La psychiatrie, cette branche de la science médicale dont l’objet est la « maladie mentale », n’a pu se constituer que dans la mesure où la notion de maladie mentale s’est dégagée assez clairement. Or, les « troubles de l’esprit » ont été longtemps considérés — et le sont encore dans certaines formes de civilisation — comme des maladies « surnaturelles ». D’autre part, la médecine, pour se saisir de cet aspect si déconcertant de la pathologie, a dû s’affranchir de la notion de maladie des organes et des fonctions avant de considérer la maladie mentale comme une espèce assez spéciale de maladie pour altérer l’homme dans son psychisme, c’est-à-dire dans son « humanité » ou si l’on veut dans sa coexistence avec autrui et la construction de son Monde.
II. Histoire de la Psychiatrie
Émergence historique du fait psychiatrique.
En ce qui concerne le dégagement de la maladie mentale hors de ses explications « surnaturelles », la médecine gréco-latine et arabe avait depuis longtemps considéré la manie, la mélancolie, l’épilepsie, l’hystérie, le délire, comme des « vésanies » d’origine naturelle et plus tard beaucoup de théologiens (saint Thomas) défendirent au Moyen Age cette thèse. Mais, à cette époque et au début de la Renaissance, la « démonologie » inspira les pires excès (Bodin et le fameux Malleus Maleficarum, xve et xvie siècles) et de grandes résistances durent être vaincues pour faire accepter l’idée que les « sorcières » et les possédés pouvaient souffrir d’une maladie naturelle. Jean Wier ou Weyer (né en 1515) se fit l’apôtre de cette croisade et peu à peu avec Félix Plater, Paul Zachias, Thomas Willis, D. Sennert, Sydenham, Boerhaave, etc., au cours des xvie et xviic siècles, la Médecine mentale conquit ses droits de cité.
En ce qui concerne l’autre difficulté inhérente à la nature même de la maladie mentale, celle de la considérer tout à la fois comme une maladie et une maladie qui n’est pas une maladie organique pure et simple, il a fallu et il faut encore beaucoup d’efforts pour la surmonter. La pathologie mentale n’a pu se constituer avec son objet propre que dans la mesure où précisément elle ne se confond pas purement et simplement avec les « affections organiques » qui menacent l’homme dans sa vitalité, c’est-à-dire celles qui font l’objet de la pathologie générale. Or, pour cela, il a fallu que la maladie mentale apparaisse dans la société humaine comme une pathologie non pas de la vie organique qui menace plus ou moins mortellement la « vie », mais comme une pathologie de la vie psychique qui menace l’homme dans son « humanité ». C’est évidemment ce que signifie la notion d’aliénation mentale comme forme en quelque sorte extrême de la maladie mentale.
Dans son « Histoire de la folie à l’époque classique », Michel Foucault a fait naître la Psychiatrie non pas des problèmes posés par la liberté mais des contraintes qu’exerce la Société sur l’individu qu’elle aliène ou, en tout cas, qu’elle enferme, pour se débarrasser de tous les déviants qui offensent la morale et la raison. Une pareille interprétation historiquement fausse de la naissance de la Psychiatrie ne peut aboutir qu’à sa contestation, à la condamnation de sa sotte prétention d’être une modalité du savoir clinique et de l’action thérapeutique (cf. Discussion à l’Évolution Psychiatrique 1971 et infrap. 73).
Pinel, en brisant à Bicêtre en 1793 « les chaînes des aliénés », a bel et bien fait un geste de Médecin libérant le malade mental de sa condition de réprouvé pour le consacrer comme malade. S’il n’a libéré le « malade mental » qu’en préparant son « enchaînement légal », il n’en a pas moins eu le mérite de prescrire les limites de la « répression sociale » par la définition médicale (pathologique) de la « maladie mentale ». Rappelons d’ailleurs que certains philanthropes dès la fin du Moyen Age, comme le Père Jofre et le Frère Jean de Dieu en Espagne, d’autres au XVIIIe siècle comme William Tuke en Angleterre, Chiarugi en Italie et Daquin de Chambéry en Savoie, etc., obéirent aux mêmes impératifs. Mais Ph. Pinel, héritier des premiers grands systèmes nosographiques (et notamment de celui de Cullen), fonda véritablement la psychiatrie dans sa fameuse Nosographie philosophique (1798) et dans son Traité médico-philosophique de la Manie (1801).
