Nous venons de voir l’intérêt pour la psychiatrie des études sociologiques et ethnologiques. Elles apportent au psychiatre des connaissances précises sur les facteurs d’environnement de la maladie mentale, sur les conditions de son éclosion dans les groupes humains, surtout sur la structure des rapports interhumains et sur les aspects de leur désorganisation pathogène. Mais le psychiatre ne peut suivre certains théoriciens lorsqu’ils font découler la pathologie mentale de ces seules données. Il ne peut oublier ni le rôle du système nerveux comme partie véritablement intégrante de l’organisme biologique, ni l’originalité de la vie psychique qui permet à l’homme de saisir la totalité de son expérience individuelle et, éventuellement, d’en dominer les conditions de base. Il convient donc maintenant d’examiner la dynamique des relations pathogènes en tenant compte de ce que nous venons d’apprendre.
III. Dynamique des Relations Pathogènes
Intérêt et limites de toutes les notions partielles. Possibilité d’une intégration dynamique.
On peut dégager les divers aspects des relations pathogènes, en exposant les grandes lignes de leurs données dans leur complication progressive.
1° Il existe chez l’homme, comme chez l’animal, des possibilités de conditionnements pathogènes. Ce sont des réactions de base, psychophysiologiques, qui peuvent désorganiser les réponses émotionnelles. Nous envisagerons donc d’abord ce que nous apporte l’expérimentation animale.
2° La clinique réalise des sortes d’expériences spontanées qui se rapprochent beaucoup des conditionnements pathogènes. Nous rappellerons ici quelques situations « stressantes » qui renverront le lecteur à des chapitres déjà connus de ce Manuel.
3° La réflexion sociologique, ethnologique, et la psychologie génétique interviennent alors comme des données fondamentales : l’homme élabore son propre développement. Dans une certaine mesure, il se crée « en se faisant », et les situations interhumaines méritent donc d’être analysées.
4° Mais il existe chez lui, dans le processus même de cette élaboration continue, un plan symbolique qui confère à l’ensemble des faits jusqu’alors considérés leur véritable valeur personnelle. C’est le lieu de rappeler la réflexion psychanalytique et sa place en psychopathologie.
1° Les phénomènes d’environnement. — Le problème de l’environnement a été traité objectivement par les spécialistes de la biologie animale qu’on appelle les « éthologistes », ou observateurs des mœurs. Dépassant l’histoire naturelle à la manière de Fabre, ils ont cherché à comprendre l’environnement propre à chaque espèce, c’est-à-dire ce que l’animal perçoit. Les études de Lorenz (1935) ou de Tinbergen (1948), par exemple, ont montré l’existence chez les animaux de stimuli spécifiques, les déclencheurs ou évocateurs de comportements, qui sont de véritables signaux sociaux. De tels signaux ne jouent pas seulement un rôle dans la survie de l’animal, ils ont aussi une importance pour la constitution de sa personnalité : la morphologie de l’animal, son émotivité, certains comportements anormaux, dépendent de la manière dont les animaux ont été élevés par leurs mères.
Des expériences très précises ont été faites en particulier par Harlow (1958-1959) sur rattachement de jeunes singes à des « substituts maternels ». « L’analyse expérimentale de la genèse de l’attachement de l’enfant singe à un substitut maternel inanimé démontre l’énorme importance du contact corporel doux qui caractérise la mère habillée (par rapport à un substitut en fil de fer non habillé de fourrure). L’alimentation ne joue qu’un rôle secondaire ou nul en ce qui concerne le lien affectif, la réaction à la peur et la motivation à chercher et à voir » (Harlow).
Les expériences de Harlow chez les jeunes singes.
Ces expériences ont été répétées et confirmées de telle manière qu’on peut considérer comme certaine la nécessité des premières stimulations par le contact de l’objet maternel. Sinon les animaux développent des comportements d’auto-érotisme qui ressemblent dans certains cas à des stéréotypies catatoniques. Le parallélisme de ces constatations avec celles de Spitz sur le nouveau-né humain est souligné par Cosnier (1966).
Le phénomène d’empreinte en éthologie.
