Les modèles de compréhension


Les modèles de compréhension



Introduction


L’adolescence est l’âge du changement comme l’étymologie du mot l’implique : adolescere signifie en latin « grandir ». Entre l’enfance et l’âge adulte, l’adolescence est un passage. Ainsi que le souligne E. Kestemberg, on dit souvent à tort que l’adolescent est à la fois un enfant et un adulte ; en réalité il n’est plus un enfant, et n’est pas encore un adulte. Ce double mouvement, reniement de son enfance d’un côté, recherche d’un statut stable adulte de l’autre, constitue l’essence même de « la crise », du « processus psychique » que tout adolescent traverse.


Comprendre cette période transitoire, décrire les lignes de force autour desquelles ce bouleversement psychique et corporel s’ordonnera peu à peu, constitue une entreprise ardue et périlleuse. Face aux incessants changements, aux ruptures multiples, aux nombreux paradoxes qui animent tout adolescent, le clinicien risque lui aussi d’être tenté par diverses attitudes : il peut se laisser aller à une sorte de fatalisme, se contenter de « suivre », « d’accompagner » l’adolescent, renonçant, pour un temps au moins, à toute compréhension, et surtout à toute possibilité d’évaluation des conduites de ce dernier. À l’opposé, dans une tentative de saisie du processus en cours, le clinicien peut adopter un modèle de compréhension donnant un sens à ces multiples conduites, mais il est alors guetté par un risque de formalisme, de théorisation artificielle, cherchant à inclure l’ensemble des « symptômes » que tout adolescent peut présenter, dans un cadre qui apparaît vite comme arbitraire et artificiel.


Cette alternative, se contenter d’un accompagnement empathique en renonçant à toute compréhension ou évaluation d’un côté, formaliser à l’excès toutes les conduites de l’adolescent pour les faire entrer dans un cadre conceptuel unique de l’autre, doit être dépassée. Plus qu’à tout autre âge de la vie, l’adolescent confronte le clinicien aux modèles qu’il utilise, l’obligeant à un réexamen constant pour évaluer la pertinence de ce modèle dans chaque cas : ce va-et-vient entre la pratique et la théorie, cette réévaluation permanente et nécessaire, font la richesse de la pratique clinique de la psychopathologie de l’adolescent. La remarque suivante de B. Brusset nous paraît de ce fait particulièrement pertinente à l’adolescence : « sans doute faut-il prendre acte de l’impossibilité d’ordonner tous les faits psychiatriques dans un même système qui lui donnerait à la fois une classification logique et une théorie unificatrice ; quelles qu’en soient la séduction intellectuelle et la valeur pédagogique, les tentatives de comprendre toute la psychopathologie en fonction d’un même paramètre peuvent légitimement laisser insatisfait. »


La première partie de cet ouvrage est précisément consacrée à ces divers modèles de compréhension et aux grands cadres conceptuels qui ont tenté d’appréhender ou de théoriser les remaniements caractéristiques de cet âge de la vie. On peut considérer que ces théorisations s’articulent autour de quatre modèles principaux :



1. le modèle physiologique avec la crise pubertaire, les remaniements somatiques subséquents, l’émergence de la maturité génitale et les tensions qui en résultent ;


2. le modèle sociologique et environnemental qui met en valeur le rôle essentiel joué par l’entourage dans l’évolution de l’adolescent : la place que chaque culture réserve à l’adolescence, les espaces que chaque sous-groupe social laisse à l’adolescent, enfin les rapports entre l’adolescent et ses parents sont des éléments déterminants ;


3. le modèle psychanalytique qui rend compte des remaniements identificatoires, des changements dans les liens aux objets œdipiens et de l’intégration dans la personnalité de la pulsion génitale ;


4. les modèles cognitif et éducatif qui abordent les modifications profondes de la fonction cognitive, le développement remarquable, quand il n’y a pas d’entrave, de la capacité intellectuelle avec les apprentissages sociaux multiples qu’elle autorise.


Cet ordre de présentation n’implique pas une prééminence d’un des modèles sur les autres, néanmoins selon notre point de vue, bien que strictement individuel et intrapsychique, le modèle psychanalytique est en partie conditionné par les modèles physiologiques et sociologiques, tout en affirmant avec vigueur que ces deux modèles ne suffisent pas, tant s’en faut, à rendre compte de l’ensemble des faits observés lors de l’adolescence.