Il est certain cependant que la Philanthropie ne suffisait pas, et que libérés de leurs chaînes les aliénés furent enfermés dans d’autres carcans juridiques et asilaires. Ils furent aussi comme pétrifiés dans des systèmes nosographiques empruntés aux schémas anatomo-cliniques de la Pathologie mécaniste du xixe siècle (cf. Henri Ey, Études n° 2 et n° 3, 1948).
— Dès sa constitution, la psychiatrie, suivant au début du xixe siècle le grand mouvement de la science anatomo-clinique, se mit à la recherche d’entités dont la « paralysie générale » lui offrait le modèle (Bayle, 1822). La psychiatrie s’institua donc d’abord comme une recherche nosographique d’espèces morbides, et la tâche principale de tous les grands cliniciens fut de décrire des tableaux cliniques et des évolutions typiques. C’est ainsi que la clinique psychiatrique s’est constituée, et qu’elle peut fournir à l’heure actuelle encore (nous le verrons dans les chapitres de ce Manuel) le schéma indispensable à l’observation, au diagnostic, au pronostic des troubles mentaux. Au cours de cet immense labeur qui supposait une perspective organique et anatomo- pathologique des maladies mentales, la psychiatrie clinique même si elle a dû renoncer à son rêve (considérer toutes les maladies mentales sur le modèle de la P. G.) a donc solidement établi avec les formes typiques des maladies mentales la loi de leur évolution. Une telle conception, pour si périmée qu’elle paraisse à beaucoup d’auteurs contemporains, a eu l’avantage de favoriser et de développer les études biologiques (hérédité, intoxications, endocrinologie) et les études anatomo-pathologiques (sénescence, artériosclérose, tumeurs cérébrales, encéphalites, etc.) appliquée à la recherche du substratum neuropathologique des maladies mentales. Dans ce travail d’analyse et d’observation se sont illustrés les grands cliniciens du siècle dernier : Esquirol, Lasègue, J.-P. Falret, Baillarger, Morel, J. Falret, Magnan, Régis et Seglas chez nous, Griesinger puis Meynert, Wernicke et Kraepelin en Allemagne. C’est justement dans l’œuvre (1890–1910) de ce dernier que la psychiatrie des « entités » parvint à son apogée. Mais elle révéla aussi ses limites.
Ère des entités anatomo-cliniques.
Cet assouplissement du concept des maladies mentales, le caractère plus dynamique et pour ainsi dire plus personnel de leurs manifestations, de leur complication et de leur intrication, s’est opéré sous l’influence de deux grands mouvements d’ailleurs profondément liés.
Tout d’abord, l’aspect organique, anatomo-pathologique du processus morbide a perdu de sa trop absolue exigence au profit de conceptions psychogèniques ou psychodynamiques. C’est ainsi que les découvertes fondamentales de la structure de l’inconscient et de son rôle pathogène par Sigmund Freud ont révolutionné la psychiatrie classique dite « kraepelienne ». Dans cette perspective en effet, la forme rigide des entités tend à disparaître pour se prêter à une interprétation plus dynamique du rôle de l’activité psychique dans la formation des tableaux cliniques.
