Psychopathologie des conduites centrées sur le corps


Psychopathologie des conduites centrées sur le corps1



L’adolescent et son corps


Dans la majorité des cas, le corps de l’enfant est silencieux : l’enfant est en bonne santé et selon les propos attribués au chirurgien Leriche : « la santé, c’est le silence des organes. »


Brutalement, à l’adolescence, le corps fait du « bruit ». Ce sont ces bruits que l’adolescent nous donne à entendre sous forme de plaintes somatiques diverses : mal au ventre, mal au dos, au genou, ou de multiples inquiétudes d’allure hypocondriaque… Bruits de la croissance pour lesquels les médecins somaticiens sont consultés ; ils constituent aussi les premiers points possibles de cristallisation d’une angoisse toujours prête à surgir. Il n’est pas étonnant que le corps joue à l’adolescence un rôle central, aussi bien dans le registre des interactions concrètes avec l’entourage que dans le registre de l’activité fantasmatique. Au processus d’adolescence s’associe un besoin d’éprouvé intense, un « sur-éveil corporel » comme le montre la place prépondérante de la dimension « recherche de sensation » au travers de nombreux comportements propre à cet âge (G. Michel, 2001).


Le corps est au centre de la plupart des conflits de l’adolescent. Rappelons que dans la tranche d’âge 11–20 ans scolarisée, l’étude de l’Inserm de 1991 a montré que, d’une manière générale, 12,4 % des garçons et 37,3 % des filles se disaient excessivement préoccupées par leur poids. Aux États-Unis, 46 à 80 % des filles sont insatisfaites de leur poids et 26 à 77 % ont déjà commencé un régime (C. Chamay-Weber et coll., 2005). Dans les travaux ou articles portant sur l’adolescence en général ou sur un de ses domaines particuliers, il est rare de n’y trouver aucune référence au corps. La transformation morphologique pubertaire, l’irruption de la maturité sexuelle remettent en cause l’image du corps que l’enfant avait pu constituer progressivement. Ces modifications rendent compte en partie de la fréquence avec laquelle on se réfère au corps lorsqu’on étudie l’adolescence. Rappelons l’importance des multiples facteurs neurobiologiques et hormonaux auxquels s’ajoutent d’autres paramètres ; certains sont inhérents aux processus psychiques eux-mêmes tels que le travail de deuil ou la rupture de l’équilibre entre investissement d’objet–investissement narcissique ; d’autres font intervenir le cadre familial et social au sein duquel évolue l’adolescent. Parlant du corps nous retrouvons ici trois axes principaux de compréhension toujours étroitement mêlés, mais que, dès 1935, Schilder avait bien distingués.




L’image du corps


Elle appartient, quant à elle, au registre symbolique imaginaire. La base de l’« image du corps » est affective. Son organisation dépend de l’ontogenèse des pulsions libidinales et agressives, de l’importance des points de fixation et des possibilités de régression à tel ou tel stade. Schilder précise très bien : « Tout ce qu’il peut y avoir de particulier dans les structures libidinales se reflète dans la structure du modèle postural du corps. Les individus chez qui domine telle ou telle pulsion partielle sentiront, comme au centre de leur image du corps, tel point du corps. » Ainsi l’image du corps dépend des investissements dynamiques, libidinaux et agressifs : cette image est en perpétuel remaniement. En outre, la constitution de l’image du corps implique la reconnaissance d’une limite. Selon Angelergues (1973, cité par D. Anzieu) l’image du corps est « un processus symbolique de représentation d’une limite qui a fonction d’“image stabilisatrice” et d’enveloppe protectrice. Cette démarche pose le corps comme l’objet d’investissement et son image comme produit de cet investissement, un investissement qui conquiert un objet non interchangeable, sauf dans le délire, un objet qui doit être à tout prix maintenu intact. L’image du corps est située dans l’ordre du fantasme et de l’élaboration secondaire, représentation agissant sur le corps ». À l’adolescence le problème des limites est d’une acuité toute particulière d’où les fréquentes incertitudes concernant l’« image du corps » dont témoignent, à des degrés divers, les dysmorphophobies, les bouffées hypocondriaques aiguës ou les fréquents sentiments d’étrangeté. L’image plus spécifique d’un corps sexué est abordée au chapitre suivant.



Le corps social


Il constitue enfin le troisième axe de compréhension. Dans une perspective phénoménologique Schilder considérait que le corps représentait le véhicule de l’« être au monde », était au centre des échanges relationnels affectifs entre individus : « toutes les fois que se manifeste un intérêt pour telle ou telle partie du corps d’autrui existe le même intérêt pour telle ou telle partie correspondante dans le corps propre. Toute anomalie d’une partie du corps concentre l’intérêt sur la partie correspondante dans le corps des autres » (P. Schilder). De nombreuses recherches ont bien montré l’importance de la norme sociale. Il existe à l’adolescence un paradoxe : dans le domaine de la physiologie (taille, âge d’apparition des signes sexuels secondaires, âge des premières règles et des premières éjaculations…) l’écart type par rapport à la moyenne est, à l’adolescence, particulièrement grand alors même que la pression sociale normative est particulièrement forte pour l’individu ; l’adolescent ne cesse de s’interroger pour savoir « si c’est normal », « ce qu’en pensent les autres ». Cette pression de l’environnement, en particulier du groupe des pairs, conduit l’adolescent à utiliser son corps comme support d’un discours social dont le but est à la fois de se différencier d’autrui (surtout dans la pyramide des âges et des générations) et de chercher une ressemblance rassurante avec les autres (en particulier les pairs) : le phénomène de la mode, ou à un autre degré du tatouage, en est une illustration. D’ailleurs ces deux moyens d’expression sont parfois liés dans les cas extrêmes comme dans le cas de la mode dite « punk » avec ou sans percing où la vêture se complète généralement d’une série d’inscription cutanée sans oublier la coupe et la teinture particulière des cheveux.


