÉLIRE D’INTERPRÉTATION DE SÉRIEUX ET CAPGRAS
Ce Délire constitue une sorte de « folie raisonnante », dans ce sens qu’il obéit à un besoin, voire à une manie, de tout expliquer, de tout « déchiffrer », conformément à un système fondamental de signification. Ces délirants anciennement appelés « monomanes intellectuels » (Esquirol), « arrangeurs » (Leuret), sont presque toujours des « persécutés » qui falsifient tout ou partie de leurs perceptions, de leurs souvenirs ou de leurs prévisions en fonction de leur croyance délirante basale. Le mécanisme d’édification de ce Délire, sa modalité propre de connaissance délirante, est l’interprétation délirante bien difficile souvent à distinguer des illusions hallucinatoires (H. Ey). L’interprétation est « l’inférence d’un percept exact à un concept erroné » (Dromard). C’est une erreur intuitive portant sur le sens de ce qui est perçu, vu ou entendu. C’est pourquoi le terme allemand de « Wahnwahrnehmung » (perception délirante) correspond assez exactement à ce phénomène primaire et basai de la connaissance délirante de l’interprétant que G. de Clérambault rapprochait de l’automatisme mental (1927 et 1935).
a) Les interprétations exogènes portent sur des données fournies par les sens. Ainsi, l’interprétant perçoit-il le sens ironique ou menaçant d’un coup de chapeau, la valeur prophétique de la couleur d’une cravate, la certitude d’infidélité perçue dans un pot de pensées exposé à la vue d’un voisin, la preuve d’un complot révélée par le regard d’un passant ou le geste d’un visiteur, etc. Parfois la signification est relativement compréhensible ou se réfère à des symboles ou des superstitions communes (une fleur à la boutonnière signifie déclaration d’amour, un corbillard signifie une menace de mort). Mais souvent le sens échappe à toute compréhension immédiate (la casquette blanche du chef de gare signifie la fin du monde pour le mois de juillet). Mais c’est naturellement le langage de la conversation et des échanges sociaux, de la lecture, de la radio, de la T. V. qui se prête le plus à ces interprétations (allusions, sens caché, sous-entendus, révélations par l’intonation, les métaphores et les jeux de mots, etc.). Certains malades passent leur temps à déchiffrer comme des hiéroglyphes ce que « veulent dire » les paroles d’une chanson, un article de journal, un sermon ou un prospectus. « Il me suffit, disent ces délirants, d’un seul mot pour comprendre toute l’idée. » Il arrive aussi qu’un simple mot engendre toute une fabulation. « En entrant, j’ai entendu appeler Violette, cela voulait dire que j’avais voulu violer ma fille. »
Caractéristiques cliniques des « interprétations ».
b) Les interprétations endogènes s’adressent aux sensations corporelles à l’exercice de la pensée, aux rêves, aux images ou aux idées qui se présentent malgré eux dans leur esprit.
— Par ce mécanisme interprétatif, tout à la fois inférence erronée et intuition immédiate, les malades opèrent une véritable transformation délirante du monde. Celui-ci n’en est pas toujours plus clair, car il demeure à leurs yeux, tant qu’il n’est pas complètement systématisé et élucidé, comme un imbroglio, un labyrinthe ou une comédie dont ils ne parviennent pas à reconstituer le puzzle.
Naturellement, le délire se constitue sur les thèmes les plus divers. Les thèmes de persécution sont ceux d’une poursuite policière, d’un complot de la famille qui veut empoisonner le malade, etc. Les thèmes des mégalomaniaques les plus fréquents sont ceux de la filiation aristocratique, du grand rôle politique ou de la mission divine.
La structure de ces Délires est, comme le disait de Clérambault (pour les opposer aux délires passionnels) non « en secteur » mais « en réseau ». Tandis que les délires passionnels se développent en effet comme une chaîne à partir d’une « cellule-mère » (le postulat initial et axial) et qu’ils sont en quelque sorte « vertébrés », le délire d’interprétation est en « réseau », c’est-à-dire que la masse des symptômes délirants (interprétation, allusions, suppositions, pseudoraisonnements) constitue un système plus relâché et diffus, une juxtaposition ou une mosaïque d’idées délirantes, plutôt qu’une organisation cohérente et serrée.
Mais ceci n’est peut-être pas toujours vrai, car le Délire d’interprétation a souvent une évolution systématique. Les remarques de G. de Clérambault valent surtout pour les phases initiales de la psychose (quand le malade submergé par les expériences délirantes a l’impression d’un mystère qui l’environne). Mais dans la période où sa systématisation est achevée, l’interprétant tire du travail raisonnant, dans l’élaboration même de son Délire, la conviction qu’il découvre enfin la vérité et cette contre-vérité il la pense, il la vit et la construit comme un système démontré jusqu’à l’évidence.
Evolution
— le travail constructif du Délire…
A côté de cette évolution de la psychose interprétative dans l’ordre et la la clarté (Kraepelin), il arrive aussi que le Délire devienne de plus en plus hermétique et s’apparente alors à l’espèce des délires schizophréniques dont nous parlerons plus loin. L’interprétant alors, à mesure qu’il avance dans l’inextricable labyrinthe de son monde imaginaire, lui ajoute sans cesse de nouveaux arcanes ou alvéoles, poursuivant sans trêve ni repos la lueur révélatrice et initiale qui s’éloigne, pour ainsi dire, à chaque pas à mesure que s’accroît l’obscurité des symboles, des preuves, des vérifications en cascade et des hypothèses auxiliaires. Le Délire se complique et s’épaissit alors en carapace multistratifiée, sorte de gangue où s’emprisonne, s’englue et se solidifie le réseau d’abord arachnéen des premières interprétations.
…sa systématisation progressive.
Il arrive enfin, dans les cas les plus purs, que le Délire d’interprétation se cristallise, s’enkyste et pour ainsi dire se rationalise dans un récit ou un roman délirant qui tend à durer sans s’enrichir ou s’élaborer. Le Délire a alors tendance, sinon à s’éteindre, tout au moins à s’assoupir.
… son enkystement.
Tous ces Délires se développent généralement insidieusement en plusieurs mois et parfois plusieurs années. Ils se fixent, se « cristallisent » plus longtemps encore. Parfois, ils évoluent vers d’autres formes de Délire chronique. Le pronostic est par conséquent le plus souvent défavorable. Cependant certaines « réactions délirantes » (paranoid reactions des auteurs anglo-saxons) de type « paranoïa abortive » constituent sur un fond d’excitation ou d’expériences délirantes aiguës, à type maniaco-dépressif ou de bouffées délirantes, des épisodes ou des flambées (délires de persécution et de jalousie curables). Cf. Thèse P. Petit, Paris (1937). Le cas est beaucoup plus rare pour le syndrome érotomaniaque, surtout quand il affecte la forme de l’érotomanie pure décrite par G. de Clérambault.