S. Freud et la Psychiatrie psycho-dynamique.
Cette révolution caractérisée par le développement de ce que l’on appelle la « Psychiatrie dynamique » s’est poursuivie jusqu’à ces derniers temps. L’ouvrage de H. F. Ellenberger (1970) en retrace avec rigueur le développement. Celui-ci est axé sur la découverte de l’Inconscient. Cette découverte ou, plus exactement, la naissance de la Psychiatrie dynamique, Ellenberger en fixe la date à 1775, à l’époque où avec Mesmer et le Magnétisme animal se dégagea l’idée de « maladies nerveuses dues à un fluide ». Ce fluide fut remplacé ensuite par les esprits (spiritisme), puis par la suggestion (hypnotisme). Avec P. Janet et surtout avec S. Freud, la possession du névrosé fut envisagée comme une possession par l’automatisme inconscient et les pulsions inconscientes et refoulées. Depuis l’idée moyenâgeuse de la possession par le Diable (l’Autre avec un grand A) jusqu’à l’idée de possession par l’Inconscient (l’autre avec un petit a), il y a en effet une sorte de continuité « anti-psychiatrique ». Il faut entendre par là le mouvement qui s’est toujours opposé à considérer la maladie mentale comme une maladie naturelle. En la considérant de plus en plus comme une maladie extra-naturelle, on s’est peu à peu habitué à considérer qu’elle n’est même pas une maladie du tout. D’où l’importance du mouvement antipsychiatrique contemporain qui, somme toute, reprend à son compte la négation originelle de la « maladie mentale ».
Ensuite l’importance de facteurs sociaux et de milieu (histoire de l’individu, relations avec le groupe familial et l’ambiance culturelle, réaction aux situations, etc.), a également incliné les psychiatres de style psychanalytique anglosaxons à dissoudre le concept de maladie mentale (Sullivan).
Socio-psychiatrie.
A cette révolution (Zilboorg) des idées a correspondu le passage dans l’ordre de l’assistance, de la conception de l’asile comme lieu où étaient enfermées les formes pour ainsi dire fatales d’aliénation, à celle de l’hôpital psychiatrique ou des services de cure libre comme organismes de soins destinés à guérir des maladies dont l’évolution est plus souvent curable qu’on ne l’avait cru.
Dans l’état actuel des choses, le centre de gravité de la psychiatrie s’est déplacé de la Psychiatrie lourde (celle des formes classiques de l’aliénation) à la Psychiatrie légère (celle des réactions névrotiques). Mais elle ne peut qu’hésiter entre les deux tendances qui tantôt l’entraînent à considérer la maladie plus que le malade et tantôt l’entraînent plus à s’intéresser au malade qu’à la maladie. Elle hésite, car d’une part le psychiatre ne peut pas être optimiste au point de considérer le malade mental seulement comme réagissant à une situation sociale qu’il lui suffit de réajuster, ni être pessimiste au point de considérer la maladie mentale comme une déformation rigide et pour ainsi dire physique du « psychisme ».
Comme on le verra dans ce Manuel, la psychiatrie moderne si elle reflète cette contradiction qui est, pour ainsi dire, à la base de son existence tend constamment à la dépasser en cherchant sa voie entre le dogmatisme des doctrines archaïques et la naïveté de certaines conceptions plus récentes pour parvenir à son véritable but. Celui-ci ne peut être que d’établir le diagnostic et un traitement des maladies mentales considérées tout à la fois comme des anomalies de l’organisation psychique, comme l’effet des conditions organiques qui leur imposent une forme sémiologique et évolutive et comme l’expression de forces inconscientes déchaînées.
Un autre aspect, et fondamental, de l’esprit et de la pratique qui sont à la base de la psychiatrie actuelle, c’est la primauté des conduites thérapeutiques sur toutes les spéculations qui risquent de les stériliser. C’est dans ce sens que l’on peut dire que la psychiatrie s’est de plus en plus intégrée à ce que l’on appelle la science médicale qui est avant tout l’art de guérir. Et c’est parce qu’elle répond à cette exigence, à cette « demande », que la Psychiatrie trouve naturellement sa place dans la Médecine. Elle la perd, au contraire, aux yeux de ceux qui nient la réalité des « maladies mentales » ou aux yeux de ceux dont l’action ne se veut pas essentiellement thérapeutique.
Importance actuelle de la Thérapeutique.