Pour toutes les raisons énumérées dans le paragraphe précédent, isoler un chapitre consacré aux conduites à expressions somatiques paraît quelque peu arbitraire. Presque tous les types de conduites étudiés dans cette seconde partie de l’ouvrage font intervenir le corps : le passage à l’acte, la tentative de suicide, la conversion hystérique, la crainte dysmorphophobique… Que dire en outre des conduites liées à la sexualité, car l’essentiel pour l’adolescent n’est-ce pas de se reconnaître non seulement dans un corps, mais surtout dans un corps sexué ?


Il est difficile de tracer une frontière bien nette qui définisse l’ensemble des conduites centrées sur le corps. Le passage à l’acte dans son rôle de décharge motrice doit en être exclu, mais il est bien évident que toute conduite centrée sur le corps inclut en elle-même une part d’agir et constitue avec le passage à l’acte une entrave ou une défense relative face à l’élaboration mentale. De même, la conversion hystérique symbolise un conflit déplacé sur un segment du corps de la même manière que peuvent le faire certaines conduites somatiques alimentaires ou d’endormissement. Néanmoins dans ces derniers cas, la symbolisation paraît moins élaborée, plus proche d’un comportement propre à un enfant très jeune.


La référence à l’enfant très jeune témoigne de la place particulière qu’occupe le corps dans la psychologie et la psychopathologie de l’adolescent. Il n’est pas excessif de dire que dans l’interaction sociale le corps de l’adolescent occupe presque la même place que celle du corps du nourrisson ou du jeune enfant dans l’interaction duelle avec sa mère. À titre de comparaison, la référence au corps est beaucoup moins fréquente aussi bien dans la psychopathologie de l’adulte que dans celle de l’enfant en période de latence, si l’on excepte bien sûr, les quelques domaines de pathologie spécifique (psychosomatique, pathologie psychomotrice de l’enfant). En effet, une des caractéristiques de l’adolescent est de se servir du corps et des conduites dites somatiques comme mode d’expression de ses difficultés, mais aussi comme moyen de relation. En ce sens les conduites à expression somatique diffèrent à la fois de l’hystérie et de la pathologie psychosomatique : le rôle des relations actuelles, la recherche d’un moyen de pression immédiat sur l’environnement situent ces conduites en deçà de l’hystérie si l’on admet que le conflit hystérique est d’abord et avant tout un conflit interne ; mais le travail de symbolisation, la souffrance psychique fréquemment exprimée situent celles-ci au-delà de la pathologie psychosomatique si l’on admet que cette dernière se substitue entièrement à l’élaboration psychique, et se caractérise par l’existence d’une « pensée opératoire ». Pour résumer, nous définirons les troubles à expression somatique des adolescents étudiés dans ce chapitre, comme des systèmes de conduite où les besoins physiologiques du corps (entendus au sens large : sommeil, alimentation, mais aussi hygiène, vêture, parure) sont pris comme moyen d’interaction avec les objets externes, que ces objets soient réels (personnes de l’entourage) ou fantasmatiques (images parentales).


D’une manière générale, les conduites centrées sur le corps nous semblent avoir pour première particularité de mettre en question la définition d’un corps sexué : l’adolescent utilise son corps physique, ses besoins physiologiques, en particulier alimentaires ou de sommeil, pour maintenir à distance la sexualité et les bouleversements qu’elle induit dans le corps. L’exemple de l’anorexie mentale est évident, mais l’obésité, certaines difficultés de sommeil, peuvent aussi s’accorder à ce type d’explication. Une hypothèse avancée par Canestari pour rendre compte des fréquentes craintes dysmorphophobiques peut être étendue aux diverses conduites centrées sur le corps (voir chap. 6, L’organisation physiologique). Pour cet auteur, la rupture de l’équilibre entre les investissements objectaux et les investissements narcissiques, l’absence transitoire d’objet aux pulsions libidinales et agressives, conduisent l’adolescent à prendre son propre corps comme objet transitoire, transitionnel ou transactionnel afin d’y diriger ses pulsions. Choisir son propre corps comme objet d’amour, est précisément l’un des paliers du narcissisme secondaire tel que Freud l’a défini. Certes Freud s’est essentiellement intéressé au destin de la pulsion libidinale ; il est possible d’avancer les mêmes constatations avec la pulsion agressive. Lorsque cette dernière n’a plus d’objet d’investissement à sa disposition, le corps vient prendre un relais transitoire. Ainsi, de nombreuses conduites observées en clinique telles que les automutilations discrètes ou les ébauches de tentatives de suicide, ou les vagues craintes dysmorphophobiques, paraissent avant tout témoigner de cette relation particulière et privilégiée de l’adolescent avec son corps. L’étude de ces conduites mériterait presque d’être incluse dans ce chapitre plutôt que dans les divers chapitres spécifiques.