Une autre constatation importante des éthologistes est la notion d’empreinte (Prägung). Lorenz a pu montrer comment s’opère la fixation du jeune oison à sa mère : elle a lieu durant une période sensible qui va jusqu’à la 36e heure de la vie et elle demeurera irréversible. C’est ainsi que si le jeune oison est élevé en couveuse, on peut le « fixer » sur n’importe quel « objet » mobile qui lui est présenté dans cette période. Il existe donc pour cet instinct une part héréditaire (le besoin de la fixation) et une part circonstancielle (l’objet peut être modifié à l’infini). Ici encore un parallélisme intéressant peut être évoqué entre ces phénomènes d’empreinte et la notion de périodes nodales du développement admise chez l’homme par la psychologie génétique et la psychanalyse. Le rapport hérédité-milieu, le fameux rapport nature-culture dont nous avons aux précédents chapitres souligné la place centrale, est donc ici appréhendé d’une certaine manière chez l’animal.
2° Les phénomènes de groupe. — Des travaux récents ont montré, à la suite des premières découvertes de Lorenz et Tinbergen, le rôle des facteurs sociaux dans le développement et le comportement des animaux. On en trouvera des relations détaillées dans l’ouvrage collectif (A. Brion, H. Ey et coll.) sur la Psychiatrie animale, 1968.
Les phénomènes de groupe et de hiérarchie sociale chez les animaux.
C’est ainsi que des rats ou des souris élevés isolément sont moins résistants, moins agressifs, moins adaptables, plus émotifs que les animaux élevés en groupe. La richesse des stimulations pendant la première période de la vie joue un rôle pour les possibilités ultérieures d’adaptation.
Le comportement sexuel et la fécondité varient en fonction du nombre d’individus dans un espace donné, toutes choses égales d’ailleurs (Crew et Mirskaia, 1931 ; Calhoum, 1948). Il semble bien s’agir d’un effet de groupe, d’une « pression sociale » qui agirait sur les glandes endocrines : la tension émotionnelle déclenche une hypertrophie surrénalienne qui à son tour inhibe les gonades. Il paraît démontré, à la suite de nombreuses expériences de ce type, que les stimulations sociales induisent des réponses spécifiques du comportement, qui peuvent modifier, par voie endocrinienne, des fonctions physiologiques et les perturber parfois jusqu’à la maladie (sensibilité aux infections, aux intoxications ou aux stress de toute nature).
D’autres faits intéressants concernent la structure des groupes sociaux. On sait que chez les choukas, par exemple, étudiés par Lorenz, et chez beaucoup d’autres oiseaux, il existe une hiérarchie sociale assez stricte, déterminée par une sorte de lutte de prestance à l’arrivée d’une nouvelle unité dans le groupe. Cette hiérarchie est assez stable, mais elle est remaniable. Il existe des « leaders » et des « parias », parmi lesquels se recrutent les sujets de comportement « névrotique », qui compensent leur infériorité par l’agressivité (P. C. Blin, J.-A. Favreau et M. Meyer-Holzopfil in Psychiatrie animale, 1968).
3° Les névroses expérimentales. — On sait que Pavlov, après avoir mis au point, au début du xxe siècle (Prix Nobel, 1904) la méthode des réflexes conditionnés, aboutit un peu plus tard à la notion de névroses expérimentales : on désigne ainsi des réponses pathologiques à des conditionnements qui dépassent les capacités d’adaptation de l’animal. Pavlov et son école établirent les lois de la production de ces réponses pathologiques. Ils constatèrent d’ailleurs que les chiens ne sont pas égaux devant les conditionnements pathogènes. C’est à partir de là qu’ils élaborèrent une typologie pour rendre compte de ces inégalités (types nerveux, faibles ou forts, chacun pouvant être « équilibré-calme », « équilibré-vif », ou « déséquilibré »). Cette typologie a été fort critiquée, car elle paraît tomber dans les inconvénients des caractérologies. De même on a critiqué les interprétations neurophysiologiques de l’école pavlovienne. Quoi qu’il en soit de ces critiques, comme de celles qui concernent l’utilisation des théories pavloviennes en pathologie mentale (cf. p. 312), il n’en demeure pas moins que la méthode inaugurée par Pavlov permet une expérimentation sur le comportement animal dont les données de fait doivent être retenues. Elles ont été confirmées et étendues par de nombreux auteurs. Citons l’école nord-américaine (Maier, Gantt, Miller, Liddel, Masserman), et l’école française (Fessard, Jouvert, Gastaut, Caïn, Buser). Le livre de J. Cosnier (1966) et les C. R. du Colloque dirigé par M. P. Chauvin (1968) permettent de prendre une connaissance d’ensemble de la question. Ces faits nous intéressent parce qu’ils réalisent des segments de comportements applicables à l’homme.