Dans la pratique clinique, l’interaction et l’intrication de ces divers modèles de compréhension sont la règle, mais l’un peut avoir plus de poids que l’autre dans le déterminisme de telle ou telle conduite, dans l’apparition de tel ou tel type de pathologie. Ces interrogations ne sont pas purement spéculatives car, à notre sens, pouvoir déterminer l’axe qui paraît prévalent, influe ensuite sur l’évaluation psychopathologique elle-même et sur le choix de la réponse thérapeutique la plus appropriée. L’objet de ce premier chapitre est de donner un aperçu, nécessairement concis, de ces divers modèles. Notre souci a été d’articuler le plus possible la description de ces modèles avec les états psychopathologiques où ils semblent particulièrement pertinents : ceci rend compte des multiples renvois aux chapitres ultérieurs.



La puberté normale1


La puberté correspond à la maturation rapide de la fonction hypothalamo-hypophyso-gonadique, aboutissant au développement complet des caractères sexuels, à l’acquisition de la taille définitive, de la fonction de reproduction et de la fertilité. L’adolescence s’associe également à des modifications psychologiques et affectives profondes, au début des comportements sociaux et sexuels des adultes.


Cette série de changements étalée sur plusieurs années se caractérise sur le plan auxologique par une poussée de croissance étroitement contemporaine de l’apparition des caractères sexuels secondaires. Les différents stades du développement pubertaire sont cotés de 1 (stade prépubère) à 5 (stade adulte) selon la classification de Tanner.


La maturation pubertaire est contrôlée par des facteurs neuroendocriniens et endocriniens. Le déclenchement de la puberté est caractérisé par la réactivation de la fonction gonadotrope après la période de quiescence en postnatal et tout au long de l’enfance : la sécrétion pulsatile de LH-RH va entraîner une sécrétion accrue et pulsatile de LH et FSH, aboutissant à une augmentation de la production de stéroïdes gonadiques (testostérone chez le garçon, œstradiol chez la fille).



Le développement des caractères sexuels



Chez la fille


Les premières manifestations pubertaires sont le développement des glandes mammaires. La poussée mammaire se produit en moyenne à partir de 10,5–11 ans (8 à 13 ans pour 95 % des filles), pour atteindre le stade adulte quatre ans plus tard. L’âge de démarrage pubertaire est moins bien corrélé à l’âge civil (puisqu’il se produit physiologiquement dans un intervalle large qui va de 8 à 13 ans), qu’à l’âge osseux. Celui-ci est un repère quantifiable de la maturation globale de l’organisme. La détermination de l’âge osseux s’effectue à l’aide d’atlas radiologiques (le plus utilisé est celui de Greulich et Pyle obtenu à partir d’une radiographie du poignet et de la main gauche). Le début de la puberté se situe pour un âge osseux de 11 ans (10 à 12 ans) chez la fille, correspondant grossièrement à l’apparition du sésamoïde du pouce.


La pilosité de la région pubienne débute le plus souvent six mois après la glande mammaire. Elle peut parfois précéder ou être synchrone du développement mammaire. En 2–3 ans la pilosité pubienne prend un aspect d’adulte en forme de triangle à base supérieure horizontale. La pilosité axillaire apparaît en moyenne 12 à 18 mois plus tard. Elle évolue en 2–3 ans.


La vulve se modifie dans son aspect et son orientation : horizontalisation de la vulve qui passe de la position verticale, regardant en avant chez l’enfant impubère, à la position horizontale, regardant en bas en fin de puberté ; et hypertrophie des petites lèvres, accentuation des grandes lèvres et augmentation du clitoris. La vulve devient sécrétante avec apparition de leucorrhées.


Les premières règles (ménarche) apparaissent en moyenne autour de 13 ans (10 à 16 ans), 2–2,5 ans après l’apparition des premiers signes pubertaires (au maximum quatre ans après le début pubertaire). La ménarche apparaît après le pic de croissance pubertaire, durant la phase de décélération. Chez certaines filles les règles peuvent apparaître en début de puberté. Les hémorragies ne sont pas cycliques d’emblée, le devenant au bout de 18–24 mois, quand les cycles seront devenus ovulatoires.