Ainsi le corps, à l’adolescence, peut être considéré comme une sorte d’objet relais aux diverses pulsions libidinales et agressives, à mi-chemin entre l’objet externe et les objets fantasmatiques internes : lieu de projection de ces fantasmes, le paradoxe du corps à l’adolescence est d’être considéré encore comme un objet transitionnel, c’est-à-dire faisant à la fois partie du moi et du non-moi. Il est aussi le lieu des craintes d’altérité, d’étrangeté, d’aliénation au sens quasi éthymologique du terme (transfert d’une propriété ou bien d’une personne à une autre). P. Jeammet (1980) résume parfaitement la place du corps dans la problématique de l’adolescence : « Le recours au corps est à l’adolescence un moyen privilégié d’expression. Le corps est en effet un repère fixe pour une personnalité qui se cherche et qui n’a qu’une image de soi encore flottante. Il est un point de rencontre entre le dedans et le dehors, en marquant les limitesLe corps est une présence tout à la fois familière et étrangère : il est simultanément quelque chose qui vous appartient et quelque chose qui représente autrui et notamment les parentsEnfin, le corps est un message adressé aux autres. Il signe généralement les rituels d’appartenance, notamment sous la forme de la mode. »


Lorsqu’on aborde le champ plus spécifique de la psychopathologie, dans le cadre des conduites centrées sur le corps, deux types de défenses paraissent prévalents parmi tous les autres modes défensifs :




Le besoin de maîtrise


Il est directement lié au besoin de l’adolescent de garder le contrôle à la fois sur les fantasmes qui peuvent surgir en lui et sur les sources d’excitation pulsionnelle interne. Les changements qui s’opèrent en lui « à son corps défendant » risquent de désigner le corps comme objet à contrôler, passant d’un simple besoin de maîtrise à l’impérieuse nécessité de conserver l’emprise sur le corps. Comme le signale F. Gantheret (1981), « l’emprise est d’abord emprise de corps » et « emprise au corpsc’est la tâche de maîtriser l’objet pour arrêter la source qui est dévolue à la pulsion d’emprise ». Cette pulsion d’emprise, on peut selon nous en observer la traduction clinique à travers ce qu’A. Freud a décrit dans le comportement ascétique de l’adolescent (A. Freud, 1949) ; « l’ascétisme de la puberté » se caractérise par une hostilité innée, indifférenciée, primaire et primitive entre le moi et les pulsions, hostilité qui conduit le moi à haïr les instincts s’éveillant lors de la puberté : « Cette crainte de la pulsion ressentie par l’adolescent a un caractère dangereusement progressif et peut, après n’avoir concerné que les véritables désirs pulsionnels, être reportée jusque sur les besoins physiques les plus ordinaires. L’adolescent refuse de se prémunir contre le froid, réduit “par principe” au strict minimum sa nourriture quotidienne, s’oblige à se lever très tôt, évite de rire ou de sourire» Chacun connaît ces adolescents qui s’imposent des tâches physiques rudes, se créent une « hygiène » de vie spartiate, se refusent toute satisfaction physique. Généralement il est aisé de constater combien ces préceptes ne sont rien d’autre qu’une tentative rigide de contrôler les pulsions sexuelles et/ou agressives, en particulier les désirs masturbatoires. Dans l’anorexie mentale cet ascétisme devient caricatural.



La place de la régression


Sa qualité, son degré, sa réversibilité constituent l’un des facteurs primordiaux de l’évaluation du pathologique à cet âge. Cette régression s’exprime de façon privilégiée à travers des conduites centrées sur le corps (perturbations des conduites alimentaires, des conduites d’endormissement) ou par des demandes corporelles directes (demandes de soins corporels, craintes hypocondriaques, etc.). Il est classique de distinguer trois types de régression :



Le concept de régression doit être articulé étroitement avec le concept de point de fixation (voir chap. 1 de l’ouvrage Enfance et psychopathologie). À l’adolescence, tous les types de régression s’observent. Mais en ce qui concerne plus particulièrement le corps, on peut dire que la régression temporelle et, à un moindre degré, la régression topique constituent des moyens de compréhension utiles : il est évident que face à l’émergence de la sexualité, le retour protecteur à des buts pulsionnels témoignant de pulsions partielles est fréquent. Les perturbations des conduites alimentaires occupent dans ce domaine une place privilégiée : la fréquence de ces perturbations à l’adolescence témoigne de l’importance des points de fixation oraux et de leurs réactivations concomitantes à la recrudescence pulsionnelle globale. De même, les plaintes concernant le sommeil apparaissent souvent comme des craintes directes de la régression induite nécessairement par l’endormissement ou à l’opposé comme un besoin défensif d’excessive régression (clinophilie) à un stade développemental primaire (stade symbiotique par exemple).


Dans ce chapitre, nous exclurons divers problèmes particuliers :



Nous limiterons ce chapitre aux conduites à dimension corporelle essentiellement de deux ordres :




Les conduites alimentaires et leurs troubles



Les enjeux de l’alimentation et la diversité des comportements alimentaires à l’adolescence