Les conditionnements pathogènes.
On peut distinguer : 1° Les névroses expérimentales par conditionnement difficile. Lorsque la discrimination entre les signaux devient trop difficile, les animaux manifestent des signes d’anxiété. Liddel a pu (sur des moutons) faire des observations de « névroses » durables (jusqu’à cinq années). 2° Les névroses provoquées par un conditionnement perturbé. Masserman a réalisé sur le chat des conditionnements qui, après une bonne acquisition du réflexe recherché, étaient « punis », c’est-à-dire que la « récompense » attendue était remplacée par un stimulus douloureux : il déclencha aussi un comportement de grande anxiété que n’importe quel stimulus inattendu ranimait ensuite. 3° Les névroses traumatiques expérimentales. Ce sont des réponses pathologiques à des stimuli de trop forte intensité. Les expériences initiales étaient (dans l’école de Pavlov) celle de Rikman (1924) qui a montré le rôle pathogène d’un violent choc émotionnel unique. A cette série appartiennent les crises audiogènes, surtout chez le rat. Un stimulus sonore standardisé déclenche, selon les animaux : soit une séquence complète : activité motrice coordonnée, puis incoordonnée, puis crises convulsives, puis catatonie; soit une séquence incomplète; soit aucune réponse. Il existe des lignées réfractaires. On peut rendre sensible une souche réfractaire par des croisements. Cette crise audiogène s’est montrée susceptible d’études expérimentales très approfondies sur les facteurs favorisants ou défavorisants de la réaction pathologique et sur les facteurs génétiques de l’aptitude à l’angoisse.
Les symptômes des névroses expérimentales (d’après Cosnier).
1° Troubles généraux du comportement. — L’activité générale peut être augmentée (agitation, insomnie) ou diminuée (prostration). Les activités conditionnelles sont perturbées, ainsi que certains conditionnements naturels (propreté). Les conduites alimentaires peuvent être déviées (anorexie, boulimie). L’émotivité est accentuée ; l’animal sursaute au moindre bruit, se cache, se dérobe, etc.
Leurs symptômes.
Certaines conduites ont été décrites en termes psychiatriques : conduites phobiques (Masserman) : rites obsessionnels, comportements hallucinatoires. Ces termes ont soulevé des critiques. Les expériences paraissent mériter d’être poursuivies sans recours à une terminologie anthropomorphe.
2° Troubles des rapports sociaux. — On a constaté des perturbations des conduites sexuelles, l’apparition d’une impuissance ou au contraire d’une hyperexcitation sexuelle, de l’homosexualité, des masturbations. Le taux de l’agressivité augmente chez l’animal « névrosé ». Fait intéressant, les relations de groupe peuvent être utilisées comme thérapeutique, ce qui paraît montrer une ébauche d’identification à autrui.
Conclusion : on peut retenir de l’ensemble des données expérimentales, et plus spécialement de l’étude des névroses expérimentales que de nombreux points communs existent entre les troubles humains et ceux de l’animal. La notion de l’environnement, physique et social, bénéficie de cette approche. De nombreux mécanismes pathogènes peuvent être reproduits chez l’animal. Une voie d’études d’une aussi grande richesse ne peut être ni sous-estimée, ni non plus sur-estimée.
Il est évident, en effet, que l’étude du milieu humain exige d’autres disciplines. L’existence du langage modifie le comportement humain d’une manière telle que les situations expérimentales ne peuvent nous en donner qu’une esquisse fragmentaire. Certaines situations créent pour l’homme des sortes d’expérimentations cliniques dont nous citerons quelques exemples, tout en faisant des réserves sur le caractère constamment ou complètement pathologique de ces cas.
Chez l’homme il existe aussi des conditionnements pathogènes,
1° Traumatismes collectifs. — La guerre réalise des conditions pour ainsi dire expérimentales pour les collectivités de tous ordres. Elle donne l’occasion de pouvoir étudier une émotion, la peur, dans tous ses aspects pathogènes. Au combat, dans les bombardements, au cours des exodes de populations, elle provoque des accidents aigus. Plus tardivement ou dans des conditions moins paroxystiques (captivité, déportation, etc.) elle engendre un état d’hyperémotivité, de crainte ou de terreur.
par exemple la guerre,
Les accidents aigus du combat sont la panique avec fuite éperdue, les réactions de sidération, les états confusionnels, les états crépusculaires à forte composante hystérique, etc. C’est la pathologie de l’angoisse suraiguë telle qu’elle a été décrite page 147 (cf. Glass, 1964; Ljunberg, 1965).
