14. FACE© aux troubles bipolaires chez les seniors
vers une approche multimodale
L.-P. Célestin and S. Célestin-Westreich
Contexte historique
Les TB sont de mieux en mieux identifiés et leur traitement médicamenteuxTraitement(s)médicamenteux/pharmacologique(s) (voir aussi pharmacothérapie) se trouve enrichi par la pharmacopée de nouvelle génération. Comme le démontrent d’autres chapitres, leur prise en charge psychosociale bénéficie elle aussi de l’évolution des connaissances, reflétée dans des consensus cliniques quasi standardisés (par exemple American Psychiatric Association, 2002 ; Goodwin et Jamison, 2007a). Ces progrès bénéficient toutefois encore relativement peu aux âges pourtant fragiles du TB comme l’enfance et la vieillesse, pour lesquels subsiste une précarité des recommandations de bonnes pratiques (Aziz et coll., 2006 ; Celestin et Celestin-Westreich, 2006a and Celestin et Celestin-Westreich, 2006b ; Charney et coll., 2003 ; Depp et Jeste, 2004). Le nombre croissant de patients seniors dans nos sociétés (l’arrivée des « papy-boomers ») interroge pourtant sur la part que peuvent y représenter les TB. En effet, même bien contrôlé, le TB peut apparaître instable et s’aggraver pour des motifs divers s’accentuant avec l’âge.
Épidémiologie des troubles bipolaires chez les seniors
Les progrès de la médecine et des conditions de vie ont entraîné une nette augmentation de l’espérance de vie, au point de se projeter, selon l’INSEE, à des moyennes de 89 et 84 ans, pour les femmes et les hommes respectivement, d’ici environ une génération. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) évoque en Occident une augmentation prochaine des soins de 65 % pour les plus de 65 ans et de 170 % pour les plus de 85 ans (Coyte et coll., 2008 ; Robert-Bobée, 2007). Même si l’espérance de vie des personnes bipolaires est inférieure à celle de la population générale, dû notamment aux suicidesSuicide(s) et aux troubles associés, un nombre significatif d’entre elles atteignent désormais les 80 ans. Ainsi, sur quelque 65 500 bipolaires identifiés en 2001 parmi les vétérans américains, 25 % étaient des sexagénaires et 10 % avaient plus de 70 ans (Sajatovic et coll., 2005). Les rares données épidémiologiques disponibles pour la population générale situent la prévalencePrévalence des TBA autour de 0,1 à 0,4 %. Elle représenterait 5 à 25 % des troubles affectifsTrouble(s) affectif(s), soit environ 8 à 12 % en milieu clinique, faisant du TB l’une des affections les plus prévalentes au cours de la vie (Aziz et coll., 2006 ; Gebretsadik et coll., 2006).
Il s’agit là encore d’estimations minimales car le spectre bipolaireSpectre bipolaire continue à être sous-identifié. Les seniors présenteraient ainsi plus de primomanifestations ou de récurrencesRécurrence d’un TB non diagnostiqué que ne le rapportent les données actuelles. Les TBA demeurent donc vraisemblablement sous-estimés, sans doute en partie dû à leur complexité, comme illustré ci-après (Ferrero, 2005 ; Sajatovic et coll., 2005).
Bernard, 67 ans, est admis en médecine pour dégradation de l’état général avec tableau confusionnel, insomnie et refus de s’alimenter. L’évaluation somatique ne révèle pas de troubles organiques majeurs ni de démence installée. Le tableau présomptif d’un trouble anxio-dépressif avec anhédonie suscite une évaluation psychiatrique qui conclut à un trouble mélancolique. Un traitement antidépresseur avec tranquillisants est alors administré. Suite à une exacerbation clinique (reflétée sur les échelles de Newcastle et de Hamilton), il sera relayé par une électroconvulsivothérapie. Trouvant son état clinique bien amélioré, Bernard exigera sa sortie rapide contre avis médical et ne poursuivra pas la consultation psychiatrique recommandée.