L’alimentation à l’adolescence implique un très grand nombre de paramètres. Nous pouvons ainsi citer la famille, la culture, l’origine, l’habitation, le quartier, la publicité, les médias, l’environnement scolaire, l’offre alimentaire, le budget, le goût, l’industrie alimentaire, la santé, les besoins, sans oublier les copains. Certains de ces facteurs peuvent « peser » plus que d’autres selon la période de vie traversée. En outre, l’alchimie de leur interdépendance va conduire à ce que chaque adolescent adopte tel ou tel mode d’alimentation, de manière éphémère ou durable. L’adolescence est le lieu de rencontre de modifications psychologiques et physiologiques. Ainsi, en l’espace de 5 ans, les adolescents vont multiplier leur poids par deux et grandir de près de 26 cm là où les adolescentes vont, quant à elles, voir leur poids se majorer de 20 kg et leur taille grandir de 20 cm. Dès lors, ne serait-ce que pour répondre aux besoins nécessaires à cette construction, les apports alimentaires vont s’accroître et les habitudes changer et ce sous l’influence notamment de la morphologie du sujet et de son stade de développement. Les différences de goûts entre garçons et filles et d’un moment à l’autre, la construction d’une identité fondée sur davantage d’autonomie ou bien encore l’image de soi vont modeler le déterminisme alimentaire. Ce que nous pouvons relever, c’est que plus d’un tiers des jeunes adolescentes se trouvent trop grosses là ou un adolescent sur cinq se trouve quant à lui trop maigre. En tout état de cause, les trois quarts des filles ne sont pas satisfaites de leur image corporelle à l’adolescence. Au plan des conduites alimentaires en elles-mêmes, il est inutile de préciser que les fast-foods et le grignotage constituent des valeurs sûres, sans en exagérer non plus l’importance, auxquelles les adolescents aiment avoir recours. Ce ne sont pas tant les qualités nutritionnelles que la « faim » de contacts sociaux, et de l’identité groupale notamment, qui les pousse à fréquenter ces lieux de restauration. En effet, nombre d’adolescents ne sont souvent pas dupes des qualités nutritionnelles des aliments qu’ils consomment à cette occasion (trop gras, indigestes…). Le grignotage constitue par ailleurs un comportement inducteur d’obésité sur lequel il convient d’être vigilant (voir infra) et ce d’autant qu’il se majore nettement entre 11–13 ans et 18 ans, tant chez les filles que chez les garçons. Qui plus est, à côté de ce comportement, viennent souvent s’ajouter des sauts de repas qui eux aussi s’accentuent avec l’âge et peuvent influer sur le poids. Ainsi, à 11–13 ans, 30 % des filles sautent le petit déjeuner et 7 % un repas, alors qu’à 18 ans, elles sont 10 % de plus à ne plus prendre de petit déjeuner mais 27 % à sauter un repas. Enfin, sans développer les questions des modèles d’alimentation, de l’influence des médias ou bien encore celle de la restauration scolaire, mentionnons pour conclure un constat physiologique avec lequel tout un chacun est de fait tenu de composer, à savoir qu’en moyenne à 16 ans, la masse grasse représente 24 % du poids corporel chez les filles là où elle est de 17 % chez les garçons et que ce rapport est globalement inversé s’agissant de la masse maigre.



Des formes subsyndromiques aux troubles des conduites alimentaires (TCA) constitués


Il s’agit là de décrire diverses conduites alimentaires potentiellement problématiques et fréquemment observées à l’adolescence, en particulier lors de la poussée pubertaire ou à son décours. Ces conduites peuvent rester longtemps isolées, d’intensité modérée ou se succéder mais sans aboutir aux tableaux cliniques tels que l’anorexie mentale ou la boulimie nerveuse. Cependant, elles peuvent en constituer les prémices, plus volontiers chez les filles que chez les garçons chez lesquels ces conduites ont moins tendance à se pérenniser.


Dans certains cas, les perturbations constatées existaient depuis longtemps : le contexte familial y joue un rôle prépondérant comme dans le cas des hyperphagies familiales. Toutefois, il n’est pas rare que ces conduites alimentaires déviantes apparaissent à l’adolescence. Nous distinguerons quatre types de perturbations :



Ces développements cliniques donneront lieu à des éclairages psychopathologiques. En conclusion, dans une approche complémentaire de la clinique en présence, nous questionnerons les signes cliniques d’alerte augurant d’un risque de développement d’un TCA ainsi que les moyens psychométriques de les repérer.



Comportements alimentaires instables


Si le comportement alimentaire n’est pas perturbé au cours des repas, certains adolescents connaissent par intermittence des conduites particulières. Il est classique de distinguer la fringale et la crise de boulimie.



La fringale

Elle répond à une sensation impérieuse de faim. Elle s’observerait plutôt chez l’adolescente en période prémenstruelle. Le comportement alimentaire reste adapté, l’adolescent absorbant les aliments qu’il aime (sucrerie, gâteau, etc.).



La « crise boulimique »

Appelée par les auteurs anglo-saxons binge eating (G. Russel, 1979) c’est un épisode brusque au cours duquel une grande quantité de nourriture est ingérée à la hâte, en cachette, sans pouvoir se limiter. Les aliments sont parfois absorbés après une préparation culinaire, mais le plus souvent consommés tels quels, non chauffés, dans la boîte de conserve. Tous les aliments peuvent faire l’objet d’une conduite boulimique, chaque patiente ayant ses « préférences » (pâtes, viande, charcuterie, pâtisserie, chocolat, etc.).


Fréquemment, la crise est précédée d’un état tensionnel de malaise, sans faim véritable, avec une dimension d’excitation ; une lutte consciente contre l’impulsion à ingérer peut accompagner ce moment. La patiente boulimique mange seule, en cachette, commence son accès impulsivement après la période tensionnelle précédente. Certaines organisent des quasi-rituels, cuisinant et installant nourriture et cadre, d’autres absorbent ces aliments dans le plus grand désordre. Cette nourriture est parfois volée.


L’absorption est hâtive, sans mâcher ni mastiquer ; les quantités ingérées peuvent être énormes. L’accès se termine quand il n’y a plus rien à manger ou lorsque la patiente est dérangée dans sa solitude par un tiers ou enfin quand les sensations de remplissage deviennent douloureuses.