Les accidents tardifs du combat consistent surtout en troubles névrotiques, essentiellement la névrose d’angoisse dans ses expressions classiques; en névroses organisées surtout hystériques, qui ont été, dans la dernière guerre, moins fréquentes, tandis que se développaient en corrélation inverse de fréquence les troubles psychosomatiques simples : désordres végétatifs, plus ou moins systématisés (tachycardie, insomnie, troubles digestifs, urinaires, etc.). Ces séquelles psychonévrotiques de l’ancien combattant ont été étudiées spécialement par Sutter (1950). Le caractère commun à tous ces états est leur résolution rapide, en quelques mois au maximum (Grinker et Spiegel, 1945). Cependant quelques états aigus passent à la chronicité, le plus souvent sous forme schizophrénique ou névrotique.
En dehors du combat et de ses conséquences directes, la guerre diminue dans la population civile le nombre des psychoses et névroses, mais inégalement : le taux de la schizophrénie paraît peu varier, tandis que l’on a assisté à une diminution nette des autres délires chroniques. Les états maniaques et dépressifs classiques diminuent de nombre, mais plusieurs auteurs ont remarqué que l’état de guerre rapproche ces états des états névrotiques aigus (névroses d’angoisse, états hystéroïdes). Au total, le fait saillant est la diminution globale du nombre des malades mentaux en période de guerre et cela, même dans les pays non combattants. Les auteurs interprètent généralement ce fait en faveur de l’augmentation de la cohésion sociale provoquée par l’état de guerre (toutes ces données d’après P. Bernard, 1955; Hamon et Paraire, 1955). Données actualisées in: Névroses traumatiques et séquelles de guerre, n° spécial de Psychiatrie franç., 1986, n° 5.
2° Déplacements. Émigration, Captivité. — Les migrations de populations fournissent, nous l’avons déjà dit, des éléments à l’étude de la désorganisation sociale et culturelle. On constate (Alliez, 1955) que si l’émigration se fait par groupes ayant une individualité historique (Arméniens) l’incidence psychiatrique des déplacements est nulle sur la première génération; elle se manifeste davantage à la deuxième génération. Chez les Espagnols, on observerait la même adaptation favorable. Par contre, chez les Nord-Africains, on voit nombre de manifestations dépressives traînantes, des cénesthopathies rebelles, des troubles névrotiques tenaces. L’étude de Daumezon-Champion (1955) précise qu’il ne peut s’agir d’expliquer l’augmentation de morbidité seulement par la sélection d’éléments défavorisés au départ, puisque l’émigration nord-africaine en France est composée de sujets jeunes et actifs. C’est bien la désorganisation socio-culturelle qui est un facteur pathogène. L’enquête de A. et H. Torrubia (1955) souligne encore ce facteur, montrant que, pour 100 000 résidents orginaires de la Seine, les hommes admis à l’hôpital psychiatrique sont au nombre de 261, tandis que pour les résidents originaires de province, les chiffres s’élèvent à 281, à 327 pour ceux qui proviennent de l’étranger et à 947 pour ceux qui viennent d’Outre-Mer (cf. aussi Bastide et Raveau, 1967 ; Berner et Zapotoczky, 1969).
ou les déplacements de populations (cf.p. 885).
A l’intérieur d’un pays, on peut également noter le pouvoir pathogène de la transplantation lorsque le milieu d’origine est éloigné culturellement du milieu d’aboutissement. Tel est le sens de l’enquête de Le Guillant et coll. sur les Bretonnes venant à Paris, plus sensibles aux maladies mentales si elles proviennent de l’Ar-Goat (intérieur) que si elles viennent de l’Armor (côtes), plus fragiles si elles sont transplantées des pays à fortes traditions que des pays « évolués ». Ces constatations concordent avec celles qui montrent « l’Européen perdu dans la brousse africaine ou les banquises arctiques, soutenu non seulement par la mission qui lui est assignée, mais par les cadres culturels qui demeurent continuellement présents et de valeur intacte pour lui » (Duchêne, 1955). Elles cadrent aussi bien avec la conception classique de Durkheim sur 1′ « anomie » (manque de cohésion et d’organisation sociales). On se reportera pour les hommes des grandes villes au livre de G. Friedmann (1950) qui montre le risque de perte des contacts culturels.