Chez le garçon


Le premier signe de puberté est l’augmentation de volume testiculaire. Il se produit vers l’âge de 12–13 ans (9 à 14 ans pour 95 % des garçons). Le volume testiculaire devient égal ou supérieur à 4 mL ou si l’on mesure la plus grande longueur, celle-ci atteint ou dépasse 2,5 cm. Le début de la puberté se situe pour un âge osseux de 13 ans (12 à 14 ans) chez le garçon, correspondant grossièrement à l’apparition du sésamoïde du pouce.


La pilosité pubienne apparaît entre 0–6 mois après le début du développement testiculaire. Elle évolue en 2–3 ans. La pilosité axillaire est comme chez la fille plus tardive, 12 à 18 mois après l’augmentation de volume testiculaire. La pilosité faciale est encore plus tardive, de même que la pilosité corporelle, inconstante et variable, et que la modification de la voix. Chez 30 % des garçons apparaît en milieu de puberté une discrète gynécomastie bilatérale qui régressera en quelques mois dans la quasi-totalité des cas.


L’augmentation de la verge au-delà de 5–6 cm débute un peu plus tard vers l’âge de 13 ans, un an après l’augmentation de volume testiculaire.



La poussée de croissance pubertaire (tableau 1.1)



Chez la fille


Le démarrage de la croissance pubertaire est chez la fille synchrone des premiers signes pubertaires vers 10,5 ans.



La vitesse de croissance s’accélère, passe de 5 cm/an avant la puberté à un maximum de 8 cm/an vers l’âge de 12 ans (extrêmes de 10 à 14 ans). La taille au début de la croissance pubertaire est en moyenne de 140 cm. La croissance pubertaire totale moyenne est de 23–25 cm. La taille finale est atteinte autour de 16 ans et se situe en France à 163 cm en moyenne.



Chez le garçon


Le démarrage de la croissance pubertaire est chez le garçon retardé d’environ un an par rapport aux premiers signes pubertaires. Il se situe vers 13 ans.


La vitesse de croissance s’accélère passe de 5 cm/an avant la puberté à un maximum de 10 cm/an vers l’âge de 14 ans (extrêmes de 12 à 16 ans). La taille au début de la croissance pubertaire est en moyenne de 150 cm. La croissance pubertaire totale moyenne est de 25–28 cm. La taille finale est atteinte autour de 18 ans et se situe en France à 175 cm en moyenne.



Dans les deux sexes


Le gain statural pubertaire dépend en partie de l’âge de démarrage pubertaire : il est d’autant plus élevé que la puberté démarre tôt. Mais l’âge de démarrage de la puberté ne modifie pas de façon importante la taille finale, à condition que la puberté démarre dans les limites physiologiques.



Physiologie de la puberté



L’activation de l’axe gonadotrope


Le développement pubertaire correspond à un programme de maturation graduelle, plutôt que brutale, de l’axe hypothalamo-hypophyso-gonadique, probablement génétiquement déterminé et également sous l’influence de facteurs environnementaux. Le déclenchement pubertaire résulte de l’activation successive de l’hypothalamus, de l’antéhypophyse, des gonades puis des tissus cibles périphériques. En réalité, l’activité de l’axe gonadotrope est détectable durant l’enfance, mais reste de degré faible, et la puberté correspond plutôt à une augmentation nette des activités hormonales hypothalamiques et hypophysaires, responsable d’une production accrue par les gonades des stéroïdes sexuels qui vont entraîner les modifications physiques de la puberté.




L’hypophyse


Le GnRH se fixe sur son récepteur à sept domaines transmembranaires, couplé aux protéines G, sur la membrane des cellules gonadotropes hypophysaires. La pulsatilité du GnRH est nécessaire pour la production des gonadotrophines, alors que l’infusion continue entraîne une désensibilisation du récepteur. La sécrétion de LH (luteinizing hormone) et FSH (follicle stimulating hormone) suit la rythmicité du GnRH, et les pics de LH et FSH peuvent être détectés dans la circulation, environ deux à quatre ans avant les manifestations physiques de puberté. C’est d’abord durant la nuit que les pics de gonadotrophines deviennent plus amples. Alors que la puberté progresse, la fréquence et l’amplitude des pics de LH augmentent également pendant la journée. L’amplitude des pics de LH, gonadotrophine prédominante à partir de la puberté, est multipliée par 20–30.