Une phase d’abattement avec malaises physique (douleurs d’estomac, fatigue, céphalées, nausées, etc.) et psychique (remords, honte, culpabilité, dégoût, humiliation, dévalorisation, etc.) succède, durant jusqu’à l’endormissement ou les vomissements provoqués.


Parfois, des accès successifs se produisent après le réveil ou les vomissements, l’ensemble pouvant se prolonger plusieurs jours (les deux ou trois jours d’un week-end). Lorsque l’accès est terminé, l’oubli de l’état affectif et physique pénible qui a succédé à l’absorption est habituel. Néanmoins, la patiente conserve le sentiment d’une conduite pathologique en dissonance à son habituel comportement.


À distance, l’accès se répète sur une fréquence variable : quotidienne, hebdomadaire (le week-end fréquemment), mensuel ou plurimensuel.


Ces crises boulimiques s’observent parfois de façon isolée, mais le plus souvent elles s’inscrivent dans le contexte d’une anorexie mentale (voir chap. 6, Perturbations des conduites alimentaires) avec laquelle ces crises alternent à certaines phases de la maladie ou dans celui d’une « boulimie nerveuse » (voir chap. 6, L’anorexie mentale). Au plan psychopathologique, ces crises de boulimie représentent la traduction comportementale d’un sentiment de vide, d’ennui, avec souvent un état d’anxiété. L’émergence de ce désir, de cette pulsion non contrôlée ou au contraire trop contrôlée auparavant, est souvent liée à une profonde désintrication pulsionnelle : le vécu agressif et déstructurant constitue la toile de fond, vécu agressif lié à l’activation soudaine d’une relation imaginaire agressive et/ou mortifère avec l’une des images parentales, en particulier celle de la mère. La crise de boulimie représente alors une vaine tentative d’incorporer l’objet maternel associé à l’angoisse de le détruire.



Comportements alimentaires quantitativement perturbés




La réduction alimentaire

Dans la période prépubertaire surtout chez l’adolescente, une période transitoire de restriction alimentaire est fréquente, sinon habituelle. Cette réduction peut être globale ou élective (pain, fromage, etc.) suivant en cela des « conseils ou recommandations » lus dans la presse ou entendus aux émissions radiophoniques. Les facteurs environnementaux sont prévalents, marqués par la recherche d’une silhouette mince, à la mode. Cette réduction alimentaire suscite fréquemment des discussions familiales, soit sous le mode d’un rapprochement, d’une relative connivence (mère et fille se mettent au même régime), soit sous le mode d’un conflit, l’un des parents voulant maintenir le contrôle qu’il exerçait jusque-là sur le régime alimentaire de son enfant.


Seuls quelques cas évoluent secondairement vers une restriction majeure engageant l’adolescent dans une véritable anorexie mentale (voir chap. 6, L’anorexie mentale).



Comportements alimentaires qualitativement perturbés


Dans ces derniers cas, comme le signale H. Bruch, le fait de manger est en soi perturbé, et l’absorption d’aliment prend des significations symboliques diverses, en général faites de danger et de menace. Certains aliments sont exclus, mais non pas dans l’intention d’une réduction d’apport calorique : la signification symbolique de l’aliment, sa valorisation familiale ou individuelle sont ici au premier plan.


Ainsi l’adolescent de type ascétique peut se priver d’un aliment qu’il aime particulièrement. Dans d’autres cas, il s’agit d’un met ou d’un plat familial électif. Ces conduites témoignent souvent de l’existence d’un conflit névrotique, en particulier en cas de dégoût électif qui peut correspondre à une conversion hystérique typique. Ailleurs l’adolescent se soumet à un régime alimentaire particulier en raison de la valeur symbolique attachée à tel ou tel aliment ou des vertus attribuées à ce régime. Il n’est pas rare que ces conduites véhiculent des idées sous-jacentes quasi délirantes, ou à tout le moins, une crainte extrême face à une agressivité orale non élaborée. Il en va ainsi des brusques modifications des habitudes alimentaires de certains adolescents qui deviennent soudainement végétariens (régime qui exclut la chair des animaux mais non leurs produits tels que lait, beurre, œufs, miel), ou même végétaliens (régime alimentaire excluant tous les aliments qui ne proviennent pas du règne végétal). De telles pratiques qui peuvent témoigner d’investissement délirant de la nourriture s’observent dans les cas de psychose, surtout lorsque ces pratiques sont en discordance avec l’habitus alimentaire familial. L’observation de régime gravement déséquilibré sur le plan diététique peut entraîner des amaigrissements voire même des états de marasme physiologique. Il importe de ne pas confondre les amaigrissements secondaires à l’investissement délirant de la nourriture avec l’anorexie mentale vraie.



Manœuvres particulières liées à l’alimentation


Certains adolescents adoptent des comportements particuliers dont l’objectif conscient est de parvenir à un meilleur contrôle du poids, voire même de maigrir sans modifier les conduites alimentaires. Ainsi en est-il de manœuvres vomitives qui peuvent succéder à des accès boulimiques (voir supra), mais qui peuvent aussi survenir isolément. Au début, l’adolescent déclenche volontairement et activement les vomissements par la provocation d’un réflexe nauséeux. Par la suite, le vomissement peut devenir « réflexe », par simple contraction diaphragmatique, voire devenir « involontaire », succédant à des absorptions alimentaires même minimes. D’autres adolescents recourent à des médicaments pris en dehors de toute prescription médicale : vomitifs, diurétiques, laxatifs, etc. Une enquête systématique aux États-Unis a ainsi révélé que 13 % des adolescents, deux fois plus de filles que de garçons, utilisent de tels procédés.