Quelques mois plus tard, Bernard est réadmis au décours d’une crise d’agitation violente. Le transfert du patient en psychiatrie permettra de conduire le protocole FACE© d’évaluation multiaxiale. L’hétéro-anamnèse suggère que Bernard a souvent fonctionné sous mode d’hypomanie, alternant périodes de lassitude et projets grandioses sur fond d’abus d’alcool récurrent. L’anamnèse révèle plusieurs événements de vie, dont les décès violents de son père (par suicide) et de son frère (par accident), ainsi que son divorce au décours de l’arrêt récent de son activité professionnelle. La fille de Bernard se décrit comme ayant « le même tempérament de hauts et de bas » ; son fils adolescent est suivi pour un trouble de l’attention avec hyperactivité. En outre, l’épisode actuel du patient a été précédé d’une longue période de perturbation émotionnelle avec insomnie et tachypsychie. Durant l’admission, Bernard exprime un leitmotiv logorrhéique focalisé sur la généalogie et la musique baroque. En bref, les antécédents récents du patient et son histoire rapportée permettront cette fois de poser le diagnostic (DSM-IV) de TB I, épisode maniaque, avec antécédents bipolaires hypomanes (TB II) vraisemblables.
Bernard est alors intégré dans les modules thérapeutiques multidimensionnels du programme FACE©. En réponse à la phase clinique aiguë, la pharmacothérapie (par régulateurs de l’humeur et antipsychotiques) permettra d’abord de rétablir progressivement l’équilibre thymique de Bernard. L’impact psychologique du diagnostic sera aussi exploré lors de séances de psychoéducation avec son entourage. Cette démarche visera à une meilleure compréhension du trouble par la famille, soulagée de trouver enfin un sens aux difficultés vécues et d’être informée, entre autres, sur l’incidence familiale et le cours du TB. À sa sortie d’hôpital, Bernard, soutenu par sa famille, rejoindra cette fois les modules de consolidation ambulatoires du protocole. Ceux-ci s’orientent sur la prise de conscience, l’identification et l’anticipation des manifestations bipolaires d’une part, et sur l’apprentissage de modes de réponse cognitifs, émotionnels et comportementaux ajustés d’autre part, permettant au patient de mieux faire face aux anxiété, stress et autres défis pratiques inévitables. Différents sujets de préoccupation feront ainsi l’objet de restructurations cognitivo-émotionnelles lors de séances bihebdomadaires, à raison de deux modules de trois mois. Vu l’absence de rechutes invalidantes, s’ensuivront des sessions trimestrielles de maintenance à longue durée.
Spécificités cliniques du traitement psychosocial chez le senior bipolaire
Comme le laisse entrevoir la vignette, le TB (A) est une affection psychobiologique sévère, récurrente et dotée d’une riche comorbiditéComorbidité(s). Aussi peut-elle, en l’absence de soins adéquats, conduire au suicideSuicide(s) ou à de graves détériorations psychosociales. Sa complexité clinique est amplifiée chez le senior par des vulnérabilitésVulnérabilité(s) qu’il faudra considérer dans tout projet de suivi cohérent (Aziz et coll., 2006 ; Ferrero, 2005 ; Kennedy, 2008).
Différenciation des TB chez les seniors
Le suivi psychosocial du TBA nécessitera d’abord de considérer ses diverses formes de présentation. La littérature suggère trois principaux types (American Psychiatric Association, 2002 ; Celestin et Celestin-Westreich, 2006a ; Gebretsadik et coll., 2006 ; Kennedy, 2008 ; Kessing, 2006 ; Trinh et Forester, 2007) :
1. les patients bipolaires vieillissant ;
2. les seniors dépressifs développant un premier épisode maniaque ;
3. ceux présentant un premier épisode maniaqueManie(s) seul, soit les bipolaires tardifs.
Même si la ventilation de ces types de TBA demeure aléatoire, il semble que la majorité des seniors concernés présente au moins des antécédents cyclothymiquesCyclothymie non identifiés, quand seulement 10 % connaîtraient l’apparition tardive du trouble. Ainsi, l’étude de Sajatovic et coll. (2005) révélait-elle des antécédents bipolaires chez la vaste majorité des vétérans (± 83 %) pour 6 % de patients avec une primomanifestation. De même, parmi environ 5 % de patients avec un trouble maniaque en milieu gérontopsychiatrique, 30 % auraient des antécédents de dépressionDépression(s), 13 % de manie et 24 % de problèmes organiques (Depp et Jeste, 2004 ; Sajatovic et al., 2005 and Sajatovic et al., 2006 ; Trinh et Forester, 2007).
Une évaluation rigoureuse, établissant correctement la présence du (sous-) type du TB, demeure ainsi l’un des premiers défis préalables à une intervention psychosocialeTraitement(s)psychosocial(aux) congruente au tableau clinique du senior. Elle portera ensuite sur les vulnérabilités physiques, cognitives et émotionnellesVulnérabilité(s)émotionnelle(s) typiques du TBA.