Les gonades


Les gonadotrophines hypophysaires libérées dans la circulation générale se fixent sur leurs récepteurs respectifs, récepteur LH et récepteur FSH, appartenant également à la famille des récepteurs à sept domaines transmembranaires couplés aux protéines G.


Chez le garçon, dans les testicules, les cellules de Leydig, en réponse à l’activation du récepteur LH, produisent essentiellement la testostérone. C’est la dihydrotestostérone (DHT), qui provient de la réduction de la testostérone par la 5 alpha réductase dans les tissus cibles, qui est principalement responsable des modifications physiques de la puberté (allongement de la verge, développement de la pilosité) car l’affinité de la DHT pour le récepteur aux androgènes est environ dix fois plus forte que celle de la testostérone. Les cellules de Sertoli produisent principalement l’inhibine B et l’hormone antimüllerienne (AMH). L’inhibine B augmente durant la puberté : sa production est stimulée par la FSH, et l’inhibine B exerce elle-même un rétrocontrôle négatif sur la sécrétion de FSH. L’AMH est produite de manière abondante durant la période embryonnaire et fœtale, et durant l’enfance. À partir de la puberté, ses taux s’effondrent, en raison d’un rétrocontrôle négatif de la testostérone sur sa sécrétion. En dehors de sa fonction essentielle à la période embryonnaire et fœtale, entraîner la régression de structures Mülleriennes, son rôle postnatal est mal connu. La maturation des tubules du testicule et des cellules germinales, qui rendent compte de l’augmentation du volume testiculaire, s’effectue en réponse à l’augmentation des taux de testostérone intra-testiculaire, produite par les cellules de Leydig en réponse à la LH, et à l’action de la FSH sur la cellule de Sertoli.


Chez la fille, dans l’ovaire, les cellules interstitielles de la thèque, en réponse à l’activation du récepteur LH, produisent des androgènes, essentiellement l’androstènedione. Les androgènes sont aromatisés en œstrogènes dans les cellules de la granulosa, sous l’effet stimulant de la FSH, également responsable de la maturation folliculaire.



Le rétrocontrôle de l’axe gonadotrope par les stéroïdes gonadiques durant l’enfance


L’axe hypothalamo-hypophysaire est extrêmement sensible aux taux très faibles de stéroïdes gonadiques produits durant la période prépubertaire, qui contribuent à maintenir l’axe gonadotrope en quiescence.



Le rôle du système nerveux central


Plusieurs neuromédiateurs du système nerveux central exercent un effet inhibiteur, en particulier l’acide gamma amino butyrique (GABA), et d’autres un effet stimulateur sur les neurones à GnRH (en particulier le glutamate) : la quiescence de l’enfance correspondrait à l’effet prédominant du tonus inhibiteur, et l’activation pubertaire à une levée de cette inhibition et à l’effet devenu prépondérant du tonus excitateur. De plus, les cellules gliales modulent également l’activité des neurones à GnRH, par l’intermédiaire de facteurs de croissance sécrétés capables d’activer directement ou indirectement la sécrétion de LHRH. La glie contribuerait ainsi au déclenchement pubertaire, et pourrait être en particulier impliquée dans les pubertés précoces observées au cours de certaines tumeurs cérébrales. Un autre élément modulant l’activité gonadotrope a été identifié récemment : il s’agit du récepteur GPR54 (G protein-coupled receptor), récepteur couplé aux protéines G présent au niveau de l’hypothalamus et de l’hypophyse, dont le ligand, la kisspeptine-1, est détecté entre autres dans le système nerveux central.