Chez une fille présentant des épisodes boulimiques, l’apparition de manœuvres pour contrôler le poids constitue un facteur de gravité pour les crises boulimiques avec un risque d’augmentation de fréquence et de persistance de la conduite.


Bien évidemment, ces manœuvres particulières s’associent le plus souvent aux perturbations précédemment décrites : épisodes de boulimie, grignotage, restriction alimentaire, épisode anorexique.



Éléments de psychopathologie


Plusieurs hypothèses psychopathologiques aident à comprendre la fréquence de ces désordres dans les conduites alimentaires à l’adolescence. Nous en isolerons quatre :



1. la réactivation de la pulsion orale liée à un point de fixation défensif par rapport à la recrudescence pulsionnelle, en particulier génitale. Cette réactivation s’inscrit dans la perspective de régression temporelle déjà évoquée : l’adolescent retourne à des modes de satisfaction déjà éprouvés dans son enfance et vécus comme non menaçants, du moins pour son équilibre psychique interne (la menace est alors déplacée sur la silhouette corporelle) ;


2. le désir d’appropriation et de maîtrise des besoins corporels, désir qui prend place au sein d’une perspective ontogénétique dans le processus de séparation–individuation. À titre d’exemple les conflits entre l’adolescent et ses parents autour de l’alimentation sont habituels : ces derniers souhaiteraient maintenir l’équilibre alimentaire qu’ils estiment satisfaisant, alors que l’adolescent revendique de s’alimenter selon des critères strictement personnels ;


3. la focalisation autour du « repas familial » des interactions et du conflit entre parents et adolescent (voir chap. 16). En effet, les adolescents éprouvent fréquemment des affects chargés de colère et/ou d’agressivité à l’égard de ces repas pris en commun. Ces affects peuvent constituer la transformation directe de la curiosité face à la « scène primitive », curiosité teintée de dégoût et d’envie : le repas familial prend une valeur hautement symbolique, les fonctions alimentaires se trouvant « sexualisées ». Il existe un déplacement de la « scène primitive » à la « cène familiale » : en témoignent les fréquentes remarques des adolescents sur la manière de manger de leurs parents, en particulier les remarques des adolescentes trouvant que leur père mange « comme un cochon », etc. ;


4. une « faim d’objet » particulièrement intense. Nous empruntons à P. Blos cette expression qui traduit le besoin de l’adolescent d’incorporer le plus grand nombre d’objets possible pour satisfaire sa quête identificatoire. Si cette faim conserve souvent un caractère métaphorique, elle peut parfois prendre l’aspect très concret de l’absorption de nourriture. Il y aurait lieu d’engager ici une réflexion sur la continuité ou l’absence de continuité entre les concepts d’introjection, d’incorporation et d’identification. Bien entendu, ce besoin d’absorption de nourriture peut constituer aussi un moyen de remplissage, c’est-à-dire un moyen de lutte contre le vide et contre la dépression sous-jacente. Quoi qu’il en soit, cette faim d’objet quand l’adolescent renonce au travail psychique de métaphorisation pour se satisfaire d’une absorption concrète de nourriture risque cependant d’aviver la crainte d’une destruction de l’objet : cette crainte est d’autant plus grande que le besoin d’incorporation est intense. Aussi cette crainte pousse-t-elle l’adolescent à contrôler sévèrement sa faim et à développer des conduites anorexiques plus ou moins sévères, entrecoupées parfois de « crises boulimiques », véritables craquées dans la tentative de maîtrise de l’oralité. Cette alternance : besoin d’incorporation-tentative de contrôle explique l’instabilité particulière des conduites alimentaires chez nombre d’adolescents ainsi que l’absence assez fréquente d’un retentissement pondéral flagrant, tant qu’une conduite particulière n’est pas adoptée de façon répétitive.



Signes cliniques d’alerte


À la suite des différents travaux de la Haute Autorité de santé (HAS), dont les derniers sont parus en 2010, des groupes à risque et des symptômes d’alerte de développer un TCA ont ainsi pu être individualisés. Parmi les sujets particulièrement ciblés, nous pouvons mentionner : les jeunes filles ; les patients avec un indice de masse corporel (IMC) bas ou élevé ; les adolescents consultants pour : des préoccupations concernant leur poids, des désordres gastro-intestinaux, des problèmes psychologiques ; les jeunes filles avec des perturbations des cycles menstruels (aménorrhée) ; les danseuses ; les mannequins ; les sportifs notamment de niveau de compétition ; les sujets atteints de pathologie impliquant des régimes.


Dans le cadre d’un dépistage annuel systématique auprès des 11–21 ans, l’American Medical Association et l’American Academy Family Physician Association recommandent de rechercher systématiquement :



Concrètement, en France, comme le recommande la HAS depuis 2005, il s’agit de sensibiliser les médecins généralistes, les pédiatres ainsi que les médecins scolaires au repérage de certains signes cliniques évocateurs auprès des 7–18 ans et ainsi de :



Nombre d’adolescent(e)s qui vont consulter, seul(e)s ou accompagné(e)s, ces médecins de première ligne vont souvent présenter un tableau clinique incomplet de TCA, dit subsyndromique. L’enjeu thérapeutique tient tant au repérage précoce des troubles qu’à la mise en place d’une stratégie de soins efficiente visant à l’amendement des symptômes ainsi qu’à la non-évolution vers un tableau clinique constitué, c’est-à-dire syndromique.