Comorbidités médicales et psychiatriques
La comorbidité médicaleComorbidité(s)médicale(s), bien que présente chez les patients plus jeunes, s’accentue naturellement avec l’âge au point où l’association de plus de trois pathologies physiques n’est pas exceptionnelle chez les seniors bipolaires. Des études en milieu clinique ont ainsi montré que plus de 20 % des seniors bipolaires exhibent pas moins de sept pathologies associées. Ils souffriraient notamment plus souvent de perturbations métaboliques, comme le diabète type II, et de risques cardiovasculaires que leurs pairs unipolaires ou plus jeunes (Depp et Jeste, 2004 ; Gildengers et coll., 2008 ; Kessing, 2006 ; Subramaniam et coll., 2007 ; Trinh et Forester, 2007). L’examen somatique attentif du patient est donc indispensable car un épisode maniaque tardif peut relever de perturbations pharmacologiques, métaboliques ou neurologiques qu’il faudra soigner (Brooks et Hoblyn, 2005 ; Kennedy, 2008).
À ce fardeau somatique s’ajoute souvent une importante comorbidité psychiatriqueComorbidité(s)psychiatrique(s) qui, bien qu’étant associée aux TB tous âges confondus, constitue un facteur de risqueFacteursde risque évolutif surajouté. Citons, dans ce cadre, des addictionsAddiction(s)Addiction(s), troubles anxieuxTrouble(s) anxieux ou encore une démenceDémence (Goldstein et coll., 2006 ; Sajatovic et coll., 2006).
Les addictions demeurent une préoccupation clinique pertinente chez les seniors bipolaires. Par exemple, en milieu clinique, les prévalencesPrévalence d’abus de substancesAddiction(s)abus de substance(s) s’élèvent à 46 % chez les 50-59 ans et à 29 % chez les plus de 60 ans. Elles peuvent atteindre jusqu’à 38 % chez des seniors bipolaires non hospitalisés (Goldstein et coll., 2006).
La comorbiditéComorbidité(s) affective, comme la dysthymieDysthymie et les troubles anxieuxTrouble(s) anxieux, demeure également substantielle au fil du temps. Elle peut ainsi atteindre chez les seniors bipolaires 15 à 20 % au cours de la vie et 7 à 12 % au cours des douze derniers mois, soulignant les risques de perte de qualité de vieQualité de vie avec l’âge (Gebretsadik et coll., 2006 ; Goldstein et coll., 2006).
Enfin, face à une primo-apparition tardive de manieManie(s), il conviendra de soigneusement exclure l’existence d’une démenceDémence, même si sa comorbidité avec le TBA a été peu chiffrée, tant le tableau clinique peut être confondant (Brooks et Hoblyn, 2005 ; Kennedy, 2008).
Une thérapie psychosocialeTraitement(s)psychosocial(aux)Approche(s) (voir aussi thérapie(s))psychosociale(s) ne sera donc appropriée que si elle répond aussi aux conditions associées et sous-jacentes au TBA.
Fonctionnement cognitif
L’âge et les comorbidités associées au TBA peuvent contribuer à des perturbations cognitives chez les seniors bipolaires. Les recherches les plus récentes suggèrent ainsi qu’un nombre d’entre eux ne recouvre qu’une rémissionRémission fonctionnelle partielle même en phase euthymique. Par exemple, dans l’une des rares études contrôléesÉtude(s)contrôlée à ce sujet, 42 % des seniors bipolaires I présentent des déficiences cognitives marquées. Les symptômesSymptômes affectifs ainsi que la comorbidité médicaleComorbidité(s)médicale(s) semblent affecter chez certains patients les processusCognitif(s)processus cognitifs, comme la vitesse de traitement de l’information, la mémoireMémoire, les fonctions attentionnellesAttention ou exécutives. Leur déclin paraît plus fort chez des patients bipolaires au-delà de 65 ans que chez leurs pairs plus jeunes ou dépressifs unipolairesDépression(s)unipolaire(s), entraînant un risque accru de perte d’autonomieAutonomie (Gildengers et coll., 2004 ; Gualtieri et Johnson, 2008 ; Tsai et coll., 2007).
L’étiopathogénie de telles détériorations est encore mal établie. Outre l’hypothèse d’altérations dans la substance blanche cérébrale, des atteintes à la vascularisation, à l’intégrité frontostriatale ou encore des perturbations métaboliques ont été avancées dans ce contexte (Gualtieri et Johnson, 2008 ; Gunning-Dixon et coll., 2008 ; Subramaniam et coll., 2007 ; Tsai et coll., 2007). Il convient en tout cas d’établir le profil de fonctionnement neurocognitif du senior bipolaire au début d’une intervention psychosociale afin de la moduler en concordance.