Le rôle de l’environnement


Les facteurs socio-économiques, la nutrition, la santé générale, l’altitude modulent le début de la puberté. La théorie actuelle suppose que des gènes multiples interagissent entre eux (épistasie) et avec l’environnement pour déterminer le démarrage pubertaire. À partir de l’étude de jumeaux, on a estimé que les facteurs génétiques expliquaient au moins 50 % de la variance du début pubertaire. La nutrition prénatale (et plus généralement la croissance fœtale) et la nutrition postnatale (acquisition de la masse grasse) semblent moduler le démarrage pubertaire. Ceci a été mieux établi chez la fille que chez le garçon. Deux hormones semblent plus particulièrement impliquées dans la relation entre état nutritionnel et axe gonadotrope : la leptine, produite par le tissu adipeux principalement, et la ghréline, produite par l’estomac. Les concentrations circulantes de leptine sont proportionnelles au pourcentage de masse grasse, alors que les concentrations de ghréline sont augmentées par le jeune, et diminuées en cas d’excès de masse grasse. L’administration de ces hormones chez l’animal a influencé le démarrage pubertaire. Leur implication en physiologie humaine reste cependant encore discutée. Les cycles jour-nuit, le climat, les produits chimiques interrupteurs hormonaux ont été également impliqués dans le déterminisme du démarrage pubertaire. La puberté précoce, plus fréquemment observée chez les enfants adoptés de pays étrangers, pourrait traduire plusieurs de ces influences : nutrition prénatale et postnatale, exposition à des interrupteurs hormonaux.



Le modèle sociologique


Les sociologues étudient l’adolescence d’un double point de vue : celui d’une période d’insertion dans la vie sociale adulte, celui d’un groupe social avec ses caractéristiques socioculturelles particulières. Ainsi selon les époques, selon les cultures, selon les milieux sociaux, l’adolescence sera différente. Dans le modèle de compréhension sociologique, l’adolescence n’est donc pas un phénomène universel et homogène.



Approche historique


Nous passerons brièvement sur l’aspect historique. Si certains affirment que l’adolescence a toujours été une période repérable dans la vie de l’individu, avec ses caractéristiques propres à chaque époque (par exemple chez les Romains, l’adolescence se termine officiellement vers l’âge de 30 ans), beaucoup pensent que l’adolescence telle que nous la concevons est un phénomène récent : « L’enfant passait directement et sans intermédiaires des jupes des femmes, de sa mère ou de sa “mie” ou de sa “mère-grand”, au monde des adultes. Il brûlait les étapes de la jeunesse ou de l’adolescence. D’enfant il devenait tout de suite un petit homme, habillé comme les hommes ou comme les femmes, mêlé à eux, sans autre distinction que la taille. Il est probable que dans nos sociétés d’Ancien Régime, les enfants entraient plus tôt dans la vie des adultes que dans les sociétés primitives » (P. Aries, 1969). Certains aspects actuels pourraient être compris comme un nouveau mouvement historique vers la disparition de l’adolescence : « L’écart qui existe entre les jeunes et les moins jeunes tend à se réduire et cela grâce aux mouvements des années 60. En effet, la culture originale revendiquée par les jeunes au cours de la dernière décennie, fait désormais partie du patrimoine de toutes les générations : la liberté sexuelle, le droit à la parole, les formes d’expression dans lesquelles la vie privée et la vie politique se mêlent profondément, sont des valeurs maintenant reconnues par tous » (Conférence générale de l’Unesco, 21e session, 1981).



Approche culturelle


L’approche culturelle est sans doute la plus convaincante pour soutenir la thèse que l’adolescence n’est pas un phénomène universel. Les travaux de Margaret Mead, bien que controversés, ont marqué tout le courant culturaliste : non seulement l’adolescence n’est pas universelle (par exemple l’adolescence n’existe pas chez les habitants de Samoa), mais nous pouvons établir un lien entre la nature de l’adolescence et le degré de complexité de la société étudiée : plus la société est complexe, plus l’adolescence est longue et conflictuelle (travaux de Malinowski, de Benedict, de Kardiner ou de Linton).


Dans cette approche culturelle les caractéristiques de l’adolescence varient selon les sociétés, à différents niveaux :



• au niveau de la durée : dans les cultures africaines attachées à la tradition elle sera déterminée par les rites de passage qui varient d’une ethnie à l’autre ;