L’anorexie mentale


L’anorexie mentale occupe une place particulière dans le champ de la pathologie mentale : sa stéréotypie clinique, la prévalence du sexe féminin et un âge de début assez caractéristique tranchent avec l’habituel polymorphisme des troubles psychopathologiques, surtout à l’adolescence. Cette stéréotypie clinique explique l’ancienneté de la description du syndrome et la constante recherche d’une étiologie organique s’inscrivant dans un schéma explicatif linéaire. Longtemps revendiquée exclusivement par les endocrinologues, l’anorexie mentale ne peut plus être considérée comme le pur résultat d’un désordre « neurovégétatif ». Son déterminisme psychogénétique semble accepté par le plus grand nombre. Mais comme pour la boulimie que nous aborderons plus loin, ce déterminisme est complexe et toujours mal élucidé aujourd’hui. Des traits de tempérament comme le perfectionnisme (C. Bulik et coll., 2003) aux mouvements inconscients comme la quête de « néo-objets » sous emprise (P. Jeammet et M. Corcos, 2001), les facteurs en jeu aujourd’hui évoqués sont multiples et situés à des niveaux épistémologiques très différents.



Historique


L’anorexie mentale est de connaissance fort ancienne puisque ses traits ont été remarquablement fixés dès le XVIIe siècle par un auteur anglais Richard Morton. Sous le nom de « phtisie nerveuse », celui-ci décrit en 1689 chez une jeune femme, une consomption du corps qui apparaît sans fièvre, sans toux, sans dyspnée et qui s’accompagne d’une perte de l’appétit et des fonctions digestives. Morton insiste sur l’effrayante maigreur à laquelle peut conduire cette affection. Selon lui la maladie a une origine nerveuse et provient d’une altération de l’élan vital.


Mais classiquement, on attribue les premières descriptions de l’anorexie mentale à Ch. Lasègue et à W. Gull qui publièrent tous les deux à des dates rapprochées leurs expériences cliniques. W. Gull parle d’abord d’« Hysteria apepsia » (1868) puis à la suite du travail de Lasègue d’« Anorexia Nervosa » (octobre 1873). Ch. Lasègue évoque lui l’« anorexie hystérique » (avril 1873).


Les descriptions cliniques faites par ces auteurs mériteraient d’être relues intégralement tant elles conservent toute leur actualité : « peu à peu la malade réduit sa nourriture prétextant tantôt un mal de tête, tantôt un dégoût momentané, tantôt la crainte de voir se répéter les impressions douloureuses qui succèdent aux repas. Au bout de quelques semaines ce ne sont plus des répugnances supposées passagères, c’est un refus de l’alimentation qui se prolonge indéfiniment » (Ch. Lasègue). Le comportement hyperactif est aussi noté « les patients quoique extrêmement épuisés ne se plaignent pas de douleur ni du moindre malaise, et souvent étaient singulièrement agités et entêtés… » (W. Gull). « La malade loin de s’affaiblir, de s’attrister, déploie une façon d’alacrité qui ne lui était pas ordinaire : plus active, plus légère, elle monte à cheval, elle entreprend de longues courses à pied… » (Ch. Lasègue). Le désordre alimentaire est attribué à une perturbation mentale : « le manque d’appétit est dû à un état mental morbide… Je pense par conséquent que son origine est centrale et non périphérique » (W. Gull). Enfin, l’importance des relations familiales est, dès cette époque, clairement mise en relief. Une fois la maladie constituée, « la famille n’a à son service que deux méthodes qu’elle épuise toujours : prier ou menacer, et qui servent l’une comme l’autre de pierre de touche. On multiplie les délicatesses de la table dans l’espérance d’éveiller l’appétit : plus la sollicitude s’accroît, plus l’appétit diminue. La malade goûte dédaigneusement les mets nouveaux et après avoir ainsi marqué sa bonne volonté, elle se considère comme dégagée de l’obligation de faire plus. On supplie, on réclame comme une faveur, comme une preuve souveraine d’affection, que la malade se résigne à ajouter une seule bouchée supplémentaire au repas qu’elle a déclaré terminé. L’excès d’insistance appelle un excès de résistance » (Ch. Lasègue). « Le milieu où vit la malade exerce une influence qu’il serait également regrettable d’omettre ou de méconnaître » (Ch. Lasègue).


Après ces descriptions princeps qui ont le mérite de mettre en valeur l’origine « morale et nerveuse » de l’affection, une période de relative confusion est dominée par les travaux de Simmonds qui en 1914 décrit un syndrome nouveau : la cachexie panhypophysaire. Pendant de longues années l’anorexie mentale est alors confondue avec cette affection organique, confusion qui servira longtemps à étayer la conviction partagée par certains auteurs d’une origine organique endocrinienne à l’anorexie mentale.


Il faudra attendre les années 1940 pour que soient reprises les hypothèses psychogénétiques. Les travaux sont alors très nombreux ; H. Bruch aux États-Unis, M. Selvini en Italie, Kestemberg E. et J., et Decobert en France… dans des perspectives comportementales, psychanalytiques, systémiques ou autres, mais où la dimension psychologique domine toujours.



Données épidémiologiques


La prédominance féminine est, dans toutes les études, écrasante : 90 à 95 % des cas. L’âge de survenue connaît deux pics : vers 13–14 ans et 17–18 ans, âge fréquent du premier diagnostic. Ces pics correspondent aux charnières entre l’enfance et l’adolescence et entre l’adolescence et l’âge adulte.