• au niveau des méthodes adoptées pour la socialisation de l’individu : certaines cultures adopteront volontiers un mode prévalent de socialisation des adolescents au sein du foyer familial (culture occidentale), d’autres au sein d’un autre foyer (par exemple, vers l’âge de 8 ans, les garçons dans la tribu de Gonja, peuple du Nord Ghana, vont vivre chez le frère de la mère et son épouse, la fille chez la sœur du père et son époux), d’autres au sein d’institutions extrafamiliales (par exemple, chez les Samburu, un des groupes Masaï nomade du Nord Kenya, les jeunes vivent à la périphérie de la tribu et ont pour rôle de protéger cette même tribu ou d’attaquer les tribus rivales), d’autres enfin dans le groupe des pairs (chez les Muria, dans l’État de Bastar en Inde, les adolescents vivent dans un dortoir collectif et mixte : le Gothul). Il est ainsi intéressant de constater que, dans nos sociétés occidentales contemporaines, ces différents modes de socialisation existent du moins potentiellement (séjour chez l’oncle ou la tante, internat, foyer, communautés) ;


• au niveau des types de cultures : dans son livre Le fossé des générations, M. Mead distingue trois types de cultures :


– les cultures postfiguratives qui forment la plus grande partie des sociétés traditionnelles où les enfants sont instruits avant tout par leurs parents et les anciens,


– les cultures cofiguratives dans lesquelles enfants et adultes font leur apprentissage de leurs pairs, autrement dit le modèle social prévalent est le comportement des contemporains. Les modèles les plus nets de cultures cofiguratives sont rencontrés dans les pays d’immigration (États-Unis, Israël),


– les cultures préfiguratives qui se caractérisent par le fait que les adultes tirent aussi des leçons de leurs enfants (M. Mead, 1972).


Pour Bruner, la caractéristique de nos sociétés occidentales actuelles est que « pour la première fois peut-être dans notre tradition culturelle, une place est faite à une génération intermédiaire qui a le pouvoir de proposer le modèle de formes nouvelles de conduites ». En effet, la communauté des adultes, par la complexité des tâches et l’abstraction de plus en plus grande des fonctions de chacun, s’avère incapable de proposer aux enfants une série de modèles identificateurs et un système de valeur pédagogique, professionnelle, morale, etc., qui tiennent compte des changements permanents. Dans ces conditions l’adolescence constitue le relais nécessaire entre le monde des enfants et le monde des adultes car « elle propose de nouveaux styles de vie mieux adaptés à ce qui est perçu comme des conditions nouvelles et changeantes, à des changements qu’elle affirme, à tort ou à raison, percevoir mieux que ceux qui se sont adaptés à l’état de choses antérieur ». On assiste ainsi, selon Bruner, à une sorte de renversement de perspective : le monde traversant des changements permanents, l’adolescence, par sa caractéristique propre d’être une période de changement, devient une sorte de modèle social et culturel, tant pour les enfants que pour les adultes. La question essentielle qui surgit alors est de savoir « si la génération intermédiaire peut réduire le degré d’incertitude inhérent au fait de grandir dans des conditions de changements imprévisibles et si elle peut fournir à la fois des maîtres à penser et des pourvoyeurs charismatiques de jeu paradoxal : promouvoir l’efficacité en même temps que l’adhésion » (J.S. Bruner, 1983).



Approche sociale


L’adolescence représente quantitativement un groupe social important (tableau 1.2). Dans une même culture et en particulier dans nos sociétés, l’adolescence variera également pour les sociologues selon le milieu social d’origine ou selon les activités exercées. Rappelons l’enquête en France sur la psychologie différentielle de l’adolescence : B. Zazzo a étudié quatre groupes d’adolescents : les lycéens, les élèves d’école normale d’instituteurs, les apprentis et les salariés. Ces groupes se distinguaient globalement par les réponses vis-à-vis de trois variables psychologiques : les attitudes de critique et de contestation, les relations avec la famille et avec autrui et les rapports avec le monde (B. Zazzo, 1972). De même, certains ont pu distinguer deux types de marginalité chez les jeunes dans les années 70 : une marginalité intellectuelle, avec deux tendances : une tendance « hippie », une tendance « gauchiste » et une marginalité « populaire » (G. Mauger, 1975).