La prévalence–vie entière semble osciller entre 0,3 % pour les hommes et 0,9 % pour les femmes (Jacobi et coll., 2004 ; Hudson et coll., 2007 ; Kessler, 2004, 2005), soit une moyenne de 0,6 %. Entre 0,5 et 1 % des jeunes filles de 16 à 25 ans seraient concernées. La prévalence paraît relativement stable depuis les années 1970. Il est à noter que l’incidence la plus élevée concernerait les 15–19 ans avec de 109 à 270 nouveaux cas pour 100 000 personnes (Hudson et coll., 2007). Hoek et Hoeken considéraient en 2003 que l’incidence de l’anorexie dans cette tranche d’âge particulièrement à risque représentait environ 40 % de l’ensemble des nouveaux cas identifiés.


Les apparentés au premier degré ont un taux plus élevé d’anorexie mentale que la population générale, de même pour les jumeaux en particulier homozygotes.


Enfin, on note une importante pathologie comorbide : épisode dépressif majeur ou dysthymie (50 à 75 %), avec pour les troubles bipolaires une prévalence de 4 à 6 %. Pour les troubles obsessifs-compulsifs (TOC), la prévalence est d’environ 25 % (K.A. Halmi et coll., 1991). On note également une comorbidité importante avec les troubles anxieux, en particulier phobie sociale. Nous reviendrons sur l’importante des troubles anxieux et leur influence en amont de l’émergence d’une problématique anorexique. Plus qu’une association comorbide étroite, ces liens suggèrent davantage une expression symptomatique polymorphe avec des soubassements psychophysiologiques et développementaux communs.


L’usage abusif de substances n’est pas rare, mais plus souvent associé aux formes avec crises de boulimie et/ou usage de purgatifs : 12 à 17 % (D.B. Herzog et coll., 1992).


La famille appartient souvent aux classes socioprofessionnelles moyennes ou aisées. Contrairement à de nombreuses autres pathologies psychiatriques, divorces et séparations parentales ne sont pas plus fréquents : les familles au statut matrimonial « normal » semblent surreprésentées. On trouve plus souvent des troubles des conduites alimentaires dans les familles d’anorexiques que dans les familles témoins : il y aurait ainsi trois fois plus d’anorexiques parmi les apparentés au premier degré d’un sujet anorexique et 2,7 fois plus de boulimiques (M. Strober, 1985).



Le « syndrome anorexique » : description clinique


Le tableau clinique est très caractéristique. Il peut se constituer en 3 à 6 mois, après une période marquée par un désir de « suivre un régime » pour perdre quelques kilogrammes jugés superflus. À noter que dans quelques cas il existait une réelle et discrète sub-obésité infantile. En général, ce désir initial est accepté par la famille, d’autant que parfois d’autres membres (la mère le plus souvent) entreprennent un régime identique. Un événement déclenchant peut être incriminé : conflit ou séparation familiale, deuil, naissance, rupture sentimentale, etc., événement qui prend le plus souvent l’aspect d’une perte-séparation.


La restriction alimentaire s’aggrave et le syndrome anorexique devient évident. Il associe :



La conduite anorexique

La restriction alimentaire modérée au début devient méthodique, résolue, poursuivie avec énergie dans l’intention claire de maigrir. Consacré par l’usage, le terme « anorexique » apparaît cependant inadéquat. D’une part, symptomatiquement, il s’agit davantage d’hyporexie que d’anorexie et d’autre part la faim est habituellement ressentie de façon intense du moins au début, la patiente cherchant à contrôler cette faim. Certains auteurs ont d’ailleurs évoqué l’« orgasme de la faim », véritable jouissance tirée par l’anorexique de sa maîtrise sur le besoin physiologique. Ceci explique l’habituel paradoxe : alors que le régime est de plus en plus draconien réduit à quelques centaines de calories, les ingesta de plus en plus limités et rares, la pensée de l’anorexique est de plus en plus envahie par l’idée de nourriture et de régime : comptage des calories absorbées, évaluation des actes nécessaires pour éliminer ce qui a été avalé, etc.


Le comportement alimentaire se modifie : la patiente sélectionne de plus en plus les aliments, dissèque les morceaux en des portions de plus en plus minimes, trie interminablement le contenu de son assiette, mâche inlassablement, recrache parfois. Les repas familiaux sont l’occasion de conflits et de tensions en raison soit de l’insistance parentale soit inversement de leurs efforts pour ne rien dire. L’issue de ces conflits est habituellement la fuite de l’un des membres dans une autre pièce. Très souvent l’anorexique finit par s’isoler dans la cuisine pour préparer ses repas, manger à l’abri des regards familiaux.


Si la réduction alimentaire est souvent régulière et progressivement croissante, parfois elle est entrecoupée de crises boulimiques véritable rupture dans la tentative de maîtrise. Classiquement, près d’une patiente sur deux présentant une forme restrictive d’anorexie va évoluer vers un lâcher prise avec l’émergence de crises de boulimie. Ces crises sont toujours vécues avec un sentiment de faute, de dégoût et de honte entraînant à la fois des manœuvres pour évacuer les calories prises (vomissements, laxatifs, épreuves physiques supplémentaires) et une recrudescence ultérieure du comportement restrictif.


Quand l’amaigrissement est important confinant à la cachexie, une véritable anorexie peut s’installer avec une perte totale de la sensation de faim (on invoque l’hypersécrétion de certaines endorphines à action anorexigène).

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Psychopathologie des conduites centrées sur le corps

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