D’autre part, l’organisation sociale en classe d’âge (les enfants, les adolescents, les vieillards, etc.) remplace probablement en partie l’ancienne hiérarchisation sociale qui a perdu de sa rigidité. La bande d’adolescents en est la caricature : la bande est pour l’adolescent le moyen grâce auquel il tente de trouver une identification (idéalisation d’un membre du groupe, d’une idéologie), une protection (tant envers les adultes qu’envers lui-même, en particulier sa propre sexualité : c’est le versant homosexuel de toute bande d’adolescents), une exaltation (puissance et force de la bande contrairement à la faiblesse de l’individu), un rôle social (dynamique interne à la bande avec les divers rôles qui s’y jouent : meneurs, soumis, exclus, hôtes, ennemis…). La dépendance de l’adolescent à l’égard de la « bande » est souvent extrême, mais Winnicott souligne à juste titre que « les jeunes adolescents sont des isolés rassemblés » : en effet sous cet attachement parfois contraignant au conformisme de la bande, l’individu développe peu d’attachements profonds aux autres comme en témoignent les fréquentes ruptures, dispersions, regroupements de bande sur de nouvelles bases, etc. (voir chap. 12, L’environnement social : la bande). Toutefois, la quête de ce conformisme peut enfoncer l’adolescent dans des choix aberrants car, à la recherche d’une identification, il peut adhérer aux conduites les plus caricaturales. Citons Winnicott : « dans un groupe d’adolescents les diverses tendances seront représentées par les membres du groupe les plus malades. » Parmi ces positions pathologiques, le vécu persécutif de la bande est probablement un des plus fréquents : la bande est menacée (par les autres bandes, par la société…) et doit par conséquent se replier plus fortement sur elle-même en s’homogénéisant le plus possible afin de pouvoir se défendre et même attaquer. On observe là le déplacement sur le groupe de la problématique paranoïde potentielle de l’individu adolescent.


En définitive, ces différents éléments soutiennent l’idée que du point de vue sociologique, l’adolescence est hétérogène. Actuellement, deux aspects se dégagent :



• la rapidité des changements d’une génération d’adolescents à la suivante : « Ni l’attitude, ni le vocabulaire engendrés par les années 60 ne semblent convenir aux réalités qui s’annoncent et que la jeunesse devra affronter au cours de la prochaine décennie. Les mots clés du rapport de l’Unesco de 1968 étaient : confrontation-contestation ; marginalisation ; contre-culture ; contre-pouvoir ; culture des jeunes… Les jeunes étaient alors perçus comme un groupe historique distinct et identifiable… Cette génération a été séparée de ses aînés par un énorme fossé… Le mots clés de la vie des jeunes au cours de la prochaine décennie seront : pénurie ; chômage ; surqualification ; inadéquation entre l’emploi et la formation reçue ; anxiété ; attitude défensive ; pragmatisme ; et l’on pourrait même ajouter à cette liste, subsistance et survie… Si les années 60 ont mobilisé certaines catégories de jeunes dans certaines parties du monde autour d’une crise de culture, d’idées et d’institutions, les années 80 imposeront à la nouvelle génération une crise matérielle et structurelle d’incertitude économique chronique, voire de privation » (La jeunesse dans les années 80, Unesco). Ce point de vue est confirmé en 1983 par une enquête des 15-20 ans où plus de la moitié d’entre eux s’attendent à connaître le chômage à un moment ou à un autre dans leurs dix prochaines années à venir. « Mais c’est un simple incident de parcours comme si le chômage faisait désormais partie des choses de la vie » (A. Burguière, 1983) ;


• aujourd’hui, la dimension culturelle tend à se poser transversalement par rapport aux variables personnelles et sociales : « dans un contexte social qui a profondément évolué, et grâce à une maturation mentale plus précoce, beaucoup de jeunes (d’étudiants) prennent des positions culturelles relativement indépendantes par rapport aux conditionnements qui autrefois étaient décisifs pour leurs différenciations socioculturelles » (P.G. Grassé, 1974). L’identité culturelle ne coïncide plus forcément avec l’identité biologique ou sociale. Les différences culturelles au sein de la jeunesse deviennent progressivement moins liées aux différences de sexe, d’âge, d’origine régionale et surtout à la différence des classes sociales ; la jeunesse devient culturellement et mondialement un groupe déjà remis en cause dans les sociétés les plus technocratiquement avancées ; rappelons ce que nous évoquions précédemment à propos de l’écart s’amenuisant entre les générations adolescentes et adultes. Si le modèle sociologique souligne les différences entre adolescences, il se préoccupe aussi, comme le modèle psychanalytique, des relations (au niveau général) entre la classe des adultes et celle des adolescents.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Les modèles de compréhension

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